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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Le TKAE et les Kurdes (1993 - 1)

Publié par Etienne Copeaux

Catégories : #Kurdistan, #La Turquie des années 1990, #Nationalisme turc

 

[Texte  écrit en 1993. Des éléments ont été intégrés dans ma thèse, ainsi que dans certaines publications, mais d'autres sont inédits. Ce texte n'étant pas publié, je vous serais bien obligé de me contacter avant toute utilisation ou citation. Merci]

 

[texte revu et corrigé le 15 octobre 2013]

 



Un jour que, devant un groupe d'instituteurs qui nous avaient demandé de leur parler de la culture des Turcs, dans une petite ville où ceux-ci sont nombreux, la conversation aborda, inévitablement, la question kurde. Les instituteurs voulaient connaître la spécificité de cette culture, étant confron­tés à des affirmations identitaires de la part de leurs élèves. Peu après que nous ayons commencé à aborder la question, l'instituteur turc présent, chargé de l'"enseignement de la langue et de la culture d'origine (ELCO)" nous interrompit sèchement pour dire : "En Turquie, il n'y a que des Turcs." Les instituteurs présents eurent ainsi un exemple édifiant de l'attitude officielle de l'Etat turc vis-à-vis de la pluralité ethnique du pays.

 

CONSTATS

L’affirmation de l’instituteur peut être dotée de plusieurs sens : si "Turc" veut dire "citoyen de la République de Turquie", cela signi­fierait qu'il n'y ait aucun étranger résidant en Turquie. Si cela veut dire "personne appartenant à l'ethnie turque", c'est nier l'évidence. L'instituteur, qui, comme tous ses collègues, est choisi en fonction de sa fidélité au régime pour partir à l'étranger, avait autre chose à l'esprit: on peut être kurde en Turquie, et même, actuellement, parler kurde publiquement et affirmer ouvertement son identité, à condition d'assumer sincèrement la citoyenneté de la République de Turquie, c'est-à-dire ne pas remettre en cause les principes du régime, le principe de l'indivisibilité de la nation et de la culture nationale. Donc, renoncer à vouloir faire du kurde une langue scolaire ou une langue de médias  1.

On dira qu'il n'y pas de racisme anti-kurde en Turquie; qu'un Kurde peut accéder à tous les postes, même celui de Président de la République; qu'il peut maintenant parler dans sa langue, extérioriser sa culture... Mais la réaction maladroite de l'instituteur en dit long sur la crispation qui s'empare des officiels lorsqu'on aborde le sujet. Pourquoi en effet ne pas accorder sa place à cette culture dans le pays, plutôt que de vouloir créer la fiction invraisemblable d'une culture turque uniforme d'un bout à l'autre du pays? 

Tel est pourtant le discours des manuels scolaires sur la question culturelle. Reprenant une célèbre citation d'Atatürk, les livres pour école primaire insistent sur une uniformité rêvée mais inexistante, et les enseignants font leur devoir : P.A. Andrews stigmatise, dans l'introduction à l'ouvrage qu'il a dirigé sur la diversité ethnique en Turquie 2, le rôle des instituteurs qui instillent le nationalisme dans l'esprit des enfants, s'emploient à leur faire croire que la langue qu'ils parlent en famille n'est qu'un dialecte turc, et cela le plus souvent avec la plus grande sincérité. Rappelons, par un extrait significatif, le discours du manuel le plus couramment utilisé de "sciences sociales" dans l'enseignement primaire sur ce sujet:

"Nos traditions et nos coutumes sont semblables. L’aspect extérieur de nos maisons, leur mobilier, leur dispo­sition; nos mosquées, nos modes de vie, nos sentiments, nos chansons, nos instruments de musique, nos danses sont partout identiques, mais diffé­rents de ce qui existe dans les autres nations 3.”

Il s'agit de l'un des passages les plus nets sur cette question. Mais l'ensemble du discours officiel tend vers l'idée qu'il n'y a pas de diversité ethnique - et surtout culturelle - en Turquie. L'identité construite par les historiens officiels est turque et sunnite, et ne tient pas compte de l'existence de turcs alévis, de chrétiens, de juifs, d'arméniens, d'arabes, de kurdes, etc... alors que la pluralité culturelle est au contraire, prise en compte dans les manuels scolaires iraniens 4.

