[Ce texte est la première partie de ma contribution à l'ouvrage publié ce mois d'octobre aux éditions Brill par Igor Dorfmann-Lazarev et Haroutioun Khatchadourian,
Monuments and Identities in the Caucasus: Karabagh, Nakhichevan and Azerbaijan in Contemporary Geopolitical Conflict.
Je me suis attaché à y montrer les influences réciproques, et directes, entre les nationalismes turcs et azéris, sur la longue durée, depuis la fin du XIXe siècle. Françoise Miquet, de l'Université de Montréal, en a assuré la traduction en anglais.]
Photo publiée sur le site de Hürriyet Daily News, 22 novembre 2020 https://www.hurriyetdailynews.com/turkish-troops-ready-for-deployment-in-azerbaijan-turkish-defense-ministry-160260
Ce chapitre vise à évaluer le 'facteur azerbaïdjanais' dans le nationalisme turc, sur une durée d'environ un siècle, entre les années 1880 et les années 1990. L'espace considéré est transnational 1, aussi vaste que le temps est long. Les faits et les acteurs se jouent des frontières, lesquelles ne sont pas celles d'aujourd'hui, séparent des pays qui, tout au long de la période, n'existent pas sous la même forme ou sous le même nom, et dont la démographie a été modifiée par la violence des événements. Les acteurs du début de la période ont suivi des itinéraires complexes, en raison de leurs études, de leurs engagements politiques, des périodes d'exil qu'ils ont dû subir. Au cours de leur vie, leurs noms même ne sont pas stables, et leurs 'identités' sont multiples, puisque beaucoup d'entre eux s'exprimaient aisément en turc azéri, en turc ottoman, en persan, en russe, et, en exil, en allemand ou en français.
Il est toutefois difficile de se focaliser uniquement sur le facteur proprement azerbaïdjanais, tant les aspirations des nationalistes azéris étaient proches de celles des autres musulmans de l'empire de Russie (puis de l'URSS) ; inversement, l’intérêt que les nationalistes turcs – aussi bien vers 1910 que vers 1990 – ont porté à leurs 'frères de race' se limitait rarement à l'une des 'nations turques' en particulier, mais il englobait au contraire l'ensemble du monde musulman de Russie : Tatars et Bachkirs de la Volga et de l'Oural, Tatars de Crimée, 'Turkestanais' devenus Turkmènes, Ouzbeks, Kazakhs ou Kirghizes, 'Musulmans du Caucase' dits aussi improprement 'Tatars', devenus ensuite 'Azéris'.
Mais les Azéris jouent un rôle de premier plan, au moins au début de la période car, en Transcaucasie russe 2, Tiflis, le chef-lieu du gouvernement russe, est très cosmopolite, comme le devient ensuite Bakou à la faveur du boom pétrolier. Les nationalités ('Tatars', Arméniens, Géorgiens, Russes) se mêlent intimement. Par ailleurs, la richesse pétrolière a permis à Bakou le développement d'une vie intellectuelle précoce, et un bouillonnement nationaliste, uniques parmi les musulmans de l'Empire russe. Dans toute la Transcaucasie d'ailleurs, la littérature, le théâtre, le journalisme vivaient dans un contexte d'inter-culturalité, une 'bigarrure' inimaginable aujourd'hui, comme le montre la carte ethnographique de Nikolaus von Zeidlitz, publiée en 1881 3. En conséquence, comme l'écrivait Mehmet Emin Resulzade en 1939, à Bakou, 'le mouvement national [avait] pris, plus tôt qu'ailleurs dans l'Orient musulman, des caractéristiques européennes' 4.
Au long de ce chapitre, il me faudra donc déborder parfois largement du sujet de l'Azerbaïdjan, avant de resserrer la focale en même temps que se resserrent les liens entre la Turquie et le seul Azerbaïdjan, en raison de leur proximité géographique, linguistique, idéologique, et en raison des guerres qui ont opposé Azéris et Arméniens en 1988-1992, avant de les opposer à nouveau en 2020, événements qui ont revivifié, de part et d'autre, la mémoire jamais ensevelie du génocide de 1915. La mémoire, mais aussi la crainte de nouvelles violences car, comme l'écrit le psychanalyste Guy Laval, 'si l'histoire ne se répète pas, elle risque (…) de buter sur les problèmes non résolus et répéter de la mort' 5.
Je m'efforcerai de suivre le fil conducteur azerbaïdjanais, sinueux et complexe, à travers les itinéraires des intellectuels azéris, acteurs du nationalisme turc, entre le Caucase et la Turquie 6 ; puis, j'examinerai le développement en Turquie d'un tropisme asiatique qui devait sensibiliser la population par l'enseignement, tandis que, à la même époque, les réfugiés azéris et 'turciques' de la seconde vague se retrouvaient en Europe pour former un mouvement anti-bolchevique qui allait ensuite infléchir la vision turque du monde 'turcique' 7 vers l'extrême-droite ; enfin, j'évoquerai ce qu'on peut considérer comme un effet de ce processus, la naissance, dans les années 1990 en Turquie, d'un lobby nationaliste poussant au resserrement des liens avec l'Azerbaïdjan et l'Asie centrale.
