Le président Erdogan s'est récemment distingué en déclarant, lors d'un sommet de responsables musulmans originaires d'Amérique latine réuni à Istanbul, que l'Amérique a été découverte par des marins « musulmans » en 1178 et non par Christophe Colomb en 1492.
Cette information fait bourdonner les réseaux sociaux et certains médias depuis quelques jours, provoquant des moqueries tout à fait justifiées.
Mais une telle information ne peut étonner que ceux et celles qui ne connaissent pas encore assez bien l'histoire culturelle de la Turquie. La réinterprétation de l'histoire à des fins nationalistes est une tradition solidement ancrée depuis la fin du XIXe siècle. Pour des raisons multiples, Mustafa Kemal (Atatürk) a encouragé un groupe d'historiens, anthropologues et linguistes turcs à réutiliser des Histoire des Turcs publiées antérieurement par des historiens nationalistes, pour bâtir un vaste récit selon lequel les Turcs, dont la langue serait la plus ancienne du monde, auraient créé la première civilisation humaine, en Asie centrale, avant de diffuser leur savoir par un vaste mouvement de migrations dans tout le continent eurasiatique, vers le VIIe millénaire avant Jésus-Christ. Les Turcs seraient ainsi à l'origine de toutes les anciennes civilisations, chinoise, sumérienne, hittite, grecque, étrusque, de même que toutes les langues du monde seraient d'origine turque.
Ce récit, voulu par Mustafa Kemal, par endroits même corrigé de sa main, a été diffusé sous forme d'un gros livre, Les grandes lignes de l'histoire des Turcs, reformaté presque immédiatement en manuels scolaires pour les lycées en 1931. En 1932, le Premier Congrès d'Histoire Turque, réuni à Ankara sous la présidence d'Atatürk et en présence de savants étrangers complaisants, entérinait ce qu'on appelle depuis la « thèse d'histoire turque » (Türk Tarih Tezi) et devait infuser ce nouveau savoir aux professeurs d'histoire qui formaient le public.
Si les plus énormes exagérations de ce récit ont été peu à peu édulcorées, il reste la base de l'histoire scolaire enseignée au moins jusqu'au début du XXIe siècle. A la fin du XXe siècle, des « savants » kémalistes zélotes ont appliqué les assertions de la « thèse d'histoire » à l'histoire des Kurdes, pour démontrer que ni le peuple kurde, ni la langue kurde n'existent, que les Kurdes ne sont qu'une branche du peuple turc et qu'ils viennent également d'Asie centrale. D'autres « savants » encore ont travaillé à « démontrer » que les migrations préhistoriques des Turcs auraient passé le détroit de Behring et ainsi introduit l'humanité en Amérique ; ils ont appuyé leurs assertions par des « preuves » linguistiques en affirmant que les langues d'Amérique seraient elles aussi d'origine turque.
Les propos du président Erdogan, s'ils étonnent les médias occidentaux, sont donc malheureusement ordinaires parmi les tentatives de l'Etat turc de travestir l'histoire au profit de la nation. Aujourd'hui, grâce aux médias et aux réseaux sociaux, ils provoquent heureusement des moqueries. Mais antérieurement, la turcologie traditionnellement complaisante ne trouvait rien à redire. En Turquie, la « thèse d'histoire turque » a été analysée et dénoncée par Ismail Besikçi puis par Büsra Ersanlı, aux Etats-Unis par Speros Vryonnis ; en France, il a fallu attendre les années 1990.
Cependant R.T. Erdogan introduit une nuance, si ce n'est une nouveauté dans ce discours historique falsifié. Dans le kémalisme, la gloire doit revenir aux Turcs en tant qu'ethnie – pour ne pas dire « race » comme dans les années 1930. Le récit kémalien était vigoureusement anti-arabe, les Arabes étant accusés d'avoir trahi l'empire ottoman au cours de la première guerre mondiale. Il en est resté en Turquie un longue défiance envers les voisins du sud, et les manuels scolaires s'en ressentent.
Laissons de côté l'examen de la véracité du fait invoqué par Erdogan : des marins « musulmans » auraient découvert l'Amérique avant Colomb. Après tout, pourquoi pas ? Si c'est vrai, il n'y a eu aucune conséquence ! Ce qui importe est le qualificatif : « musulmans ». Bien évidemment ces marins ne pouvaient être turcs. Mais Erdogan ne pouvait dire « des marins arabes ». A quoi pourrait bien lui servir d'évoquer un mérite arabe ? Les Turcs étant, comme on le répète sans cesse, « à 99% musulmans », le mérite d'une telle découverte par des marins « musulmans » peut donc rejaillir sur tous les fidèles de l'islam, y compris sur les Turcs.
En héritier d'une tradition historiographique nationaliste et kémaliste, Erdogan a tout simplement fait un petit exercice de torsion de l'histoire qui est conforme à l'idéologie de la synthèse turco-islamique, qui voit dans le peuple turc le bouclier et le fer de lance de l'islam. Cette idéologie n'a pas été promue par l'AKP, mais par les militaires turcs juste après le coup d'Etat de 1980. Elle devait être un bouclier contre le communisme ! On en voit les résultats aujourd'hui.
Pour plus de détails, et à défaut de pouvoir lire mon livre Espaces et temps de la nation turque (épuisé) je vous renvoie à quelques textes sur mon blog :
"Citoyenneté turque, territoire anatolien"
"Histoire d'une carte - L'Asie"
"La Turquie et son passé" - 1"