Cette volonté de gommer la diversité ne se rencontre pas seulement dans les manuels; au contraire, le discours scolaire, sur ce point, est l'aboutissement d'un processus complexe, enraciné dans l'idéologie kéma­liste comme l'a montré Ismail Besikçi 5. La reprise, depuis 1984, de la guerre dans le Sud-Est anatolien, a été précédée par un renforcement du discours de négation de l'altérité kurde. Ce phénomène a été constaté et dénoncé par plusieurs des auteurs réunis par P. A. Andrews dans son ouvrage sur les groupes ethniques en Turquie 6.

 

ETHNOLOGIE CONTRE MYTHES

 

Les ethnologues et anthropologues sont peut-être plus sensibles au contraste entre le discours officiel et la réalité: ils connaissent le "terrain", c'est-à-dire les populations, et ils ont fait leur métier de cette diversité ethnique et culturelle. Leur agacement, au vu de livres ou d'articles niant l'évidence, et dont les auteurs sont souvent des universitaires, est sensible. Ainsi, P.A. Andrews lui-même, dans l'introduction de cette importante étude 7, semble s'étonner que "même des universitaires" se prêtent à ce jeu. Il s'étonne des publications du TKAE dont nous allons reparler, s'étonne des termes de l'articleKürtdans leTürkçe sözlük [Dictionnaire de turc] de 1944 qui définit ce terme comme "le nom d'une société composée de Turcs vivant en Turquie, en Iran et en Irak, mais dont la langue a été dénaturée par l'iranien." Comparant avec la dissidence irlandaise, sur laquelle neuf cents ans de répression n'ont servi à rien, Andrews évoque la politique culturelle du kémalisme,

"qui a cru pouvoir réhabiliter le mot ‘turc’ par un processus faisant appel à l'historiographie, à la linguistique, au mythe, et n'hésitant pas à l'occasion à procéder à des falsifications(...) Mobilisation de l'opinion qui a en partie réussi, mais reste fragile et provoque des doutes chez ceux qui ont grandi parmi les minorités ethniques, et savent qu'elles existent 8

Selon P.A. Andrews, le fondamentalisme islamique en serait une conséquence, car il permet à une population en rupture d'identité de réagir contre un changement culturel excessif.

Rüdiger Benninghaus, dans le même ouvrage, s'emporte contre les "chercheurs" qui se livrent à des "acrobaties intellectuelles pour démontrer leurs théories bizarres". Dans le chapitre qu'il a consacré aux Lazes, il donne en exemple les travaux de M.F. Kırzıoglu 9  et expose leur caractère si peu scientifique - c'est un euphémisme - qu'ils rappellent (jusqu'en 1972)  les plus beaux jours de la "théorie de la langue solaire". Dans sa contribution, Altan Gökalp résume le problème par ces mots :

" [La République de Turquie] consacre le primat d'un Etat-nation centralisateur, unitaire aussi bien sur le plan territorial qu'ethnique et religieux.(...) L'altérité commence aux frontières de l'Etat-nation, elle ne le traverse pas 10." 

Et, pensant sans doute à des "recherches" semblables à celles auxquelles se référait Benninghaus, il dénonce " les excès d'une turcologie exclusivement philologique(...)".

 

DES PRECEDENTS : SOUCIS DE PURETE RACIALE

 

Le mépris des minorités ne date pas des années quatre-vingt; en retracer l'histoire serait le thème d'une recherche dépassant le cadre de ce travail. Rappelons seulement qu'Ismail Besikçi, évoqué plus haut, et qui n'est pas kurde, a payé par des amendes énormes et de nombreux séjours en prison ses recherches sur les racines idéologiques de la politique répres­sive à l'encontre des Kurdes 11. Sans vouloir prétendre que les sentiments anti-kurdes datent du kémalisme, certains textes montrent bien que la "thès  d'histoire turque" et la "théorie de la langue solaire" ont donné des armes aux partisans de la négation de la pluralité culturelle de la Turquie.

