Référence à utiliser pour citation:
Etienne COPEAUX, « De la mer Noire à la mer Baltique : la circulation des idées dans le ‘triangle’ Istanbul - Crimée - Pologne », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI), n° 15, 1993, pp. 107-119.
L’appartenance de la Crimée au monde turc est, de nos jours, quelque peu oubliée. De l’histoire de cette presqu’île, on n’a retenu en général que la guerre du même nom (1854-55), et la déportation des Tatars par Staline en 1943-44. Certes, la Crimée est aujourd’hui très majoritairement slave, mais elle a pourtant longtemps été un Etat, un khanat centré sur la mer d’Azov, vassal de l’empire ottoman de 1475 à sa conquête par la Russie en 1783. Pendant ces trois siècles la mer Noire fut presque un lac ottoman, seule une partie du rivage, au sud-est du fleuve Kouban, échappant constamment à la Porte. L’influence turque put donc définitivement y remplacer la génoise, prépondérante pendant toute la fin du Moyen-Age. Mais en poussant ainsi vers le Nord, l’empire ottoman devint le voisin d’une puissance baltique, la Pologne.
Les rapports polono-turcs sont complexes au cours de ces siècles. Certains historiens nationalistes turcs estiment que la Pologne fut, un temps, vassale de la Porte, et dressent des cartes d’un empire ottoman riverain de la Baltique1. Inversement, il faut avoir à l’esprit qu’au moment de sa plus grande extension vers le Sud-Est, la Pologne est à moins de 200 km de la Mer Noire: la Podolie, s’étalant du Dniestr au Dniepr, n’a été ottomane que de 1671 à 1699. La Pologne fut donc assez longtemps la voisine du khanat de Crimée.
Cette proximité géographique explique en partie la présence depuis longtemps (XIVe siècle) d’une communauté tatare en Pologne et en Lituanie. Même si la plupart de ces descendants de la Horde d’Or ont assez vite oublié leur langue, les contacts avec le monde tatar n’ont jamais cessé. Dans le but de maintenir des liens religieux, beaucoup de mollas et de copistes venaient de Crimée ou de Kazan en Pologne 2. D’après T. Majda, les Gagaouzes jouaient un rôle d’intermédiaires entre ces Tatars polonais et les Turcs de l’empire ottoman. Ainsi sont posés les jalons, dès la fin du Moyen-Age, de notre “triangle”, dont un côté longe la rive Ouest de la Mer Noire, par la Moldavie partiellement gagaouze et la Dobroudja roumaine, également très turquisée.3
Dès les débuts de l’éclosion du nationalisme turc, qui eut lieu, à la fin du dix-neuvième siècle, en Crimée et à Kazan4, tous les éléments de ce triangle vont jouer un rôle. C’est à Bahçesaray, capitale historique de la Crimée, qu’Ismail Bey Gaspıralı (Gasprinsky) fonde en 1883 le périodique Tercüman, unique journal musulman-turc de l’empire russe jusque 1904. Ismaïl Bey fut, en tout, un précurseur; le phénomène de presse que fut le Tercüman (premier rang dans la presse du monde turc jusque vers 1910) s’explique par l’effort d’unification et de simplification linguistique pour rendre le journal lisible aux intellectuels de l’ensemble du monde turc. Mais Ismail Bey fut aussi un novateur dans le domaine pédagogique et sa méthode d’enseignement, l’Usul-i-Cedid (la Nouvelle Méthode), a été largement diffusée au delà de la Crimée et même de l’empire russe5. Comme l’a dit Alexandre Bennigsen, "il a su donner au nationalisme panturc latent une forme concrète".6Il a été aussi l’un des précurseurs de la réforme linguistique d’Atatürk.
Le Tercüman concrétise le lien fort entre Istanbul et la Crimée, l’axe Nord-Sud du triangle. Ismail Bey, comme presque tous les intellectuels turcophones de l’empire russe, a étudié à Istanbul (1875-1877), puis fréquenté les Jeunes-Turcs. Parmi les rédacteurs de son journal, on compte donc des intellectuels turcs célèbres tels que Fuat Köprülü et surtout Ziya Gökalp. Cet axe Nord-Sud est aussi linguistique: c’est le dialecte d’Istanbul qui a été choisi par Ismail Bey comme base de la nouvelle langue turque utilisée dans le Tercüman. Un autre grand écrivain de l’époque, Ömer Seyfeddin, animateur des Genç Kalemler de Salonique, soulignera un peu plus tard l’importance politique et culturelle de ce choix7.