1 Cf. Gilles Riaux, Ethnicité et nationalisme en Iran. La cause azerbaïdjanaise, Paris, Khartala, 2012.
2 La région du Caucase couvrait le nord et le sud de la chaîne. La Transcaucasie comprenait les gouvernements de Bakou, Batoum, Elisavetpol (Gandja), Erevan, Kars (aujourd'hui en Turquie), Koutaïssi, Tiflis (aujourd'hui Tbilissi).
3 Elle est conservée à la Bibliothèque nationale de France (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530066764/f1.item.zoom) et reproduite par Étienne Peyrat dans son article 'Des empires aux Etats-nations', Le Monde diplomatique, janvier 2021, pp. 14-15.
4 Mehmet Emin Resulzade, 'Le mouvement national en Azerbaïdjan', La Revue de Prométhée, II, 1, février 1939, p. 65.
5 Guy Laval, Malaise dans la pensée. Essai sur la pensée totalitaire, Paris, Publisud, 1995, p. 76.
6 J'emploie cette désignation par commodité. La 'Turquie' n'est officiellement le nom d'un Etat qu'à partir de la fondation de la république (1923). Toutefois, avant cette date, on l'employait très couramment pour désigner l'Empire ottoman.
7 Je désignerai ainsi l'aire géographique et ethno-linguistique où sont parlées des langues de la famille linguistique turque. Le nationalisme turc emploie l'expression 'monde turc' (Türk dünyası), qui est abusive. Le terme 'turcique' (Turkic en anglais) a l'avantage de n'être pas connoté idéologiquement. Quant aux mots 'turquiste' et 'turquisme', traduits du turc Türkçü et Türkçülük, ils désignent ce qui a trait au nationalisme turc de Turquie – c'est ainsi que les acteurs se désignent. Il convient de rappeler que le mot 'Turc', au cours du XIXe siècle, désignait indifféremment un musulman, turc ou non (cf. l'expression 'se faire Turc' : se convertir à l'islam). Pour ces questions de terminologie, cf. la thèse d'Aurélie Stern, Rêve d'une union turcique ? Les relations entre les promoteurs d'une turcité unie des Républiques de Turquie et d'Azerbaïdjan (1990-2020), Paris, EHESS, 2021.
L'acte de naissance du nationalisme turc
Le territoire correspondant à l'Azerbaïdjan actuel n'a été soumis à la puissance ottomane que pendant vingt ans, à la fin du XVIe siècle. La parenté linguistique entre la langue turque de Turquie et le turc azéri n'est pas due à cet épisode, et la Turquie est peu fondée, historiquement, à avoir des prétentions irrédentistes sur cette partie de l'aire 'turcique'. Toutefois, cette parenté permet un haut degré d'intercompréhension entre Turcs et Azéris, et elle a permis, particulièrement depuis la fin du XIXe siècle, des échanges intellectuels qui ont joué un rôle important dans la gestation de la Turquie anatolienne moderne.
En effet, la naissance du nationalisme turc procède de deux influences. La première, purement historiographique, est celle de la turcologie occidentale naissante, qui a permis aux Turcs de concevoir un récit national autonome, indépendant de l'histoire classique arabo-musulmane. L'autre est à la fois historiographique et politique, et passe en partie par les intellectuels turciques (Tatars, Bachkirs, Azéris) de l'Empire russe, réfugiés à Istanbul.
Le déclencheur de cette historiographie proprement turque est le déchiffrement des textes gravés au VIIIe siècle sur les stèles de l'Orkhon (dans l'actuelle Mongolie), déchiffrés par Wilhelm Radloff (Vasily Radlov) et publiés par le Danois Vilhelm Thomsen en 1896 1. Leur existence avait été révélée au monde scientifique occidental cent ans plus tôt, mais leur message, sous une forme plus ou moins biaisée, allait très vite renforcer la conscience nationale turque. Les textes, longs, épiques, d'une facture littéraire élaborée, rédigés dans un alphabet original, sont l'un des plus anciens exemples de la langue turque écrite, et probablement le premier document écrit par des Turcs sur leur propre histoire. Au contact direct de l'empire de Chine, les kaghan des 'Turcs célestes' (Göktürk) enjoignaient leurs tribus à ne pas céder à la tentation de la sinisation et de la sédentarisation, à 'rester elles-mêmes' et à conserver les valeurs de la culture des steppes – sous peine de disparaître.
En 1873 déjà, Léon Cahun, érudit français turcophile, avait exposé ses hypothèses sur les migrations des 'races touraniennes', dues, selon lui, à l'assèchement d'une mer intérieure en Asie centrale 2. Bénéficiant des travaux de Thomsen et vulgarisant les connaissances de l'époque, il allait publier en 1896 un des premiers récits historiques concernant les Turcs, dans lequel il interprète les textes de l'Orkhon comme la naissance d'un sentiment national, construit sur l'existence précoce d'un Etat. Grâce à une série d'inférences, il prêtait aux Turcs célestes de fortes vertus politiques et morales. Cette interprétation, relativement discrète chez Cahun, allait être plus tard exacerbée par les historiens turcs du XXe siècle 3.
La transmission de cette vision du monde turc fut assurée par l'écrivain et traducteur Necib Asım, qui publia en 1900 une Histoire turque (Türk Tarihi) reprenant à peu près tel quel l'ouvrage de Cahun. C'est le début d'un processus qui, en dépassant la simple conception de l'histoire, est à la base du nationalisme turc.
