(dernières corrections: 19 avril 2011)
Depuis l’émergence de l’affaire Ergenekon, nombreux sont ceux, hors de Turquie (et même en Turquie) qui se demandent ce que signifie ce terme et quelle est son origine. Je propose ici un extrait un peu remanié de mon ouvrage Espaces et temps de la nation turque (1997), lui-même tiré de ma thèse « De l’Adriatique à la mer de Chine. Les représentations turques du monde turc à travers les manuels scolaires d’histoire » (1994). On trouvera également d'excellentes précisions dans Wikipedia en anglais :
http://en.wikipedia.org/wiki/Ergenekon.
Voici la référence à utiliser pour citer ce texte :
Copeaux Etienne, Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste, 1931-1993, Paris, CNRS Éditions, 1997, pp. 157-165
Les inscriptions de l’Orkhon : le passé exemplaire des Turcs
Au sud du lac Baïkal, mais sur le territoire de l’actuelle Mongolie, coule la rivière Orkhon, affluent de la Selenga, qui se jette dans le lac. Sur les rives de l’Orkhon s’est développée aux VIIe et VIIIe siècles une culture qui a laissé des vestiges, notamment des stèles sur lesquelles sont gravés des textes en turc ancien et en Chinois. Il s’agit des plus anciennes oeuvres en langue turque, datées par les spécialistes du début du VIIIe siècle. Ces textes, très élaborés et très beaux, relatent l’histoire des « Turcs célestes » (Göktürk), une organisation politique dirigée par un « kaghan » (khan ou kagan). Plus exactement qu’un empire, les Turcs célestes auraient contrôlé une zone d’intervention militaire, de razzia, s’étendant depuis les monts Khangaï (lieu supposé des forêts mythiques d’Ötüken) jusqu’à l’ouest chinois, entre la Sibérie et le Tibet, et à certaines périodes de la mer d’Aral à la muraille de Chine.
Le contenu des inscriptions de l’Orkhon est très actuel. Elles parlent des conquêtes, mais plus encore des dangers qui ont eu finalement raison des Turcs célestes. Le plus grave n’est pas la défaite militaire, mais la déculturation, la sinisation, l’oubli des vertus turques, de la culture des steppes. Les textes peuvent être puissamment utiles dans un discours identitaire et nationaliste, auquel leur ancienneté et leur style épique peuvent conférer plus d’efficacité. Depuis 1931, ces textes sont étudiés en classe en Turquie. Dans leur traduction en turc moderne, le sens de certains mots anciens a été dévoyé ; on y a introduit des mots comme « nation », « empire », de manière à inférer l’existence d’une « nation » turque » au sens moderne d’État-nation , de façon continue depuis le VIIIe siècle.
Peut-être en raison même de leur pérennité et leur beauté, ou de la rareté des documents archéologiques, les stèles de l’Orkhon ont servi à une idéalisation des Turcs anciens. Les propos de Ziya Gökalp, dans Les bases du turquisme (1923), sont caractéristiques. A partir des inscriptions, il décrit une morale patriotique (vatanî ahlâk), un idéal féministe et même une morale internationale 1. Certains historiens estiment que les monuments de l’Orkhon attestent l’idée de domination mondiale, mise en pratique ensuite par les Ottomans 2. Le culte du ciel-dieu Tanrı est considéré comme une « religion nationale », et tous les auteurs du courant historique nationaliste, et la plupart des auteurs de manuels scolaires, idéalisent le monothéisme turc pour en faire, d’une part, la raison même de la conversion à l’islam, d’autre part, un argument prouvant la supériorité des Turcs 3.