Pour illustrer les sentiments qui couraient sur les Kurdes dans les années trente, on peut simplement citer quelques réflexions de Ziyaeddin Fahri [Fındıkoglu] extraites d’une petite biographie de Ziya Gökalp 12.Gökalp était originaire de Çernik (région de Diyarbakır, en pays kurde) et Ziyaeddin précise :

"Le caractère ethnique de Çernik est profondément turc. La ville est habitée par les vrais Turcs, fils des anciens Turkmen de l'Asie centrale.(...) Jean Deny se trompe lorsqu'il considère Gökalp et son père comme originaires de la ville de Besiri, dont la popula­tion n'est pas entièrement turque."

Ziyaeddin renvoie auVoyage à Diyarbakird'Arif Pacha (1890) "dont la simple lecture suffirait à écarter tous les soupçons en ce qui concerne ce point 13.” Un tel état d'esprit s'appelle le racisme; ces précautions de langage, ces dénégations, l'évocation de ces "soupçons" portent bien la marque de leur époque: nous sommes en 1935, cela pourrait être dit, ailleurs, avec les mêmes mots, à propos de quelqu'unsoupçonné d'être juif.

 

UNE APPLICATION DES THEORIES KEMALISTES : K.K. KOP

 

Kadri Kemal Kop [Sevengil] est un auteur particulièrement révélateur à cet égard. Né en 1900 à Bitlis, il fait partie de ces nationalistes origi­naires d'Anatolie orientale, qui ont consacré une partie de leur énergie à la défense de l'idée d'unité ethnique de leur région d'origine. Médecin vétéri­naire, il a été journaliste auHakimiyet-i-Milliye, puis exercé des fonctions auMatbuat Umum Müdürlügü(Direction générale de la presse), puis auDevlet Bakanlıgı özel kalem Müdürlügü. Il a vécu, après la guerre, à Antioche (Hatay), région hautement sensible sur le plan national. Il a fait paraître, dans les années trente, deux petits ouvrages qui portent fortement la marque de leur époque et mettent les idées de la "thèse turque d'histoire" et de la "théorie de la langue solaire"au service de son propos. Il s'agit deL'Anatolie Orientale et Sud-Orientale(1933) et de Recherches et Réflexions. Les facteurs d'influences sur le turc de l'est et du sud-est de l'Anatolie(1938) 14.

Dans le premier titre, K. K. Kop constate que la moitié de la population parle turc, l'autre moitié d'"autres langues", et se pose trois questions : pourquoi tout le monde ne parle-t-il pas turc? Pourquoi la moitié de la population de ces régions parle-t-elle d'autres langues? Est-il juste de parler de diversité linguistique dans la "vraie patrie des Turcs" (öz Türk yurdu)? Kop ne répond pas directement à ces questions. Il se lance d'abord dans un développement sur la diffusion des Turcs à partir de l'Asie centrale, sur les brillantes civilisations qu'ils sont censés avoir fondé en Mésopotamie, et réaffirme l'origine turque des civilisations anatoliennes anciennes (Hittites, Ourartéens, etc.). Ces trois premières pages de l'ouvrage donnent le ton. Le corps du livre est consacré aux coutumes et à la civilisation maté­rielle de l'Est. Puis Kop conclut :

Voici ce qu'il ne faut pas oublier. Les régions du Sud et du Sud-Est sont, comme l'Anatolie de l’ouest, un pays turc depuis des dizaines de milliers d'années[sic:onbinlerce yıl]. Nos ancêtres, premières tribus de notre patrie actuelle, ont fondé les bases de ce qui deviendrait la Grande République de Turquie; ils sont venus là il y a dix mille ans, et, de là, se sont dispersés en Anatolie centrale et occidentale, puis en Thrace et ailleurs. Dans ce pays, on trouve les traces de ces très vieilles civilisations turques absolument partout, et beaucoup de ces vestiges n'ont pas été encore mis à jour(...). Nous sommes les jeunes et bouillants enfants de la République de Turquie, les héritiers de cette sainte patrie. Oui, c'est nous!"