1 Vilhelm Thomsen, 'Déchiffrement des inscriptions de l’Orkhon et de l’Iénisséi, notice préliminaire', Bulletin de l’Académie Royale des Sciences et des Lettres de Danemark, Copenhague, 1893, pp. 285-299; Wilhelm Radloff, Die alttürkischen Inschriften der Mongolei, Saint-Pétersbourg, 1894 ; V. Thomsen, Les Inscriptions de l’Orkhon déchiffrées, Helsingfors, 1896. Cf. Wolfgang-E. Scharlipp, 'The Decipherment of the Turkish Runic Inscriptions and its Effects on Turkology in East and West', Journal of Turkish Civilization Studies, 2004, n° 1, pp. 303-318. En ligne : http://journals.manas.edu.kg/mjtc/oldarchives/2004/27_801-2060-1-PB.pdf (consulté le 30 juin 2021).
2 Léon Cahun 'Habitat et migrations préhistoriques des races dites touraniennes', Congrès International des Orientalistes. Compte-Rendu de la première session, Paris, 1873, tome 1, Paris, Maisonneuve et Compagnie, 1874, pp. 431-441, carte h.t.
3 L. Cahun, Introduction à l’histoire de l’Asie. Turcs et Mongols des origines à 1405, Paris, 1896. On trouvera une analyse détaillée de ces textes, et de leur dévoiement par le nationalisme turc, dans mon ouvrage Espaces et temps de la nation turque. Analyse d'une historiographie nationaliste, Paris, CNRS-Editions, 1997, pp. 154-180.
Les acteurs azerbaïdjanais dans la naissance du nationalisme turc
L'étape suivante, tout aussi décisive, est la rencontre entre ce sentiment national-historique et l'arrivée à Istanbul de la première vague d'intellectuels turciques de l'Empire russe. La rencontre se fait en particulier dans les féconds milieux journalistiques de l'époque, aussi bien à Istanbul que dans l'Empire russe 1.
Au tournant du siècle, l'intérêt de l'intelligentsia ottomane pour les musulmans de Russie allait croissant. Par exemple, le quotidien İkdam publiait des séries d’articles sur les Toungouzes, les 'Turcs' de Pékin, les Bachkirs, les Kirghizes, etc. 2. Ainsi naissait un sentiment d’identité commune, une conscience nationale ou ethnique, et non simplement une solidarité inter-musulmane. En 1901, Necip Asım écrivait dans İkdam : 'Nous sommes Touraniens et notre langue aussi est touranienne (...). Nous devons, par conséquent, nous tourner d’abord (...) vers notre langue maternelle 3.'
Le monde intellectuel musulman de Russie était en bouillonnement, notamment sous l'influence du Tatar de Crimée Ismail Gasprinski (Ismail Gaspıralı, 1851-1914), qui fut un des inspirateurs du réveil des peuples turciques. Sa doctrine, l'Usul-i Cedid (litt. 'nouvelle méthode') ou Djadidisme, promouvait notamment la création d'une langue unique, compréhensible d'Istanbul à Tachkent. Il avait lancé le premier organe de presse en langue turque de l'Empire russe, le Tercüman ('L'Interprète', 1883-1904) dont le mot d'ordre était 'Unité dans la langue, la pensée, l'action' 4.
En Transcaucasie, les intellectuels musulmans bénéficiaient du financement prodigué par de riches mécènes, notamment l'industriel Zein ul-'Abdin Tagiev. Il avait créé en 1881 le périodique en langue russe Kaspij, dont le rédacteur en chef fut, un temps, l'avocat Ali Mardan Topçubaşı (Toptchibachi) 5. Le même avait lancé ensuite, en 1904, un quasi-quotidien en langue turque ottomane dont l'importance fut capitale, Häjat (Hayat) : 'Pour la première fois, un organe de presse exprimait avec force les thèses pro-turques alors que sur l'ensemble de la bourgeoisie musulmane dangereusement menacée dans ses intérêts économiques par le concurrent arménien jouissant du soutien de l'administration russe, soufflait un vent de nationalisme, que, d'autre part, la Turquie exerçait une puissante force d'attraction 6'. Ses rédacteurs en chef étaient Hüseyinzade Ali et Ahmet Ağaoğlu, les deux principaux acteurs azerbaïdjanais du nationalisme turc.
Poursuivant son rôle de mécène, Tagiev avait assuré en 1906 le financement de l'hebdomadaire créé cette fois par Hüseyinzade Ali, Füyûzat, 'une des plus remarquables revues du Caucase, des mieux faites et des plus intéressantes', qui joua 'un très grand rôle dans la formation de la langue littéraire azérie, qu'il voulait rapprocher de la langue du Tercüman de Gasprinski' 7.
Le monde intellectuel musulman se structurait. Les Congrès des musulmans de Russie tenus à Nijni-Novgorod, en août 1905 et août 1906, avaient rassemblé de grands noms : Ismail Gasprinski, qui présida les deux congrès ; le Bachkir Zeki Velidov [Togan 8], les Tatars Yusuf Akçura 9 et Sadri Maksudi [Arsal], et les Azéris Ayaz Ishaki et Ali Mardan Topçubaşı. Par la suite avait été fondée l'Union des musulmans de Russie, présidée par Yusuf Akçura, liée au parti KD. Ce mouvement n'est pas passé inaperçu en Turquie.