Ergenekon, Orkhon, Ötüken : des mots du nationalisme raciste
L’utilisation des thèmes légendaires ou historiques de la haute Asie commence par la légende d’Ergenekon. Ce terme désigne le lieu mythique qui serait le lieu d’origine des Turcs célestes, situé quelque part dans les monts Khangaï où se trouve la source de l’Orkhon. La légende ressemble à celle de Romulus et Remus : l’ancêtre des Turcs célestes serait un enfant, seul survivant d’un groupe de proto-Turcs, abandonné dans ce lieu d’Ergenekon, qui aurait été recueilli et nourri par une louve. Le « peuple turc » une fois reconstitué à partir de cette renaissance miraculeuse, aurait établi là une première civilisation, domestiqué le feu, découvert l’art de forger. A partir de ce lieu d’Ergenekon, les Turcs célestes auraient essaimé, fondant notamment « l’empire des Turcs célestes » qui aurait contrôlé une grande partie de l’Asie intérieure. Le feu, le fer, la forge, le loup sont les ingrédients de la légende. Au début de la république (1923) la louve ou le loup (il n’y a pas de genre en turc) a servi de symbole du nouveau régime ; il renvoyait à la légende d’Ergenekon en évoquant le « foyer originel » d’Asie centrale, et contribuait à enraciner la république dans un passé öztürk, « authentiquement turc » 4. Lors de l’interdiction, sous Atatürk, de toute expression du panturquisme, celui-ci a dû se marginaliser et s’est radicalisé. L’image du loup a alors cessé d’être un symbole officiel pour être confisquée par l’extrême-droite, et utilisée par des revues extrémistes.
Elle figure, en 1931, en couverture de la revue turquiste Atsız ; puis, en 1938, sur la couverture de la revue raciste Ergenekon, dirigée par Reza Oguz Türkkan, dont la devise était « La race turque par-dessus tout ; au-dessus de toutes les races, la race turque ! ». Le loup gris (bozkurt) est éponyme, en 1939, d’une publication à laquelle participent le turcologue Hüseyin Namık Orkun, le réfugié bachkir Abdülkadir Inan, le panturquiste Necdet Sançar ; elle reprend la même devise raciste qu’Ergenekon. L’effigie du loup, et la même devise, continuent d’orner les couvertures de Gök-Boru, où l’on trouve encore, aux côtés de panturquistes, les noms d’Abdülkadir Inan et de l’historien Zeki Velidi Togan ; l’animal figure à quatre reprises dans le premier numéro, dont une fois associé à une phrase des stèles de l’Orkhon, en caractères originaux, et à deux vers de Ziya Gökalp 5. En 1962, le loup figure encore sur la couverture de la revue Orkun, et dans les pages intérieures, en titre de la rubrique Orkundan sesler (« Les voix de l’Orkhon ») ; cette revue offre le même mélange de textes de panturquistes (Atsız, Sançar), d’historiens (F. Tevetoglu) et de références à Ziya Gökalp 6. Le loup gris orne la couverture de la revue Türkeli (1969), organe très nationaliste des réfugiés kazakhs de Salihli 7. La revue Ötüken, à son tour, utilise le symbole du loup en 1971, assorti du slogan « Tous les Turcs en une armée ! » 8. On retrouve le loup gris dans les pages intérieures de la revue Kurultay, associé à la devise « Que Dieu protège les Turcs ! » 9. Enfin, aujourd’hui [1994], les « idéalistes » (ülkücüler) se nomment eux-mêmes « loups gris », et l’effigie de l’animal est exhibée dans les meetings du MHP (extrême-droite) 10.
On peut observer ainsi, autour de l’utilisation d’un même symbole, un processus qui finit par mêler la fascination pour l’histoire de la haute Asie, l’intérêt pour les cultures turcophones, la turcologie et l’extrémisme de droite. Les auteurs appartiennent à la fois à la mouvance ultra-nationaliste, au monde des réfugiés d’URSS, et au milieu des historiens et turcologues, certains étant les trois à la fois, comme Zeki Velidi Togan. Hüseyin Nâmık Orkun (1902-1956) fut l’incarnation même de cette confusion, jusque dans le patronyme qu’il s’était choisi : formé en Hongrie, il a publié la première grande édition complète des inscriptions turques anciennes ; militant « turquiste », il fut emprisonné en 1944. Il a d’ailleurs écrit dans des revues extrémistes comme Bozkurt.
L’esprit d’Ergenekon se diffuse dans l’Etat
En raison de ce processus, les trois noms propres Orkun (ou Orhun), Ötüken et Ergenekon, de nos jours, évoquent au moins autant le panturquisme et l’extrême-droite que le passé ancien 11. Cependant, on observe depuis le début des années 1990 une diffusion de ces symboles et éponymes en-dehors de l’extrême-droite, dans des milieux nationalistes plus modérés, et même dans les cercles gouvernementaux ; par exemple, Hasan Celal Güzel, président du parti de la Renaissance (Yeniden Dogus Partisi) a évoqué pour la Turquie la nécessité d’une renaissance et d’un « second Ergenekon » 12 ; depuis le printemps 1993, on constate une tentative de récupération de la fête irano-kurde de Nevruz (21 mars), que les autorités cherchent à faire passer pour une fête authentiquement turque, l’Ergenekon bayramı 13. Enfin, une des manifestations de ce phénomène récent est la publication, par le ministère turc de la Culture, d’albums pour jeunes retraçant, de façon très idéalisée, les origines centre-asiatiques des Turcs 14.