Il se trouve que dans cette Crimée qui s’éveille et qui éveille le monde turc, la présence de Polonais n’est ni étonnante ni négligeable : ils sont à l’époque sujets russes, compatriotes de ces Turcs du Nord, ont un ennemi commun et sont dans une même phase de renaissance culturelle et nationale. La préceptrice de la propre fille de Gasprinski est une réfugiée politique polonaise.
D’après le recensement officiel de 1897 il y avait environ 1500 Polonais à Sébastopol, plus que de Turco-tatars. Il existait un foyer (Ognisko Polskie) regroupant les Polonais de Crimée, qui a peut-être joué un rôle dans l’établissement des relations ultérieures entre la Pologne et le monde turco-tatar8.
1918 : UNE CRIMEE GERMANO-POLONAISE
A la fin de 1917, comme la plupart des peuples non russes de l’empire des tsars, les Criméens croient que leur nation va renaître. Mais la première Assemblée Nationale criméenne (le Kurultay de novembre 1917) est rapidement jetée à bas par les Bolchéviques.
C’est l’occupation allemande, conséquence de la paix de Brest-Litovsk, qui va redonner vigueur à l’axe Est-Ouest. Le plus spectaculaire est que le nouveau gouvernement “criméen” est formé et présidé par un général tatar-lituanien de l’armée allemande, Sulkiewitz (Président du Conseil et Ministre de l’Intérieur). Trois autres Lituaniens musulmans sont dans ce gouvernement: le général Milkowski (ministre de la Guerre), A. Achmatowicz (ministre de la Justice, qui sera plus tard sénateur polonais), et Boguszewicz (ministre des Biens de l’Etat). Par ailleurs, des centaines de musulmans lituaniens arrivent de Russie, de Lituanie, de Ruthénie, d’Ukraine. Parmi eux, beaucoup d’officiers et de fonctionnaires qui vont former une partie importante du personnel administratif. L’historien polono-tatar A. Kryczynski estime qu’un millier de musulmans polonais sont répartis dans tous les rouages du gouvernement criméen. Ils sont regroupés à Simféropol dans une Ligue des Tatars de Lituanie, très séparatiste. Elle a des relations étroites avec l’Ognisko Polskie, qui a promis les voix des Polonais locaux aux candidats turco-tatars pour les élections législatives.9
La presse tatare refleurit en Crimée: le lituanien musulman Yahyia (Aliasker) Muharski fonde Kırım (en russe), organe officiel du Kurultay, et Mehmet Niyazi, un Tatar de la Dobroudja roumaine, dirige Hak Sesi (La Voix de la Justice).10
Le départ des Allemands, le retour des Bolchéviques provoquent un premier mouvement d’exil vers le Bosphore, bien que de nombreux Lituaniens choisissent de rester en Crimée. Cafer Seydahmet (ou Djafer Seïdamet, qui prendra plus tard le patronyme de Kırımer), ex-président du Kurultay, ex-ministre des Affaires Etrangères du gouvernement Sulkiewicz, choisit l’exil et se réfugie à Istanbul. Il y fonde une revue, la Kırım Mecmuasi (la Revue de la Crimée), première d’une impressionnante série de publications de ce genre.
Ainsi cette première période est-elle marquée par un incessant va-et-vient entre Istanbul (où l’on étudie et où l’on se réfugie) et la Crimée, et par des rapports étroits entre le monde tatar et une Pologne qui n’existe pas encore en tant qu’Etat: une relation culturelle fragile mais ancienne s’est vue revitalisée en 1918, grâce aux circonstances histo riques. Cet étrange gouvernement polono-lituano-tatar a été éphémère, mais cet axe culturel et politique Est-Ouest va se développer sous une autre forme au cours de la “première guerre froide”.
PILSUDSKI ET LES TURCS D’URSS : LA REVALORISATION DE L’AXE EST-OUEST
Pour les besoins politiques nés du nouvel affrontement provoqué par la naissance de l’URSS, le passé turco-tatar va être retravaillé et fournir à certaines initiatives la dimension affective requise.
La Pologne, après la révolution russe, est placée en première ligne dans le combat contre les Bolchéviques. Elle se trouve dans la même situation géopolitique qu’une autre nation (re)naissante: la Turquie. Mais dans cette dernière la reconstruction nationale dut passer par l’invention d'une nouvelle culture qui accapara beaucoup les énergies, et par un strict repli sur l’Anatolie, voulu par Mustafa Kemal qui eut la sagesse de mettre autoritairement en veilleuse les courants panturquistes dans la nouvelle république.