        Son autre ouvrage, Recherches et réflexions... n'est pas différent dans son esprit. Fidèle aux théories qui prévalent à l'époque, il établit des corrélations entre le vocabulaire kurde (kurmanç) et des mots hittites, ourartéens, chaldéens. Il en conclut:

a) Orarto, Lohordo, Totho, Goto, Hatu, Horto, Gardu, Kadu, Karduci, Kurmancı, sont des mots de même origine;

b) les populations de ces régions sont turques;

c) ils ne sont pas autre chose que les descendants des Hittites, Ourartéens, Chaldéens, lesquels sont Turcs en vertu de "la thèse turque d'histoire".

Ce genre de raisonnement a déjà été amplement présenté. Cela fait maintenant sourire et l'on pense généralement que ce genre d'élucubration appartient à un passé non seulement révolu, mais rejeté. Nous n'aurions pas parlé de ces deux livres, typiques des années trente, s'ils n'avaient pas justement été réédités en 1982. Ils sont donc d'actualité, car l'éditeur est le TKAE, un important organisme culturel semi-officiel, qui a publié, en moins de trois ans, au moins quinze ouvrages de ce genre. Non seulement des rééditions, mais des livres nouveaux, écrits par des auteurs contempo­rains, dans le même esprit que Kop, ce qui est un phénomène à prendre en considération 15. Il nous faut dire maintenant quelques mots de ce TKAE.

 

LE TKAE (TÜRK KÜLTÜRÜNÜ ARAsTIRMA ENSTITÜSÜ- INSTITUT DE RECHERCHES SUR LA CULTURE TURQUE)

 

        Cet institut a été fondé le 20 octobre 1961, donc au début du régime qui mit fin aux dix années de pouvoir d'Adnan Menderes. La décennie de Menderes avait semblé remettre en cause, par des mesures symboliques mais spectaculaires, les acquis laïques du kémalisme. Après le coup d'Etat militaire du 27 mai se produit un retour aux racines culturelles du kéma­lisme.

        La naissance du TKAE se fait dans ce contexte. C'est une institution officieuse mais qui a bénéficié, au moins au début, de l'appui de l'Etat 16,et déclarée d'utilité publique en 1968. L'institut fut fondé pour entreprendre des "recherches sur l'histoire du monde turc, sa composition ethnique, les dialectes turcs, le folklore, les arts, les problèmes sociaux et les question religieuses; la géographie l'économie et la géopolitique des nations turques, en utilisant des méthodes scientifiques." Ses 35 membres fondateurs et ses 50 correspondants ont au moins le grade de docteur, et sont des universi­taires ou des personnalités “connues pour leurs publications scientifiques portant sur le domaine culturel 17.”

L'institut se veut kémaliste. De nombreux articles parus dans sa revueTürk Kültürüen témoignent. Presque chaque année, le numéro de novembre de ce mensuel est consacré à Atatürk. Le TKAE édite trois revues:Cultura Turcica, à la parution irrégulière, en trois langues européennes (français, anglais, allemand);Türk Kültürü, la plus connue, un mensuel fondé en 1961; etTürk Kültürünü Arastırmaları [Recherches sur la culture turque], fondée en 1964. A cela s'ajoutent une centaine de livres, d'intérêt et de qualité très variables.

Les sujets abordés touchent l'aire "turque":Chypre, Kirkouk, Kazan, l'Azerbaïdjan, les Balkans, le Turkestan, le bassin égéen, et bien sûr les cultures de Turquie. Mais l'examen de la liste de ses publications donne l'impression que le principal souci de l'institut, depuis 1981, a été de vouloir nier l'existence d'une pluralité culturelle en Anatolie.

 

LE TKAE ET LES KURDES

 

La politique du TKAE vis-à-vis de l’altérité kurde est de faire appa­raître cette ethnie comme appartenant à la turcité. Les livres publiés sont de trois sortes : réédition d’ouvrages de l’époque kémaliste, imprégnés de la “thèse turque d’histoire” et de la “théorie solaire de la langue”; c'est le cas des rééditions de K.K. Kop .

