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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


"Espaces et temps de la nation turque" Introduction (1997)

 couv Espaces

Mon livre "Espaces et temps de la nation turque. analyse d'une historiographie nationaliste" étant actuellement épuisé et difficile à trouver, je livre ici l'introduction de l'ouvrage, en attendant que CNRS Editions ou une autre maison veuille bien le rééditer.

Pour toute citation, utiliser la référence suivante:

Copeaux Etienne, Espaces et temps de la nation turque. analyse d'une historiographie nationaliste, Paris, CNRS-Editions, 1997.

Introduction

le manuel scolaire est une forme de discours historique bien particulière. Il est à l’extrémité d’une chaîne, à l’autre bout de laquelle se trouvent des ouvrages universitaires  spécialisés ou de première vulgarisation. Aussi, après un temps de latence variable selon les époques et les lieux, reflète-t-il généralement les tendances dominantes de l’historiographie. Néanmoins, une interprétation du passé, parmi d’autres, peut être imposée par l’Etat, un parti au pouvoir, ou une forme quelconque de mainmise idéologique ou religieuse.

L’absence totale de contrôle est probablement rare. L’enseignement est une chose trop importante pour qu’un Etat se désintéresse du contenu des livres scolaires, même dans les pays où l’éducation ne serait pas nationale. L’Etat doit veiller à ce que le contenu de l’enseignement ne contrevienne pas à la morale communément admise, aux dogmes majoritairement reconnus, et, s’il était défaillant dans ce contrôle, associations et lobbies, dans les pays de libre expression, se chargeraient de le lui rappeler, car on est bien conscient partout que la mémoire collective se nourrit en partie du discours scolaire.

En France, le vent de contestation des années soixante et soixante-dix a accéléré le mouvement de critique des manuels scolaires, considérés, non sans raison, comme un vecteur de l’idéologie au pouvoir. Issu d’une démarche anti-autoritaire et inspiré également par les travaux de Freinet, ce mouvement a cherché à remplacer le discours scolaire existant par une “contre-histoire”, débarrassée de l’idéologie dominante. Mais le faible écho rencontré par de telles tentatives illustre combien est difficile la remise en question des grands mythes sur lesquels sont bâties la conscience et la mémoire d’une nation ; des ouvrages ou revues, comme Le Peuple Français, réexaminant les grandes figures de l’histoire de France , n’ont pas élargi leur audience au delà des milieux militants des années soixante-dix. Il a fallu vingt ans de travaux universitaires portant sur le contenu idéologique des manuels scolaires pour déboucher à nouveau sur une tentative de dépoussiérer le discours de l’imagerie nationale héritée du XIXe siècle .

Désormais, le manuel scolaire est de plus en plus souvent considéré comme une source, et son langage est analysé dans de multiples perspectives, comme l’étude du langage de la communication, de l’éducation, du discours identitaire, de la pédagogie de l’histoire, etc. En France, l’ouvrage le plus connu du grand public, sur ce sujet, est celui de Marc Ferro, Comment on raconte l’histoire aux enfants à travers le monde entier (1981). En Allemagne, l’étude des manuels scolaires est très avancée. Elle forme une discipline en soi, la Schulbuchforschung, née de la volonté, après la guerre, de comprendre quelle avait été le rôle de l’éducation dans la montée du nazisme. Le principal initiateur de ces recherches fut Georg Eckert, dont l’œuvre est actuellement poursuivie par l’institut qui porte son nom à Braunschweig. Selon Georg Eckert, “utilisés dans des phases de développement décisives, les manuels scolaires exercent une influence durable sur l’imaginaire historique et l’univers des valeurs des jeunes, voire même arrivent à les former pour la vie. Aussi n’est-il pas étonnant qu’on ait sans cesse abusé des manuels à des fins de propagande .”

Il est difficile de percer le mystère de ce qui se passe dans l’esprit d’un adolescent au sein d’une relation pédagogique où la dimension affective est importante ; il est encore plus difficile d’évaluer ce que deviendront les fruits de cette relation lors de l’âge adulte. Après avoir enseigné durant plus de deux décennies, nous estimons que, à long terme, l’effet de la scolarité sur un individu ne peut être réellement prévu. Des paramètres tels que l’intérêt de l’élève pour une leçon, la pédagogie utilisée, les intentions politico-sociales du maître ou encore la distance qu’il prend ou ne prend pas avec le système qu’il représente aux yeux de l’enfant, ne peuvent être mis en équation. Un enseignant sait très bien que le jugement de l’élève sur l’enseignement qu’il a reçu ne se fixe qu’à l’âge adulte, et nul ne peut prévoir dans quelle mesure il s’agira d’une adhésion ou d’un rejet.