En effet, l'osmose entre le nationalisme turc et les mouvements turco-musulmans de Russie a été favorisée par de constants va-et-vient. Les nationalistes turcs constituaient un milieu d'accueil, ouvert aux idées et aux hommes venus de Russie. C'est en 1889 que fut fondée la principale organisation 'jeune-turque', le fameux Comité Union et Progrès (İttihad ve Terakki Cemiyeti, CUP), par un groupe d'étudiants de l'Ecole de médecine militaire d'Istanbul. C'est justement dans cette école et au sein de ce groupe d'abord clandestin que, dès 1889, s'intègre le jeune Azéri Hüseyinzade Ali.
Les contacts entre la Turquie et le Caucase s'établissent par des liens personnels très forts, dans le milieu jeune-turc, à Istanbul, ou même à Paris, où étudie le jeune Azéri Ahmet Ağaoğlu qui se lie avec des exilés turcs nationalistes. La politique répressive instaurée par Abdülhamid II en 1903 contraint des intellectuels 'russes' comme Hüseyinzade Ali à retourner à Bakou ; il se fait alors une transmission directe des idéaux des Jeunes-Turcs 'Unionistes'. Puis, la répression de la révolution de 1905 en Russie, et l'instauration du régime policier de Stolypine (1906-1911) produit un mouvement d'exil inverse. Beaucoup d'intellectuels caucasiens vont se réfugier dans l'Iran voisin (où souvent ils participent à la révolution constitutionnelle de 1905-1911). Ils profitent ensuite de la nouvelle liberté que connaît la Turquie lors de l'instauration de la monarchie constitutionnelle (1908), levant la censure. C'est le début du régime jeune-turc, et au cours de ses premières années la vie de la presse connaît un essor sans précédent : alors qu'on ne comptait, dans tout l'Empire ottoman, que 120 journaux et magazines avant 1908, leur nombre passe à 730, dont 377 à Istanbul, en une seule année 10. Certains acteurs, comme Ağaoğlu, retrouvent alors les Jeunes-Turcs contactés à Paris, qui eux aussi rentrent à Istanbul.
En 1913, à l'occasion du troisième centenaire de la dynastie des Romanov, le régime tsariste proclame une amnistie générale qui permet à de nombreux musulmans 'russes' de quitter Istanbul, et de participer aux mouvements politiques naissants, dont le parti musulman Müsavat créé à Bakou par Mehmet Emin Resulzade. Parmi les 'allogènes' de Russie, les forces politiques sont prêtes lors des révolutions de Février et Octobre 1917, ouvrant une période de grande effervescence en Transcaucasie avec la proclamation d'autonomie, puis les proclamations d'indépendance de la Géorgie, de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan, période caractérisée aussi par d'extrêmes violences entre Arméniens et Musulmans 11, puis entre autonomistes et bolcheviques. La prise du pouvoir par les bolcheviques et la fin de l'indépendance, en 1920, provoquent enfin un nouveau mouvement d'exil, définitif cette fois, vers l'Iran, la Turquie ou l'Europe.
Ces mouvements de va-et-vient incessants, entre 1889 et 1920, ont favorisé une grande familiarité intellectuelle entre les musulmans de Russie et les Jeunes-Turcs. Les idées ont circulé avec facilité, notamment grâce à la vitalité de la presse et de l'édition. Un double levain a fait fermenter le nationalisme dans les deux sens, de part et d'autre du fleuve Araxe. Ainsi, plusieurs Azéris, comme Hüseyinzade Ali et Ahmet Ağaoğlu, ont joué un rôle essentiel dans l'histoire du nationalisme turc.
1 Cf. David Kushner, The Rise of Turkish Nationalism, 1876-1908, Londres, Routledge, 1977.
2 Cf. D. Kushner, The Rise, pp. 42-45.
3 Necip Asım, 'Makale-i Mahusa', İkdam, 14 janvier 1901 ; cité par D. Kushner, The Rise, p. 44.
4 Cf. Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, La Presse et le mouvement national chez les musulmans de Russie avant 1920, Paris, La Haye, Mouton, 1964, pp. 35-46 ; Jala Garibova, 'A Pan-Turkic Dream : Language Unification of Turks. Languaging and Ethnifying', in Joshua A. Fishman and Ofelia Garcia (ed.), Handbook of Language and Ethnic Identity, Oxford, Oxford University Press, 2011, pp. 268-281 ; E. Copeaux, 'Une mémoire turque du djadidisme ?', Cahiers du Monde russe, XXXVII (1-2), 1996, pp. 223-232.
5 Cf. Bennigsen et Lemercier-Quelquejay, pp. 31-32.
6 Bennigsen et Lemercier-Quelquejay, pp. 106-107.
7 Bennigsen et Lemercier-Quelquejay, pp. 110-111.
8 Les noms entre crochets sont les patronymes adoptés ultérieurement en Turquie en 1934.
9 Cf. François Georgeon, Aux origines du nationalisme turc. Yusuf Akçura (1876-1935), Paris, Editions ADPF, 1980, 154 p.
10 Cf. O. Özavcı, Intellectual Origins of the Republic : Ahmet Ağaoğlu and the Genealogy of Liberalism in Turkey, Leiden, Boston, Brill, 2015, p. 75.
11 Cf. Serge Afanasyan, L'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie de l'indépendance à l'instauration du pouvoir soviétique, 1917-1923, Paris, L'Harmattan, 1981.