De manière plus radicale, le TKAE dispose de chercheurs, d’universitaires qui produisent des ouvrages originaux, comme Hayri Basbug, Sükrü Kaya Seferoglu ou H.K. Türközü. Leur livres sont des ouvrages “linguistiques” qui perpétuent la tradition de la “théorie de la langue solaire”. Grâce à des comparaisons de mots ou de phonèmes isolés, pris dans les lexiques des langues ou des dialectes considérés, et dans la toponymie des régions orientales de l’Anatolie, ces auteurs établissent des corrélations, des déri­vations par lesquelles ils cherchent à appuyer leurs assertions. Ce genre d’ouvrage est illisible, sans intérêt scientifique, et l’on peut se demander à qui ils sont destinés : probablement pas aux chercheurs; sans doute aux fonctionnaires nommés dans les provinces de l’Est, aux enseignants de tous niveaux. Il est nécessaire de regarder de près l’un ou l’autre de ces ouvrages, qui représentent une pensée officieuse répondant probablement à une demande de l’Etat turc. La concentration de ce genre de titres en deux ans ne peut guère être l’effet du hasard.

Hayri Basbug est né en 1958 près de Diyarbakır et a étudié à Elazıg, dont laFırat Üniversitesisemble se faire une spécialité dans ce Kulturkampf  turco-kurde. Il s’intéresse aux langues et à l’histoire régio­nales, et a publié des articles sur ces questions. Le TKAE lui a offert ses moyens en 1984 pour éditer saRecherche sur les dialectes des Turcs célestes-Ouïgour, des Zazas et des Kurmanç 18.

Le propos du livre est clairement annoncé, dès la première page :

Le zaza et le kurmanç[deux des principaux dialectes kurdes] (...) sont des dialectes turcs.”

L’auteur s’emploie à relier ces langues aux textes de l’Orkhon et à la langue des Turcs célestes. Pour ce faire, il utilise un outil séman­tique répandu dans ce genre de travaux: le motTürkkürt,kurde-turc, dont la seule invention est une  négation de l’altérité kurde. Après un petit résumé de l’histoire de la découverte et de l’étude des stèles de l’Orkhon, avec une profusion de références à Radloff et Thomsen, H. Basbug procède, dans le reste de l’ouvrage, à des comparaisons de mots comme le faisaient les linguistes des années trente 19 ; il n’y a pas de différence importante entre la méthode, l’esprit et le but de l’auteur et ses aînés de la génération kémaliste.

Universitaire, disciple du célèbre ethnographe Bahaettin Ögel, Sükrü Kaya Seferoglu est, au sein du TKAE, le principal auteur sur les questions kurdes. Il se place sur un terrain plus ouvertement politique. Dans l’introduction de son ouvrageLes Kurdes, premiers occu­pants de l’Anatolie 20,il dénonce les "sécessionistes" qui jouent le jeu de l’étranger; ne négligeant pas au passage le procédé de l’amalgame, il évoque l’influence d’un institut de kurdologie de Erevan, fondé en 1934; la “kurdologie”, selon lui, serait à l’origine une spécialité arménienne. Le procédé de Seferoglu est intéressant, car son titre provocateur ne peut se comprendre que si l’on présuppose que les Kurdes sont en fait des Turcs (Kürttürkler). Tout en semblant flatter les Kurdes par l’affirmation de l’ancienneté de leur culture, l’auteur peut ainsi alléguer que les Turcs sont bel et bien en Anatolie depuis des millénaires. Ce que la “thèse turque d’histoire” avait cherché à démontrer en faisant des Hittites un peuple turc, S.K. Seferoglu tente de le faire en substituant les Kurdes aux Hittites. Il s’appuie sur des inscriptions sibériennes pour faire venir les Kurdes de l’Iénisséi, et les fait migrer vers le Turkestan occiden­tal, la région du Danube, le nord de l’Azerbaïdjan et la Mésopotamie. Les chapitres suivants tentent d’établir une unité linguistique entre le turc et le kurde (comme le fait Basbug), une unité de croyances, de cultures, et des similitudes dans le nom des tribus et les objets traditionnels. Sa conclu­sion est que les Sumériens étaient des Turcs, reprenant hardiment à son compte la “thèse turque d’histoire” et perpétuant des tendances historiographiques que beaucoup, en Turquie, croient oubliées.