L’examen d’un des slogans de l’extrême-droite offre une autre manière d’évaluer la fascination pour les stèles de l’Orkhon. Il s’agit d’une phrase extraite des stèles de l’Orkhon 15, dont le texte original peut être traduit diversement. Présente dans certains numéros de la revue Kurultay, ainsi qu’en couverture de Devlet (1975-1976), il proclame : « Turc ! tremble et reviens à toi-même », ou sous une forme abrégée, « Turc, reviens à toi » (Ey Türk, [titre ve] kendine dön). A travers l’injonction du kaghan Bilge à son peuple, les nationalistes s’adressent aux Turcs du XXe siècle pour les mettre en garde ; au VIIIe siècle, le principal danger était la sinisation. Au XXe siècle, selon le moment, il a pu s’agir du communisme, de l’occidentalisation, ou de toute autre influence étrangère, et la sécession kurde est souvent perçue et dénoncée comme telle. Cette idée est explicite dans le discours de « culture nationale », par exemple sous la plume d’un auteur qui cherche à évaluer la portée actuelle des textes de l’Orkhon : « Aujourd’hui, nous ne devons pas oublier que la nation turque a des ennemis. D’ailleurs, les ruses des ennemis actuels sont bien plus dangereuses que celles des Chinois [de cette époque] 16. »
Ce genre de réflexion, issu non pas d’un organe de l’extrême-droite mais d’une revue culturelle semi-officielle, montre que les textes de l’Orkhon sont utilisables dans un large spectre de la vie politique turque. Le repli sur les valeurs turques n’est pas seulement préconisé par l’extrême-droite.
Malgré l’utilisation politique des textes de l’Orkhon, ce fait culturel du passé fait partie de la chaîne d’événements ou d’époques dans lesquels se reconnaît, aujourd’hui, le kémalisme et qu’ont repris à leur compte les tenants de la synthèse turco-islamique. Dans les manuels scolaires d’histoire, on peut trouver des exemples d’association, voire de confusion, entre la saga de Mustafa Kemal Atatürk et celle des Turcs célestes de l’Ergenekon.
Le cas le plus remarquable de rapprochement entre la légende d’Ergenekon et la république kémaliste se trouve dans un manuel pour collèges (1987, réédité au moins jusqu’en 1995) ; de manière apparemment incongrue et anachronique, le document qui est inséré à la fin de la leçon sur les Turcs célestes n’est autre que le Discours du dixième anniversaire de la république prononcé par Atatürk le 29 octobre 1933, que les écoliers doivent savoir par cœur. Ce qui peut passer à première vue pour une erreur de la part des concepteurs du manuel est une démarche qui fait implicitement d’Atatürk l’égal et l’héritier direct des grands kaghans des Turcs célestes. La célèbre phrase d’Atatürk qui clôt ce discours : « Quel bonheur pour celui qui dit : ‘Je suis turc’ ! » devient l’équivalent moderne du « Turc, tremble et reviens à toi-même ! » des stèles de l’Orkhon17. Ainsi, les deux âges historiques s’éclairent mutuellement ; l’époque d’Atatürk est un redressement permis par les vertus intrinsèques des Turcs. La juxtaposition des deux âges historiques est la représentation métaphorique d’un succès, celui de la conservation des valeurs turques, malgré le temps passé, les pérégrinations géographiques et les multiples contacts avec d’autres cultures. Inversement, la juxtaposition des deux époques confère un caractère moderne, avancé, aux sociétés turques du passé ; comme elles ont les mêmes qualités qu’aujourd’hui, elles peuvent produire les mêmes effets : elles sont vues comme des sociétés laïques, tolérantes, démocratiques, où hommes et femmes sont égaux, comme des sociétés organisées, conscientes d’elles-mêmes, où l’on décèlerait un sentiment national.