Hüseyinzade Ali et Ahmet Ağaoğlu, destins parallèles
Hüseyinzade Ali (dit Ali Bey, et connu aujourd'hui en Turquie comme Ali Turan), né en 1864 à Salyan, a été, toute sa vie, un passeur entre les intellectuels de Bakou et ceux d'Istanbul. Les biographes turcs nationalistes le disent prédestiné, 'passionné [dès l'enfance] par la langue turque, le sentiment de la turcité et la Turquie', ayant toujours considéré 'la Turquie' comme une mère-patrie, et les Turcs de l'Empire ottoman comme des 'compatriotes' 1. Il vient à Istanbul en 1889 pour terminer ses études de médecine à l'Ecole de santé des armées. Il est ainsi plongé dans ce milieu estudiantin qui a justement, en février de cette année-là, créé le Comité Union et Progrès clandestin. Il y rencontre Ziya Gökalp, un des inspirateurs du nationalisme turc, et ne quitte plus le milieu politique des Jeunes-Turcs jusqu'à son expulsion et son retour à Bakou en 1903.
Là, sa carrière croise sans cesse celle de l'autre grand passeur, Ahmet Ağaoğlu (ou Agayev, 1869-1939) 2. Né à Choucha (Karabagh), éduqué en russe ainsi qu'en persan et en arabe, il avait étudié à Paris en histoire et philologie, où il fréquentait le milieu des Jeunes-Turcs exilés 3. De retour au Caucase (1894), à Tiflis, puis Choucha où il enseigne le français et crée une bibliothèque, enfin à Bakou, il est un familier de Hüseyinzade Ali et de Topçubaşı, tous admirateurs de Gasprinski. Il participe au mouvement national et écrit pour Kaspij, et pour un journal en langue azérie de Tiflis, Şark-i Rus.
Les deux hommes, qui font partie de la même génération, se se retrouvent désormais, à Bakou puis à Istanbul, dans un idéal commun, celui d'un nationalisme turc transfrontalier, que les Occidentaux désigneraient comme panturquiste, et que les Turcs eux-mêmes diraient 'turquiste' (türkçü).
A Bakou, Hüseyinzade Ali, qui bénéficiait de sa familiarité du milieu jeune-turc d'Istanbul, a su faire profiter la revue Füyuzat de ses qualités intellectuelles 4'. C'est lui, notamment, qui se chargeait d'adapter la langue du journal pour la rapprocher du turc ottoman, en remplaçant les mots russes ou persans par des mots turcs ou des néologismes. Ce travail annonce la grande 'réforme de la langue' mise en œuvre ultérieurement par la république de Turquie. Selon l'expression d'un biographe nationaliste, à Bakou, Ali Bey 'faisait du turquisme' 5.
La révolution jeune-turque de 1908 a pour effet d'attirer à Istanbul des intellectuels tels qu'Ismail Gasprinski, Yusuf Akçura, et les deux Azéris : Ağaoğlu en 1909, et Ali Bey en 1910. La presse stambouliote (Sabah, Tercüman-ı Hakikat, İkdam) leur permet de se faire entendre et de devenir des acteurs du monde intellectuel turc. Ainsi, l’Azerbaïdjan fut pour le nationalisme turc une 'pépinière de dirigeants politiques qui finalement vinrent au premier plan durant la période kémaliste de l’histoire de la Turquie 6'. Ağaoğlu adhère au CUP. En 1912, c'est chez lui qu'est créée l'organisation des Foyers turcs (Türk Ocakları), avec Hüseyinzade Ali, Gasprinski et Akçura ; il s'y consacre intensément jusqu'en 1918, en en faisant un organe transmetteur, à travers le pays, de l'influence du CUP 7. Familier de Ziya Gökalp, il devient rédacteur en chef de Tercüman-i Hakikat. Son niveau d'études, sa grande connaissance des langues et son expérience lui ouvrent la porte de l'université d'Istanbul où il enseigne le russe, puis occupe la chaire d'histoire turque nouvellement créée.
Hüseyinzade Ali, lui aussi, reprend ses activités dans le mouvement turquiste d'Istanbul, en adhérant d'abord à la Türk Derneği (Société turque) fondée en 1908, et qui rassemblait des intellectuels comme le poète Mehmet Emin Yurdakul, l'historien turcologue Fuat Köprülü (Köprülüzade) et les Tatars Yusuf Akçura et Ismail Gasprinski. Il a contribué à fonder la revue Türk Yurdu en août 1911, la plus influente des revues nationalistes de l'époque, avec, à nouveau, Ahmet Ağaoğlu et Yusuf Akçura 8. Il entre alors, comme Ağaoğlu, au comité central du CUP.
Leur position de responsabilité dans le CUP permet à Ağaoğlu et à Hüseyinzade Ali de trouver facilement leur place dans la vie politique, sous le régime jeune-turc, puis sous la république kémaliste. Ainsi, Ağaoğlu devient député (CUP) d'Afyonkarahisar en 1912, puis de Kars après la restitution de cette province à la Turquie (1923). Il « flirte alors avec le kémalisme » (Özavcı), devient rédacteur en chef de l'organe des kémalistes Hakimiyet-i Milliye, et Mustafa Kemal lui confie en 1921 la direction de la presse et de l'information (Matbuat Umum Müdürlüğü). Qu'il fût manipulé par Mustafa Kemal ou sincèrement décidé à s'opposer à lui, il fut l'un des fondateurs de l'unique et éphémère parti d'opposition Serbest Cumhuriyet Fırkası (Parti républicain libre, 1930), ce qui mit fin à sa carrière politique.