Citons encore un troisième ouvrage similaire,Les Kurdes, ethnie turque, en 101 questions21.On y retrouve une semblable influence de la “théorie de la langue solaire”; par exemple (page 5) sur la syllabe “lo” très usitée par les Kurdes, ce qui aurait donné les motslohorto, lokurmanco, lurlar, lololar...et selon Hrozny les Luvi ou Lullu étaient une nation parente des Elamites en 2400 avant J.C.; et les Elamites étaient bien sûr des Touraniens. Le reste du livre est fait d’affirmations péremptoires: les Kurdes ne sont pas une race différente, la langue kurde n’est pas une langue mais une agglomération de mots (“beaucoup de spécialistes étrangers l’admettent”, p. 11); c’est le chauvinisme persan qui a tenté de faire du kurde une langue persane; et Seferoglu cite encore K.K. Kop d’après qui le “turc des montagnes” ne peut avoir de littérature, puisqu’il ne comprend que 3 à 5000 mots.

Le procédé en questions-réponses - du type catéchisme - semble destiner ce livre à un public cherchant des réponses toutes faites aux questions embarrassantes : instituteurs, administrateurs, nommés dans l’Est et confrontés à une rencontre avec une culture qu’ils ne connaissent pas.

Il faut encore parler d’une troisième méthode employée par le TKAE; il s’agit d’une sorte de détournement, qui consiste à adjoindre à des ouvrages déjà anciens des introductions très orientées. Deux ouvrages parus en 1983 en fournissent des exemples.

C’est S.K. Seferoglu qui a rédigé la préface à une réédition du turco­logue hongrois Lazslo Rasonyi,Les Etats turcs de l’Ouest et les premiers musulmans turcs 22,livre qui cherche à prouver la turcité desTurcs-Kurdesqui sont d’ailleurs classés parmi les Magyars. Dans sa préface, Seferoglu parle de la nécessité d’”expliquer cette vérité que les Turcs-Kurdes sont une tribu turque”, pour désamorcer les propos des "sécessionistes", qui sont au service de “forces ennemies espérant en une Turquie affaiblie et divisée.

Le second exemple est un texte, signé du TKAE, préfaçant un ouvrage d’Ahmet Caferoglu, compilation de ses cours sous le titreLes peuples turcs 23. Caferoglu est un brillant linguiste d’origine azérie (1899-1975) qui, comme beaucoup de réfugiés, a quelquefois confondu turcologie et nationalisme. Il a été, à la fin de sa vie (1968-1972), directeur duTürkiyat Enstitüsü.Nous touchons ici à l’expression la plus caricaturale de ces idées par le TKAE. Le propos du livre de Caferoglu, en effet, ne concerne pas la population kurde; comme cela pourrait être pris comme une preuve gênante de l’altérité des Kurdes, le TKAE retourne alors le problème : puisque le professeur Caferoglu ne parle pas des Kurdes, c’est que ceux-ci n’existent pas. Et, pour appuyer ses propos, l’auteur de cette préface cite des extraits d’ouvrages dont beaucoup sont édités par le TKAE; c’est le type même de raisonnement en pétition de principe, en cercle fermé, et un bel exemple de détournement d’un auteur par une préface qui veut lui faire dire l’inverse de ce qu’il voulait. Citons quelques-unes de ces allégations:

Les Kurdes, venus du Turkestan en Anatolie, forment une société qui ne présente aucune différence sociologique ou culturelle avec les Turkmènes .” “Les inscriptions lapidaires de Gleguetch nous enseignent que les Kurdes sont une tribu turque qui a vécu avec les Oghouz au Turkestan 24.” “Les Kurdes, du point de vue historique, linguistique, religieux, folklorique, sont entière­ment turcs 25.”

Tout cela figure en préface d’un livre qui ne parle pas des Kurdes; de telles méthodes, émanant d’un organisme important et qui, d’une certaine manière, représente la culture turque à l’étranger (ses publications sont envoyées d'office aux bibliothèques orientalistes étrangères) révèlent parfaitement l’état d’esprit du début des années quatre-vingt à l’égard des minorités. Après le coup d’Etat militaire de septembre 1980, nous assistons là à un retour en force du kémalisme culturel, c’est-à-dire à une crispation sur la question de l’unicité turque.