Pour aller plus loin
Dans le premier chapitre de mon ouvrages Espaces et temps de la nation turque, on trouvera le récit de la genèse de l’historiographie nationaliste turque, et notamment le rôle des apports de la turcologie occidentale de la fin du XIXe siècle, avec la découverte des stèles de l’Orkhon, leur déchiffrement et le rôle de ces textes dans l’élaboration d’une nouvelle « histoire des Turcs », en France et en Turquie.
Pages 145 à 180, outre les développements résumés ci-dessus, je propose une traduction en français des passages les plus significatifs des textes de l’Orkhon, un inventaire des extraits utilisés dans la littérature scolaire, une confrontation des différentes versions en turc moderne et une analyse des interprétations nationalistes.
Enfin, dans ma thèse ou directement sur ce blog, on trouvera une abondante bibliographie sur ce sujet, incluant les sources (liens: bibliographie (1) et (2)).
1 Z. Gökalp, Türkçülüfiün Esasları [Les Bases du turquisme], Istanbul, Toker, 1989, p. 173.
2 Notamment Osman Turan, Türk Cihan Hâkimiyeti Mefkûresi Tarihi [Histoire de l’idée de domination mondiale chez les Turcs], Istanbul, Istanbul Matbaası, 1969, vol 1, pp. 83 sq.
3 Cf. O. Turan : « Les historiens de la religion pensent, avec raison, que la foi monothéiste est un état avancé [de culture] », o.c., volume 1, p. 49. En conséquence, il peut comparer avantageusement les Turcs aux Grecs et aux Romains ; quant au monothéisme musulman des Arabes, il est en quelque sorte entaché par leur passé polythéiste.
4 Le loup figure sur un timbre dès 1922, puis sur un nouveau modèle, de l’époque républicaine (1925), et, la même année, sur le billet de cinq livres. La revue du très officiel Institut de turcologie, fondée en 1924, portait sur sa couverture le symbole du loup.
5 Gök-Boru, 1, 5 novembre 1942.
6 Orkun, 1, février 1962.
7 Cf. Ingvar Svanberg, Kazak Refugees in Turkey, Upsala, Academia Ubsaliensis, Stockholm, Almqvist and Wiksell International, 1989, p. 173.
8 Ötüken, 2, février 1971.
9 Kurultay, 3, 1989, ainsi que dans un exemplaire non daté ni numéroté, probablement 1989.
10 Elle est également assez courante dans la zone nord de Chypre, occupée par l’armée turque depuis 1974. Nous y avons observé un exemple d’utilisation quasi officielle du loup gris : l’animal, représenté dans une attitude désormais stéréotypée qui ne laisse aucun doute sur sa connotation extrémiste, figure sur un monument, surmonté du drapeau de la « République turque de Chypre du nord » se trouvant au chevet de l’ancienne cathédrale de Nicosie (mosquée Selimiye). Cf. E. Copeaux et Claire Mauss-Copeaux, Taksim ! Chypre divisée, Lyon, Aedelsa, 2005 (ce lien donne accès à l'introduction de cet ouvrage).
11 Par exemple, Ötüken est le nom d’une maison d’édition nationaliste d’Istanbul ; Ergenekon est le nom d’un mouvement ultra-nationaliste établi en Allemagne et en Suisse (Türkiye, 12 novembre, 27 et 28 décembre 1991; 9 décembre 1992).
12 Türkiye, 15 janvier 1992.
13 Ce détournement d’un fait culturel a commencé, semble-t-il, par une publication par d’Abdülhâluk Çay, Türk Ergenekon Bayramı Nevruz [Le newroz, une fête turque d’Ergenekon], Ankara, TKAE Yayınevi, 1985. En 1992, on pouvait lire dans une revue officielle : “The beginning of Nevruz goes back to the legend of Ergenekon, according to which the Turks went to Ergenekon (...). We can say that Nevruz is a truly unique Turkish tradition.” (Turkish Review Quaterly Digest, Ankara (Directorate General of Press and Information), VI, 30, 1992, pp. 51-52.
14 Voir, par exemple, parmi ces albums, O. Oktay, Göç Destanı, 1991; et Manas Destanı, 1991.
15 “Türk budun ertin, ökün” : Kül-tigin, face est, 22-23.
16 M. Aydın, « Orhun Abidelerinin Mesajları [Le message des textes de l’Orkhon] », Türk Kültürü, XXVIII, 329, 1990, pp. 513-522.
17 Cité dans Aksit, Ortaokul I, édition de 1987, pp. 40-41 ; édition de 1995, pp. 26-27.