La Pologne, elle, fit le choix de s’opposer militairement au bolchévisme, avant de mener un combat idéologique. La figure du maréchal Pilsudski domine toute cette période. Grâce à lui, la Pologne ne subit pas le sort de la république ukrainienne de Simon Petlura et des républiques du Caucase.
C’est au cours de la guerre russo-polonaise que les contacts ont été renforcés avec les Tatars: l’armée polonaise a enrôlé des volontaires musulmans de Russie; il serait intéressant de savoir si les Tatars de Pologne ont joué un rôle dans ces contacts11C’est à la fin de cette campagne que Pilsudski et ses partisans réfléchissent à une action commune entre les peuples de l'Europe de l’Est et les peuples subjugués par la Russie bolchévique. Après que Pilsudski eût renoncé au pouvoir (1921), la Pologne s’engage dans une vie politique démocratique. Elle établit des relations fraternelles avec la Turquie à la faveur de la conférence de Lausanne : le traité turco-polonais est signé dans cette ville le 23 juillet 1923. C’est l’occasion, pour les Tatars de Pologne, d’adresser un message de loyalisme au Président de la République : Fidèles à la religion musulmane, nous appartenons de coeur et d’esprit à la République qui a toujours protégé notre culte. Elle nous assura jadis tous les droits de la noblesse polonaise, et nous formions une unité militaire distincte constituée par une cavalerie tatare à laquelle les décrets royaux accordaient le droit d’avoir ses étendards et ses emblèmes musulmans.12
Ces liens, latents mais chaleureux, vont être revivifiés par le retour du maréchal Pilsudski au pouvoir, lors du coup d’Etat de 1926. Il envisage sérieusement la préparation d’une nouvelle guerre contre l’URSS. “Pilsudski et ses partisans ont de l’expérience des menées clandestines en Russie, en Autriche, en Allemagne, et ont une profonde connaissance du rôle du nationalisme en Europe”13Après mai 1926, des groupes ayant une expérience de la lutte contre l’URSS reçoivent des sommes considérables du gouvernement polonais, et des réseaux sont fondés jusqu’en Extrême-Orient par les services secrets de la Pologne, dont l’armée recrute des officiers et des soldats des nationalités non russes de l’URSS. Tadeusz Holowko, directeur du département “Orient” du ministère polonais des Affaires Etrangères, fut sans doute un personnage-clé de cette politique.
Un an auparavant, le mouvement prométhéen est fondé par des membres des gouvernements en exil de pays occupés par l’Armée Rouge (Ukraine, Géorgie, Azerbaïdjan, Caucase du Nord puis Turkestan). Les Ukrainiens sont d’abord les plus ardents (peut-être à cause de la tenue en 1917 à Kiev du Congrès des Nationalités de l’ancienne Russie), et s’appuient sur le souvenir de l’hetman Mazeppa, qui fit front commun avec les Suédois contre les Russes.14Le mouvement est en partie animé par des personnages marquants du monde turcique : Mirza-Bala, Mir-Yacoub, A.M. Toptchıbachı, M.E. Resulzade, Mustafa Tchokay et bien sûr Djafer Seïdamet.
Le retour de Pilsudski au pouvoir donne au mouvement une impulsion décisive. La Pologne devient une plaque tournante des informations sur les peuples turcs d’URSS. Le premier numéro de la revue Prométhée sort à Paris en novembre 1926. Elle fait partie d’une floraison de publications paraissant à Paris (Prométhée, Trisub-Le Trident, Sakertvelo), Berlin (Kurtulus, Istiklal de Resulzade, Yeni Millî Yol, Yach Türkestan) Prague (Volnoye Kazatchestvo), Constantza où nous retrouvons notre “triangle” (Emel) et bien sûr Varsovie (Severni Kavkas - Simali Kavkas). C’est à Varsovie également qu’est fondé le Club Prométhéen, qui a des branches dans les capitales étrangères (Paris surtout, Berlin, Helsinki), rassemble tous les comités nationaux et les gouvernements en exil, planifie l’action et la propagande, en particulier en direction de la SDN à Genève.