On a l’impression que la Turquie doit relever un défi aussi grave que dans les années vingt, qu’elle doit faire face à une remise en cause de l’existence et de l’unicité de son identité culturelle. La grossièreté des moyens employés est proportionnelle à l’importance de la menace; elle est même une mesure de la gravité de cette menace et montre combien la Turquie, vers 1980, a eu peur, et sans doute à juste titre.

Reste à savoir si ce raidissement, ce recours à des méthodes qu’on croyait oubliées, depuis 1938, pour “prouver” l’unicité culturelle du pays, a eu une influence, même très indirecte, sur le déclenchement de la rébellion kurde en 1984. On peut à la rigueur émettre l’objection que ces livres sont probablement très peu lus. Ils sont cependant le reflet d’un état d’esprit dans certaines couches de la société turque; il s’agit le plus souvent d’intellectuels kémalistes, fréquemment originaires de l’Anatolie orientale. Leurs efforts crispés pour nier l’évidence n’est que la forme universitaire d’un courant d’opinion dont le dogme est l’unicité ethnique du pays. Ce discours du TKAE, visiblement destiné à ceux, institu­teurs, administrateurs, qui doivent travailler dans l’Est, est un signe parmi d’autres de l’incapacité du pouvoir de l’époque à prendre sereinement en compte la pluralité culturelle du pays; le renforcement des références à Atatürk, à partir de 1980, ne pouvait pas l’y aider. Si ce discours fut opéra­toire, ce fut plutôt dans le sens inverse de ce qui était prévu, car il ne pouvait que provoquer chez les Kurdes un sentiment de mépris, de négation de leur particularisme.

Du point de vue de l’histoire du kémalisme culturel, ces ouvrages si bizarres mais si nombreux montrent que des théories qui ont bénéficié d’un soutien étatique, si caricaturales soient-elles, peuvent vivre longtemps, et que les méthodes et paradigmes utilisés en 1932-1938 peuvent servir de nouveau, à plus petite échelle, plus discrètement, mais en laissant toujours des traces dans l’inconscient collectif, surtout si elles sont relayées par l’école.

Pour la suite de cette étude cliquez ici

 

Notes

1 « Quelle que soit son origine, tout citoyen doit se considérer comme turc. » (Ahmet Bican Ercilasun, « Resmi dil Türkçedir », Türk Kültürü, XXX, n°348, avril 1992, pp. 193-195.)

2Andrews Peter Alford (éd.), Ethnic Groups in the Republic of Turkey, Wiesbaden, Dr Ludwig Reichert Verlag, 1989, 659 p.

3 In « Les particularités de la nation turque », texte extrait de Sanir Ferruh, Asal Tarik, Aksit Niyazi, Ilkokul Sosyal Bilgiler 4, 1989, édité par le Ministère de l’Education Nationale, pp. 225-228.

4 Cf Yavari-d’Hellencourt Nouchine, « Ethnies et ethnicité dans les manuels scolaires iraniens », in Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan, Colloques Internationaux, Paris, Editions du CNRS, 1988, pp. 247-265. Du même auteur, « La représentation du ‘Turc’ dans les manuels scolaires iraniens », in La Turquie et l’”aire turque” dans la nouvelle configuration régionale et internationale, CEMOTI n°14, juin-décembre 1992, pp. 53-62.

5 Besikçi Ismail, “Türk Tarih Tezi”, “Günes-Dil Teorisi” ve Kürt sorunu (Les "thèses d'histoire", la "théorie langue-soleil" et la question kurde), Ankara, Caglar Matbaası, 1977, 257 p.

6 Andrews Peter Alford (éd.), op. cit.

7 ...qui a d’ailleurs été récemment traduite et publiée en Turquie.

8 P.A. Andrews, op. cit., p. 41.

9 R. Benninghaus se réfère à des articles parus dans Tasvir Gazetesi (1946), Türk Kültürü n°6 et 11 (1963), 66 (1968), 87 (1974), et des interventions aux VIe (1961) et VIIe (1972) congrès d'histoire turque.