Hüseyinzade Ali et Ağaoğlu ont occupé diverses fonctions pendant la guerre ; le premier s'est rendu en Europe occidentale avec une délégation 'touraniste' pour sensibiliser l'Europe aux problèmes des peuples turciques. Le second est à ce point proche du pouvoir qu'en 1918, il est aux côtés du commandement turc, comme conseiller, lors de l'expédition de Bakou. Les deux hommes participent en 1918 aux pourparlers de Batoum entre la Turquie et la Transcaucasie nouvellement autonome.
Au moment de la défaite, tous deux ont été mis en accusation par le gouvernement de Damat Ferit Pacha pour participation au génocide, en tant que responsables du CUP, et remis aux occupants anglais. Hüseyinzade Ali fut brièvement emprisonné, échappant à la relégation. Ağaoğlu, lui, a été relégué à Malte durant 18 mois, en compagnie de Ziya Gökalp.
Leurs vies, ensuite, sont restées liées à la république kémaliste, héritière du CUP ; ils ont fait partie du pouvoir culturel kémaliste, Ağaoğlu comme historien, Hüseyinzade Ali (qui a significativement choisi le patronyme de Turan) comme linguiste. Les deux hommes sont morts en Turquie, le premier en 1939, le second en 1940.
Le rôle de Hüseyinzade Ali dans l'idéologie nationaliste turque est important. Il fondait sa pensée sur une trilogie d'idéaux présentée comme une 'nécessité impérieuse' : 'Nous appartenons à la nation turque, à la religion musulmane, et à la civilisation européenne', formule qui a été contractée en un quasi slogan, Turquisme, Islam, Européanité, qui a lui-même inspiré le célèbre mot d'ordre de Ziya Gökalp, Turquiser, Islamiser, Moderniser, titre de son pamphlet politique de 1918 9. Gökalp reconnaissait d’ailleurs cette influence et considérait Ali Bey comme un 'prophète' (yalvaç). En ce qui concerne l' 'européanité', Hüseyinzade Ali considérait qu'il fallait créer des ponts entre Orient et Occident ; mais en portant l'accent sur l'islam, il a contribué à former un déterminant essentiel de la conception turque de la nation, intrinsèquement liée à l'islam. La même idée avait été formulée, en 1897, par Mehmet Emin [Yurdakul], membre lui aussi du CUP (1907), dans son poème Anadolu'dan bir Ses (Une voix d'Anatolie) : 'Je suis turc, ma religion et ma race sont grandes'.
En quoi consiste l''islamisation', l'histoire postérieure de la Turquie l'a malheureusement montré : expulsions de masse, génocide, pogroms, politique discriminatoire à l'encontre des non-musulmans de l'Empire ottoman, puis de la république de Turquie.
1 Selon Alaattin Uca, 'Dr Hüseyinzade Bey', Türk Yurdu, 288, août 2011. En ligne : https://www.turkyurdu.com.tr/yazar-yazi.php?id=1578 (consulté le 3 juillet 2021).
2 Cf. A. Holly Shissler, Between Two Empires : Ahmet Ağaoğlu and the New Turkey, London, IB Tauris, 2003 ; Ozan H. Özavcı, Intellectual Origins of the Republic : Ahmet Ağaoğlu and the Genealogy of Liberalism in Turkey, Leiden, Boston, Brill, 2015.
3 Cf. François Georgeon, 'Les débuts d’un intellectuel azerbaïdjanais. Ahmed Ağaoğlu en France, 1884-1894, Passé turco-tatar, présent soviétique. Etudes offertes à Alexandre Bennigsen, coll. Turcica, VI, Louvain-Paris, Peeters, 1986, pp. 373-388.
4 'Un homme (…) 'remarquablement cultivé, (…) philosophe distingué et littérateur de grande valeur', Bennigsen et Lemercier-Quelquejay, pp. 106-107.
5 'Türkçülük yapmaktı', cf. A. Uca, 'Dr Hüseyinzade Bey'.
6 Cf. Enders S. Wimbush, 'Divided Azerbaijan : Nation Building, Assimilation, and Mobilization between Three States', in W. MacCagg, B. Silver (ed.), Soviet Asian Ethnic Frontier, New-York, Pergamon Press, 1979, pp. 61-82.
7 Cf. O. Özavcı, Intellectual Origins, pp. 75 et 80; Füsun Üstel, 'Les Foyers turcs et les Turcs de l'extérieur', Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, 16, 1993, pp. 47-63.
8 Cf. Paul Dumont, 'La revue Türk Yurdu et les musulmans de l'Empire russe, 1911-1914', Cahiers du Monde Russe, 1974, 15, 3-4, pp. 315-331.
9 Ziya Gökalp, Türkleşmek, Islamlaşmak, Muasırlasmak [Turquiser, islamiser, moderniser], Istanbul, Evkaf-ı İslamiye Matbaası, 1918.
Mehmet Emin Resulzade (1884-1955)
Le troisième grand acteur azéri est Mehmet Emin Resulzade, mais son parcours est très différent, et son influence sur la Turquie plus indirecte. Sa carrière s'est déroulée en Azerbaïdjan d'abord, jusqu'à la présidence de la république (1918-1920), puis au cours de pérégrinations complexes, de l'Iran à la Pologne. Il a effectué trois séjours en Turquie, de 1911 à 1913, de 1922 à 1928, et de 1947 à sa mort en 1955.