VARSOVIE, UNE CAPITALE DU MONDE TURCO-TATAR
Régulièrement, au cours des douze années de sa parution (1926-1938), la revue Prométhée donne des petits signes de la place que prend la Pologne dans le soutien aux nationalistes non-russes de l’URSS. Par exemple, la façon dont le “tout-Varsovie” participe aux commémorations de l’indépendance du Caucase est révélatrice. Le dixième anniversaire des indépendances des républiques du Caucase est fêté le 27 mai 1928 dans la grande salle de l’hôtel de ville de Varsovie. “La table réservée au Praesidium était occupée par le célèbre écrivain polonais, en même temps qu’homme politique, Monsieur le Sénateur Strug, qui présidait; le sénateur Siedlecki, le Ministre Chodzko et le professeur Smal-Statski, membres du Praesidium, et Mustafa Bey Vekilli (représentant azéri), Joseph Salakaïa (représentant géorgien), Tambi Elekotti (représentant du Caucase du Nord)“ Tous les discours expriment une profonde gratitude à l’égard du peuple polonais. Un banquet est ensuite offert par l’Institut Oriental de Varsovie, avec des représentants du monde politique et de la presse, présidé par le Sénateur Siedlecki, ami fidèle des Caucasiens.15
Ces manifestations régulières du mois de mai (dont on observe l’équivalent à Paris) ont parfois valu des difficultés à la Pologne dans ses relations avec l’URSS. Ainsi, la commémoration du onzième anniversaire de l’indépendance de la Géorgie à Varsovie a provoqué un incident russo-polonais.16
Les membres du mouvement prométhéen rendent évidemment la politesse à leurs protecteurs: le dixième anniversaire de l’indépendance de la Pologne est l’occasion d’un article flatteur dans Prométhée: “On devine aisément l’importance du rôle qui a été dévolu à la Pologne par la marche de l’Histoire. (...) On a un sentiment trop vif que la jeune Nation polonaise monte vaillamment la garde pour le droit et la liberté au carrefour de deux mondes (...). Quoi d’étonnant si les peuples libres, aussi bien que ceux qui sont encore condamnés à gémir sous la domination moscovite, suivent avec sympathie les phases du développement national de la Pologne..”.17
Les “Prométhéens” semblent perpétuellement hésiter dans leur attitude envers la Pologne; car on les accuse fréquemment d’être manipulés par Pilsudski. En 1928, Mustafa Tchokay croit devoir démentir que les “politiciens de Varsovie” soient à l’origine des idées séparatistes turkestanaises. En 1933, à la suite d'attaques de M. Gourievitch dans Poslednia Novosti, un journal d’émigrés russes, un article signé T. s’élève contre ces accusations, fondées sur des informations exclusivement mensongères de Zarevand.18On devine que ces réfugiés sont constamment harcelés par les services de propagande soviétiques, mais aussi par les organisation russes émigrées (car c'est un mouvement autant anti-russe qu’anti-bolchévique), et, dans le dernier texte, les Arméniens sont implicitement accusés de dénigrer eux aussi le mouvement prométhéen.
Parfois, certains d'entre eux ne craignent pas d’évoquer ce soutien polonais, et même le revendiquent: à la suite d’un succès diplomatique polonais en Grande-Bretagne, Mir Yacoub écrit: “Nul ne peut se réjouir davantage de ce succès que le front de 'Prométhée’, attendu qu’aucune des grandes puissances, en dehors de la Pologne, ne comprend et ne peut mieux comprendre les désirs et les aspirations de ceux qui, dans ce front, luttent pour leur indépendance.19
Varsovie se confirme pendant ces années-là comme un centre rayonnant sur le monde turco-tatar: c’est là que se tient, du 31 mai au 2 juin 1935, le Congrès Linguistique du Mouvement Prométhéen. L’Assemblée dénonce la politique de russification des régions occupées par l’Armée Rouge. Des Polonais y rappellent le long combat contre la russification de leur pays, et le Congrès cherche à attirer l’attention du monde entier sur les déclarations de Staline qui envisage, après la victoire de la révolution mondiale, une unification linguistique totale. Ayaz Ishaki, écrivain tatar de la Volga, est envoyé en mission chez les exilés tatars de Mandchourie, de Chine et du Japon20. On retrouve ses traces en Extrême-Orient dans les archives personnelles de Mustafa Tchokay.