10 A. Gökalp, o. c., pp. 525-525.

11 A l’âge de 52 ans, Ismail Besikçi avait passé plus de onze années en prison en raison surtout de ses études sur le fait kurde (cf interview dans Cumhuriyet-Hafta, 13-19 décembre 1991, p.4)

12 Fahri A. Ziyaeddin [Fındıkoglu], Etude biographique publiée à l'occasion de l'anniversaire de la mort de Ziya Gökalp, Paris: Berger-Levrault, 1935. 31 p. Cet auteur fut, plus tard, l’un des fondateurs de l’Aydınlar Kulübü, qui devait devenir l’Aydınlar Ocagı (cf Ilhan Darendelioglu, Türkiye’de Milliyetçilik Hareketleri, p. 377, et le quotidien Türkiye, 28 février 1992.)

13 o.c., p. 5, note 1.

14 Kop [Sevengil] Kadri Kemal, Arastırma ve düsüncelerim. Dogu ve Güneydogu Anadolu Türkçesini etkileyen faktörler, Ankara, Ayyıldız Matbaası, 1982, x-70 p. (publication du TKAE n°58). Du même, Anadolu’nun Dogu ve Güneydogu, Ankara, Ayyıldız Matbaası, 1982, xiv-69 p. (publication du TKAE n°60).

15 En voici la liste:

Arvasi S. Ahmet, Dogu Anadolu Gerçegi (la vérité sur le sud-est anatolien), Istanbul, Yayınları, 1986, 80 p.

Basbug Hayri, Göktürk - Uygur - Zaza ve Kurmanç lehçeleri üzerine bir arastırma (Recherche sur les dialectes Göktürk-Ouïgour, zaza et kurmanç), Ankara, Ayyıldız Matbaası, 1984, vi-88 p. (Publications du TKAE)

Basbug Hayri, Iki Türk Boyu Zaza ve Kurmanlar (Deux ethnies turques: zazas et kurmanç), Ankara, Ayyıldız Matabaası, 1984, viii-90-6 p. (Publications du TKAE n°70)

Ergin Muharrem, Türkiye’nin bugünkü meseleleri (Les problèmes de la Turquie actuelle), Ankara, TKAE Yayınları, 1988,.

Gülensoy Tuncer, Kürmanci ve Zaza Türkçeleri üzerine bir arastırma (Recherche sur les langues turques kurmanç et zazas), Ankara, Ayyıldız Matbaası, 1983, x-74 p. (TKAE n°64).

Kasgarli Aktok, Dogu ve Güneydogu uygarlısına giris (Introduction à la civilisation du sud et du sud-est), Ankara, TKAE, 1984, ix-88 p.

Kop [Sevengil] Kadri Kemal, Anadolu’nun Dogu ve Güneydogu (Le sud et le sud-est de l'Anatolie), Ankara, Ayyıldız Matbaası, 1982, xiv-69 p. (publication du TKAE n°60).

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16 Cf Güngör Erol, Dünden Bugünden Tarih, Kültür, Milliyetçilik, Ankara, Mayas Yayınları, 1982, p. 111.

17 Renseignement figurant au dos de beaucoup des publications du TKAE.

18 Voir la référence exacte en note ci-dessus.

19 Par exemple, Basbug relève les diphtongues principales de la langue des Turcs célestes (nç, iç, ng, ld-lt, yn-ny, ik-ki, nd-nt)et dresse la liste des mots zazas ou kurmanç qui intègrent ces diphtongues. Puis vient un long tableau (soixante pages) confrontant les mots zazas/kurmanç et Turcs célestes/ouïgours... où figure même la locution alıfl-verifl…

20 Voir la référence exacte en note ci-dessus.

21 Idem.

22 Rasonyi Lazslo, Türk devletinin batıdaki varıflleri ve ilk müslüman Türkler, Istanbul, TKAE, 1983, 240 p.

23Caferoglu Ahmet, Türk kavimleri, T.K.A.E., Ankara, Ayyıldız Matbaası, 1983, xiv-96 p.

24 Extrait de Taneri Aydın, Kürtler (Les Kurdes), Ankara, 1976.

25 Extrait de Kırzıoglu Fahrettin, Her bakımdan Türk olan Kürtler (Les Kurdes sont Turcs à tous points de vue), Ankara, 1964.

 

 
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