Né en 1884 près de Bakou, il fut dès sa jeunesse opposé au régime tsariste, admirateur de Gasprinski et de son Usul-I Cedid mais aussi 'assez tenté par le socialisme marxiste', puis il a contribué à fonder un parti social-démocrate musulman, Hümmet (Himmet) 1. Il avait collaboré aux organes d'opposition Kaspij et Şark-ı Rus, et à des brochures de propagande socialiste destinées aux ouvriers du pétrole. Il a dirigé ensuite Tekammül, organe clandestin du mouvement Hümmet. Fuyant la répression de Stolypine, il s'établit en Iran de 1908 à 1910, puis à Istanbul en 1911, où il collabore aux revues Halka Doğru (Vers le peuple) et Türk Yurdu, aux côtés Hüseyinzade Ali, Ahmet Ağaoğlu, Fuat Köprülü, et Ziya Gökalp.
Profitant de l'amnistie tsariste de 1913, il retourne à Bakou, fonde le parti Müsavat, dont il devient président. Il poursuit son ascension avec la présidence du Congrès musulman de Russie (1917). Lorsque la Transcaucasie proclame son autonomie après la révolution d'Octobre, il est le chef de la composante musulmane de son parlement, le Seïm (Sejm). Il représente les musulmans du Caucase lors de la conférence de Batoum (mai 1918) entre la Turquie et le Seïm. Il y fait face à Hüseyinzade Ali et Ağaoğlu, et, peut-être grâce à ses liens personnels avec la Turquie, il en tire 'un maximum d'avantages 2', notamment la promesse turque de libérer Bakou des bolcheviques. Il devient alors président de la première république d'Azerbaïdjan aussitôt proclamée, jusqu'à son renversement en avril 1920. Contrairement à Hüseyinzade Ali et Ağaoğlu, Resulzade n'a pas fait son chemin avec le Comité Union et Progrès ni avec la république kémaliste. Aussi a-t-il dû se résoudre à accepter l'aide et la protection du pays le plus anti-soviétique d'alors, la Pologne, surtout après le coup d'Etat du maréchal Pilsudski (1926).
1 S. Afanasyan, L'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie, p. 19 ; Bennigsen et Lemercier-Quelquejay, p. 109.
2 S. Afanasyan, L’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie, p. 58.
Les mains propres
Si les auteurs turcs, et une certaine turcologie, jettent souvent un voile pudique sur le génocide de 1915, établissant des biographies élusives, il me semble nécessaire, avant d'aller plus loin, d'essayer d'évaluer le choc qu'il a immanquablement créé, même du côté des responsables, pour mieux comprendre la stratégie choisie pour le dépasser. Cette réflexion est nécessaire non seulement pour la Turquie génocidaire, mais aussi pour l'Azerbaïdjan, car la Transcaucasie orientale a été également bouleversée par les violences de masse : épisodes de massacres à Bakou en 1905, massacres durant la 'Commune de Bakou' de mars 1918 puis en septembre de la même année ; et en juillet 1919, massacres d'Arméniens à Choucha et dans le Nakhitchevan 1. Pour dépasser ces traumas, en tant que bourreaux, organisateurs complices ou même témoins passifs des violences, les détenteurs de l'autorité, à tous niveaux, ont dû s'engager dans une voie dont ils pensaient qu'elle les exonérerait du travail de deuil provoqué par la perte du monde pluriculturel que leur propre politique avait entraînée : faute de pouvoir, politiquement, reconnaître leurs responsabilités, ils ont cru devoir renforcer la conception étroitement ethnique du nationalisme 2.
Hüseyinzade Ali et Ağaoğlu étaient en Turquie au moment du génocide, ils étaient membres et même hauts responsables du CUP. Ağaoğlu, arrêté en janvier 1919, était considéré comme 'un homme très dangereux' par les Alliés, comme propagandiste, et co-responsable du génocide ; ses dénégations ne sont d’ailleurs guère convaincantes. Dans ses journaux, pendant et après sa relégation à Malte, il a surtout exprimé sa colère et son ressentiment envers les anti-unionistes, les Arméniens et les Grecs, les accusant de collaboration avec les Alliés – un trait qui est devenu ensuite un des principaux arguments de la rhétorique négationniste turque 3.
Certes, Ağaoğlu, Hüseyinzade Ali, mais aussi Gökalp ou Köprülü et tous les autres estimaient avoir les mains propres, car ils n'avaient pas eux-mêmes assassiné des Arméniens. Mais, même sans faire partie du CUP, de tels intellectuels ne pouvaient pas ne pas être conscients de ce qui se tramait, et de ce qui s'est passé à l'encontre de la population arménienne de l'Anatolie. Comme l'écrivait avec force Karl Jaspers à propos de l'Allemagne de 1945, après un génocide, nulle personne détentrice de pouvoir ou d'une autorité politique ou morale ne peut se considérer comme innocente, même si elle n'a été que témoin passif 4. Au minimum, tous ont été témoins de la transformation brutale de la société après 1915 : une composante majeure de la population n'était plus là, et leurs biens avaient été spoliés ; toute personne ayant une conscience morale et jugeant que le CUP était allé trop loin, pouvait alors s'en démarquer d'une manière ou d'une autre.