Ces liens politiques ont donné lieu à des échanges, des collaborations. L’Institut Oriental de Varsovie en est le pilier, avec sa revue Wschod - Orient, qui paraît de 1930 à 1939. On y trouve des articles de Mustafa Tchokay (n°2, 1931), d’Ayaz Ishaki (n°1 et 2, 1932), de Mehmet Emin Resulzade (n°2-3, 1936); on trouve également des traductions polonaises des ouvrages de ce dernier, et de Djafer Seïdamet.21Il existe même une maison d’édition, à Varsovie, spécialisée dans ces questions: The Azerbaydjanian National Publications.
Enfin, deux savant polonais karaïtes (musulmans) s’emploient à faire connaître les liens qui unissent la Turquie et la Pologne: l’ethnologue A. Zajonczkowski, grande figure de la turcologie polonaise, écrit dans la revue Türklük animée par I.H. Danismend.22Et surtout Léon Najman Kryczynski, historien des Tatars de Pologne, qui a publié en 1935 une bibliographie de plus de deux mille références sur cette question.23
PILSUDSKI, SAUVEUR DES TURCS
Deux faits permettent de prendre la mesure de l’influence polonaise sur ces mouvements de réfugiés turciques: la mort de Pilsudski et la célébration du XXe anniversaire du Kurultay criméen de 1917.
La mort du protecteur
Pilsudski meurt le 12 mai 1935. Le numéro 102 de Prométhée (mai 1935) lui est entièrement consacré, de la première à la dernière ligne. C’est un fait unique dans l’histoire de la revue. Cette période a été jalonnée de décès de personnages importants de l’émigration soviétique (Noé Ramichvili, Ali Mardan Toptchıbachı). Ces décès, parfois tragiques, toujours démoralisants (“Que la terre étrangère leur soit légère”) font l’objet d’un ou deux articles, d’un compte-rendu d’obsèques, pas plus.
En revanche, le n°102 de Prométhée contient trois biographies de Pilsudski, par Georges Gvazawa (directeur de la revue), Mir Yacoub ("Pislsudski n’est-il pas cet envoyé du ciel dont parle Mickewicz et qui devait sauver la Pologne, la resusciter?"), et Ibrahim Tchoulik (“Pour nous montagnards nord-caucasiens, le nom du maréchal Pilsudski restera profondément gravé dans nos coeurs.”); il propose en outre le texte du discours prononcé par A. Choulguine ("Pilsudski, révolutionnaire, guerrier et homme d’Etat") à la réunion du 20 mai du Comité d’Amitié des Peuples du Caucase; un récit de la "grandiose inhumation de Pilsudski dans la crypte des rois de Pologne". La revue de la presse se limite à trois extraits de Kurtuluch (par Resulzade) et de La Géorgie Indépendante (par Noé Jordania et Tchenkéli), tous consacrés au grand homme. L’habituelle Chronique n’a qu’un propos : les obsèques et divers offices célébrés en sa mémoire, à Varsovie, au siège de la SDN, à Paris, etc.
Dans ce numéro, Prométhée, qui d’habitude est une revue très vivante abordant des sujets variés, prend l’allure d’un organe officiel du gouvernement polonais. Chose d’autant plus surprenante que dans le mensuel les articles portant sur la Pologne ou les dirigeants polonais ne sont pas très fréquents (neuf articles en douze ans).
Retrouvailles Dobroudja-Pologne
L’autre évènement est la célébration du vingtième anniversaire du Kurultay de Crimée. Ce sont les Criméens réfugiés en Dobroudja roumaine qui vont l’organiser, et il est parfaitement significatif qu’ils aient jugé que l’endroit le plus propice à cela fût Varsovie.