En Transcaucasie russe, dont les subdivisions administratives n'étaient pas étanches comme des frontières d'Etat, les territoires qui allaient former les républiques transcaucasiennes n’avaient pas une population homogène comme aujourd'hui. La population de la région, certainement sensibilisée par les massacres survenus à Bakou en 1905, ne pouvait rester ignorante de ce qui advenait en Anatolie, d'autant plus que des centaines de milliers de réfugiés arméniens d'Anatolie orientale affluaient en Transcaucasie, mettant en particulier l'Arménie au bord de la famine 5.
Soit que les nationalistes aient été partisans de l'acte génocidaire, soit qu'ils y aient assisté ou aient laissé faire, le génocide, qui ne peut être vécu par ses témoins que comme un bouleversement de la conscience, un épisode-clé dans la vie, a dû profondément déterminer leur vision de la nation, puis sa construction, en Turquie et en Azerbaïdjan.
Conscient qu'il ne s'agit là que d'une hypothèse, je dirais donc que, témoins au moins passifs du génocide, au moins conscients de ce qui est advenu, les grands acteurs du nationalisme turc ont été obligés, comme toute la population du pays, de bâtir un système de 'mensonges de la conscience', une 'bonne conscience dans le mal', passivement ou activement, éventuellement sous forme d'une 'soif d'obéissance (…) qui permet de se trouver bonne conscience alors qu'en fait on a abdiqué toute conscience'. Pour pouvoir dépasser l'événement en le niant ou en le passant sous silence, il leur fallait se forger une légitimation 'honorable' du passé récent : le patriotisme, le devoir, l'ordre, qui permettent 'de hausser les épaules et de considérer ce qui était mal et ce qui était bête comme inévitable' 6.
Les responsables et membres du CUP, par nécessité politique, ne pouvaient admettre avoir commis une erreur en exterminant les Arméniens, sauf à renoncer à leur carrière ; ils devaient se persuader de la nécessité du crime, pour le bien de la nation qu'ils étaient en train de construire. La patrie, la nation et le nationalisme, le devoir, ont été pour eux les mécanismes de défense, les 'issues de secours 7' leur permettant d'échapper, en apparence du moins, au sentiment de culpabilité, et de continuer d'exercer des responsabilités dans la république kémaliste. Faute de reconnaissance du génocide, faute de pouvoir faire le deuil de leurs compatriotes arméniens, et de la société qu'ils avaient eux-mêmes détruite, ils devaient aller de l'avant et construire la Turquie en masquant, en cachant, en niant, montrant en cela à l'ensemble de la population l'attitude à adopter. Toute l'intelligentsia turque d'alors s'est employée à construire les stéréotypes et les préjugés qui 'empêchent que rien vienne entraver le processus de refoulement ou de dénégation 8'.
J'en viens donc à l'élaboration du 'rêve éveillé' de la nation turque, auquel ont collaboré des Azerbaïdjanais et des turciques, et qui a visé, durablement, à renforcer le narcissisme turc et à effacer les Arméniens de la mémoire.
(...)
1 S. Afanasyan, L’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie, p. 84.
2 Cf. mon essai 'Ce que le génocide a fait à la Turquie', 2020, en ligne : https://www.susam-sokak.fr/2019/09/ce-que-le-genocide-a-fait-a-la-turquie.html. Mes hypothèses ont été présentées à l'université de Berkeley le 20 avril 2019, dans le cadre d'un symposium sur le thème 'Debating the Origins, Development, and Impact of the Armenian Genocide (1850s-1938)', à l'invitation de Stephan Astourian et de l'Institute of Slavic, East European and Eurasian Studies (ISEEES). Cf. également ma contribution, 'Nationalism and History, Masks of Violence', in S. Astourian et R. Kévorkian, Collective and State Violence in Turkey. The Construction of a National Identity from Empire to Nation-State, New York, Berghahn, 2020, pp. 454-479.
3 Ahmet Ağaoğlu, “Mütareke ve Malta Hatıraları,” Akın, May 29–August 19, 1933, cité par O. Özavcı,, Intellectual Origins of the Republic, p. 82 et 120 sq.
4 Karl Jaspers, La Culpabilité allemande. Traduit de l'allemand par Jeanne Hersch, Paris, Les Amis des Editions de Minuit, 1948, pp. 64, 118-122 [Die Schuldfrage, Heidelberg, Schneider, 1946]. Cf. mon essai 'La violence et ses masques. Notes préparatoires. Karl Jaspers'. En ligne: https://www.susam-sokak.fr/2017/12/la-violence-et-ses-masques.notes-preparatoires-2.karl-jaspers.html.
5 Cf. S. Afanasyan, L’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie, p. 59.
6 Toutes les citations sont de K. Jaspers, La culpabilité, p. 122.
7 Alexander et Margarete Mitscherlich, Le Deuil impossible. Les fondements du comportement collectif, Paris, Payot, 1972 [Die Unfähigkeit zu trauern. Grundlagen kollektiven Verhaltens, 1967] ; A. Mitscherlich, L'Idée de paix et l'agressivité humaine, Paris, Gallimard, 1970 [Die Idee des Friedens und die menschliche Aggressivität, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1969].
8 Mitscherlich, Le Deuil, p. 22.