Les Tatars de la Dobroudja, dont l’émigration a été massive depuis la fin de la guerre de Crimée24, sont organisés autour d’une revue, Emel (l’Idéal), dirigée par Djafer Seïdamet et le juriste Müstecib Ülküsal. Elle paraît de 1930 à 1935 à Pazarcık, puis à Constantza jusque 1941, lorsque la Roumanie entre en guerre. Ses rotatives seront transférées en Crimée en 1942 (sous l’occupation allemande) pour servir à la publication de Azad Kirim (La Crimée Libre). A partir de 1935 Emel publie des articles flatteurs sur Pilsudski et fait connaître le soutien de celui-ci aux Tatars25. C’est en Dobroudja aussi que les “Amis de Prométhée” fêtent en 1935 le 25e anniversaire des activités politiques de Djafer Seïdamet.26
Ce mouvement finit par organiser en novembre 1937 un voyage en Pologne : 17 personnes de Constantza sont reçues en grande pompe par l’Institut Oriental de Varsovie, le sénateur Siedletsky, les représentants du mouvement prométhéen dont Resulzade lui-même. La délégation rend visite aux Tatars de Vilno, et le 2 décembre a lieu une cérémonie commémorative solennelle au siège de la Société turco-tatare de Pologne. Dans son discours, Mehmet Emin Resulzade appelle à l’unité des Turcs en remémorant à l’assemblée la devise fameuse d'Ismail Gasprinski: Unité dans la langue, la pensée, l’action. La délégation est de retour en Roumanie le 11 décembre 1937, revitalisée par ces contacts on ne peut plus affectifs avec les “frères de race” anciennement installés sur la Baltique, et ces émigrés plus récents du mouvement prométhéen.27
1939 : A LA RECHERCHE D’UN NOUVEAU PROTECTEUR
Toutes ces entreprises sont, bien entendu, dramatiquement interrompues en septembre 1939... Les “prométhéens” vont devoir trouver d’autres protecteurs. Devant l’indifférence des pays occidentaux et de la SDN qui “trahissent” en reconnaissant l’URSS, ils vont faire le mauvais choix de se tourner vers l’Allemagne nazie, dernier rempart contre le bolchévisme... On assiste alors aux missions de certains Turco-tatars à Berlin pendant la guerre, tentant d’obtenir l’intervention de la Turquie dans le combat anti-bolchévique28; à l’aventure de Mustafa Tchokay, parcourant les camps de prisonniers soviétiques en Allemagne, en 1941, pour organiser la “légion Turkestan”, manipulé par l’ouzbek pro-nazi Veli Kajum-Khan; aux tribulations de ce dernier, et d’autres, changeant encore de protecteurs en 1945 pour servir les intérêts américains, à Munich, pendant la guerre froide.
Pendant ces années, la Crimée, au carrefour de ces influences, connut une seconde occupation allemande. Les animateurs de la renue Emel de Constantza ne surent pas rester neutres et transférèrent leurs rotatives ern Crimée pour servir un titre pro-allemand, Azad Kirim. Les services de propagande allemands firent paraître des dizaines de titres pour attirer dans leur camp les peuples turco-tatars, turkestanais et caucasiens 29. La population criméenne paya par la déportation massive, en 1943-44, le comportement pro-allemand de quelques-uns 30. Chose moins connue, beaucoup d’entre eux choisirent de suivre la Wehrmacht dans son retrait et furent installés dans des camps en Allemagne ou en Autriche, dans la région de Bregenz, où ils furent confortés par des enseignants criméens comme Kerim Toktar (1905-1969) 31.
En bref, ce choix d’un protecteur douteux, fait par des hommes au départ démocrates mais de plus en plus désespérés, a précipité les forces nationalistes turciques du côté de l’extrême-droite et du fascisme. La faute en est peut-être à l’époque: depuis 1934 la nuance était impossible, il était de plus en plus difficile d’être anti-communiste et démocrate, depuis que le Komintern avait choisi la tactique du Front Populaire: l’époque du manichéisme de la guerre froide avait commencé. La plupart des hommes rencontrés dans cette étude ont été aveuglés par leur désir de libération et se sont alliés avec toute puissance combattant l’URSS : c’était leur seul critère de choix.
Quant à l’axe Crimée-Istanbul, il est aujourd’hui revivifié et va peut-être retrouver son importance du début du siècle. La flamme a été transmise par des revues paraissant en Turquie, telles que Kırım (1957-1961), Birlik (L’Unité, qui reprend la devise d'Ismail Gasprinski), Türk Dünyası (Le monde Turc) et Emel, refondée par M. Ülküsal à Ankara en 1960, et lié dès le premier numéro à la personne d'Ibrahim Kafesoglu, fondateur de l’idéologie de la “synthèse turco-islamique”. Aujourd’hui, Mustafa Cemiloglu (ou Cemilev, ou Kirimoglu), qui a passé huit ans dans les camps de Sibérie et a enduré une terrible grève de la faim (1976), est de retour en Crimée.32Il milite inlassablement pour les droits des Criméens enfin revenus de leur exil forcé, et qui vivent souvent dans des conditions lamentables. Il fait assez souvent le voyage d’Istanbul et reçoit à Bahçesaray la presse turque et des représentants actuels du courant de la “synthèse turco-islamique”; il a, en effet, la sympathie d’organisations nationalistes turques comme le Foyer des Intellectuels. Le parti nationaliste du Travail (MCP) d’Alparslan Türkes s’intéresse beaucoup à lui, et le quotidien Türkiye a cherché au printemps 1992 à ranimer le souvenir de Gasprinski et du Kurultay de 1917. Il semblerait finalement que le nationalisme criméen ne réussisse pas à devenir autonome: le nationalisme turc actuel paraît vouloir, à son tour, “protéger” les successeurs d’Ismaïl Bey.
Aujourd’hui, à l’extrémité Ouest du “triangle”, il reste en Pologne une tradition turcologique vivante et importante dont Zygmunt Abrahamowicz a dressé le bilan.33L’appartenance de la Pologne à la mouvance soviétique est peut-être la raison de l’absence, dans ce bilan, d’études sur le mouvement prométhéen en Pologne et sur le rôle de Pilsudski. L’écroulement de l’empire soviétique sera-t-il à l’origine de nouvelles recherches sur ce sujet?
Notes :
1 Cf. Yılmaz Oztuna, Petite Histoire de la Turquie, Direction Générale de la Presse et de l’Information, Ankara, 1976, page 51. Voir mon ouvrage Une Vision turque du monde à travers les cartes, Paris, CNRS-Editions, 2000.
2 Tadeusz Majda, “Les contacts des Tatars lituaniens et polonais avec les pays turcophones’, in Rémy Dor (éd.), L’Asie centrale et ses voisins, Inalco, Paris, 1990, pages 198-206.
3 Ce phénomène a apparemment échappé à Fernand Braudel, qui s’étonne du "curieux rayonnement , en Pologne, des modes vestimentaires, des tentes somptueuses de Turquie dont les musées conservent aujourd’hui encore des échantillons". F. Braudel s’interroge : "Aurions-nous sous-estimé les rapports commerciaux en direction du Sud?" (in La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, A. Colin, vol. 1, page 184 (à la fin du chapitre sur l’isthme polonais).
4 Voir par exemple A. Bennigsen, C. Lemercier-Quelquejay, Sultan Galiev, le père de la révolution tiers-mondiste (en particulier le chapitre intitulé La société tatare à la veille de la révolution), Fayard, Paris, 1986. Des mêmes, La presse et le mouvement national chez les musulmans de Russie avant 1920, Mouton, Paris - La Haye, 1964; Mehmet Saray, Türk Dünyasinda egitim reformu ve Gaspirali Ismail Bey (1851-1914), T.K.A.E., Ankara, 1987.
5 Outre les ouvrages déjà cités, voir Gerhard von Mende, Der nationale Kampf der Russlandtürken. Ein Beitrag zur nationale Frage in der Sowjetunion. Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1936.
6 A. Bennigsen, C. Lemercier-Quelquejay, La presse... page 42.
7 Ö. Seyfeddin, Büyük Türklügü parçalayan kimlerdir ? [Qui sont ceux qui veulent diviser la grande nation turque ?], article paru dans Kirim Mecmuasi, n°1, 30 avril 1918, et repris en turc moderne dans Birlik, n°6, juillet 1977.
8 Sur cette question le point a été fait par Edige Kırımal, Der nationale Kampf der Krimtürken, mit besonderer Berücksichtigung der Jahre 1917-1918, Emsdetten (Westfalien), Verlag Lechte, 1952, XXXIX-381 p. Lire en particulier les pages 253-270.
9 cf. Edige Kirimal, ouvrage cité.
10 A. Bennigsen, C. Mercier-Quelquejay, La presse...
11Cf. Charles W. Hostler, Turkism and the Soviets. The Turks of the World and their Political Objectives, Londres, 1957, pages 157 et suivantes.
12 La Pologne politique, économique, littéraire et artistique, 1923, page 617.
13 C.W. Hostler, o.c., l.c.
14 Cf. Roman Smal-Stocki, The Nationality Problem of the Soviet Union, Milwaukee, 1952; du même, “The Struggle of the Subjugated Nations. History of the Promethean Movement”, in The Ukrainian Quaterly, vol. III (1947), N°4, pages 324-344.
15 Prométhée, n°20, 1928.
16 Prométhée, n°33, 1929.
17 Prométhée, n°25, 1928.
18 Prométhée n°74, 1933. Zarevand est le pseudonyme collectif de Z. et V. Nalbadian, auteurs d’un ouvrage très anti-turc, Touranie unifiée et indépendante, publié en 1926 en Arménien, puis en russe en 1930 par les soins du périodique anti-prométhéen de Kérenski, Dni. Nous avons là un écho de la controverse provoquée à l’époque de par cette parution. L’édition française a été publiée par la F.R.A. Dachnaksoutioun à Athènes en 1989.
19 Prométhée, n°120, 1936.
20 Cf. Müstecib Ülküsal, Kırım Türk Tatarları (Dünü - Bugünü - Yarını) (Les Turco-Tatars de Crimée. Passé - présent - avenir), Istanbul, Baha Matbaası, 1980, 366 p., et R. Smal-Stocki, ouvrage cité.
21 M. E. Resulzade, Azerbajzan w walce o niepodlegosc (L’Azerbaïdjan dans son combat pour l’indépendance); et Dzafar Sejdamet, Krym. Przeszlosc, terazniejszosc i dazenia niepolegloscowe Tatarow Krymskich, Varsovie, Instytutu Wschoniego, 1930, 170 p.
22 “Lehistan arazisinde Türk unsurları (Présence turque en terre polonaise)”, in Türklük n°5, août 1939, et n°6, septembre 1939.
23Léon N. Kryczynski, Bibljografja do historji Tatarow Polskich, Zamosc, Varsovie, 1935, XV-73 p.
24 Lire Fréd. De Jong, “The Turks and the Tatars in Romania, Materials relative to their History and Notes on their Present-day Conditions”, Turcica, t. XVIII, 1986, pp. 165-189; K.H. Karpat, “The Crimean Emigration of 1856-1862 and the Settlement and Urban Development of Dobrudja”, in Passé turco-tatar, présent soviétique, Etudes offertes à Alexandre Bennigsen, coll. Turcica, VI, Louvain-Paris, 1986, pp. 275-306; Alexandre Popovic, “Quelques renseignements concernant les écoles turco-tatares de la Dobroudja roumaine pendant la période post-ottomane”, ibidem, pp. 307-316.
25 Dans deux articles en particulier : Ibrahim Otar, “Polonya’da Kırım Istiklali Yolunda” (En Pologne, la Crimée est sur le chemin de la liberté), mai 1935; et A.Z. Soysal, “Kırım Lehistan dostlugu” (L’amitié polono-criméenne), octobre 1935.
26 Prométhée n°107, 1935.
27 On trouvera les principales interventions à ce congrès dans M. Ülküsal, Dobruca ve Türkler (La Dobroudja et les Turcs), Ankara, TKAE, Ayyıldız Matbaası, 1966, 256 p. Cet ouvrage est paru pour la première fois en 1940, édité par la revue Emel à Constantza. 150 exemplaires ont été envoyés en Turquie et vendus par le Ministère de l’Education nationale de l’époque.
28 cf Müstecib Ülküsal, Ikinci Dünya Savasında 1941-1942 Berlin Hatıraları ve Kırım’ın Kurtulus Davası (Mes souvenirs e Berlin pendant la 2e Guerre Mondaile (1941-1942) et la question de la libération de la Crimée), Istanbul, Kurtulmus Matbaası, 1976, 152 p.; Zehra Önder, Die türkische Aussenpolitik im zweiten Weltkrieg, Munich, R. Oldenburg Verlag, 1977, 313 p.; Alexander Dallin, German Rule in Russia, 1941-1945. A Study of Occupied Policies. Londres, 1957.
29 Cf. Alexandre Dallin, The German Occupation of USSR in World War Two. A Bibliography. External Research Staff Office of Intelligence Research, Dep. of State, n°112, 1955. A. Dallin y recense 33 publications nazies (journaux et revues) destinées aux peuples turco-tatars et caucasiens, publiés pour la plupart à Berlin et Munich, mais aussi à Krasnodar, Stavropol et Sébastopol.
30 Cf. Alexandre Nekritch, Les peuples punis, Paris, F. Maspéro, 1982, 185 p.
31 Emel, n°41, juillet-août 1967.
32 Lire dans M. Ülküsal, Kırım..., pp. 319-320, la lettre adressée par M. Cemiloglu au Soviet Suprême. Cemiloglu avait été donné pour mort dans Türk Dünyasi (N°40, janvier-mars 1976), et dans Birlik (N°4, 1977).
33 Zygmunt Abrahamowicz, “Turcology in Poland”, International Journal of Turkish Studies, vol. III, 1984-85, N°1, pp. 123-138.