Le manuel et la relation pédagogique ne sont pas les seuls éléments qui interviennent dans la formation des élèves ; d’autres facteurs s’y ajoutent, comme l’enseignement extra-scolaire (artistique, sportif, religieux ou autre), les mouvements de jeunesse, l’influence de la famille ou des amis et, aujourd’hui, la télévision. Néanmoins, ce n’est pas une raison pour ne pas étudier de manière approfondie le discours scolaire, dont nous verrons qu’il a des points communs avec le discours idéologique.

en tant que produits d’une école historiographique, les manuels d’histoire sont également une source pour l’étude de l’historiographie elle-même ; il est en effet intéressant de voir comment des débats d’école, peu connus du grand public, peuvent, en bout de chaîne, se répercuter sur l’enseignement de l’histoire. Enfin, l’intérêt pour l’étude des représentations fait du manuel une source de premier ordre, parce que les ouvrages scolaires font partie des livres les plus lus, et surtout parce qu’ils reflètent non seulement la pensée de leurs auteurs mais aussi un point de vue officiel, officieux ou, au moins, consensuel.

Le manuel scolaire, un livre afférent à un territoire

Par rapport à toute œuvre littéraire ou scientifique, l’ouvrage scolaire a une rare particularité qu’il ne partage qu’avec les textes de lois : il ne traverse pas - ou fort peu - les frontières étatiques. Si les écrivains français sont lus en Belgique, en Suisse, ou au Canada, les manuels scolaires français sont presque autant absents des rayons des librairies de Genève ou de Liège que ceux des pays francophones des librairies françaises . Il en est de même, à plus forte raison, dans le cas des pays n’utilisant pas la même langue.

Aussi, la représentation du monde que constitue une collection de manuels est non seulement spécifique à un Etat mais elle presque toujours réservée aux jeunes vivant dans cet Etat. c’est un discours élargi, mais fermé, à usage interne, très rarement traduit, et qui, pour cette raison, n’a pas à se soucier de l’image qu’il donne à l’extérieur du pays où il est produit. Le lecteur est jeune, réceptif, prend connaissance du contenu du manuel dans le contexte d’un ensemble de contraintes acceptées par l’ensemble de la société. La lecture n’est pas accompagnée d’un sentiment de suspicion, mais au contraire accueillie avec un a priori de véracité.

Les matières dites littéraires, plus facilement vectrices d’idées sinon d’idéologie, proposent des textes qui peuvent orienter la pensée, les sentiments, le comportement, la morale de toute une population, et seulement de cette population. Si la télévision ou la presse peuvent avoir une influence rapide et directe, celle de la littérature scolaire est plus lente mais peut-être plus profonde, car c’est un discours non seulement lu, mais étudié, et parfois appris par cœur. Il est diffusé en un lieu, l’école, qui, au moins jusqu’à une époque récente,  un lieu protégé, un peu sacré et solennel, en tout cas différent, et porteur d’une promesse d’acquisition de savoir, d’éducation, et en principe dispensateur d’une des clés du succès dans la société. Ainsi associée à des idées si importantes dans la vie de l’individu, la parole du maître bénéficie ipso facto, pour sa diffusion, d’un esprit critique nul ou très faible et d’une crédibilité maximale. On peut admettre que les leçons apprises en classe forment un substrat solide à la mémoire collective. Elles servent d’assise commune à toute une génération, forment un consensus rarement remis en question et sont à l’origine de pensées-réflexes particulièrement perceptibles en cas de tension ou de crise .

L’étude des représentations permet de préciser les frontières qui séparent l’identité de l’altérité. La vision des autres, amis, ennemis ou simples voisins, est constitutive de l’identité. Il est courant de constater que l’ennemi joue un rôle d’identité structurante dans les représentations de certaines sociétés. Mais même si, par hypothèse, la représentation de l’altérité reposait uniquement sur la prise en compte d’éléments amicaux, elle serait toujours spécifique à la société qui le produit : la représentation de l’altérité est à la fois une vision du monde, de soi-même, de son propre passé et de son réseau de relations.

Etudier des manuels étrangers

L’étude de la représentation qu’autrui se fait du monde est un travail qui réserve beaucoup de surprises et de bonheur, mais elle demande une certaine souplesse pour comprendre de l’intérieur une culture différente, et cet effort ne peut qu’être incomplet et limité. Le regard doit rester, malgré tout, extérieur, et, comme toujours, le travail reflète aussi les origines et les préoccupations de l’observateur ; il en résulte forcément des observations et des étonnements qui étonneront peut-être les observés.

Il est plus facile de repérer les abus, caricatures ou erreurs lorsqu’on se situe à l’extérieur. La tentation est grande de tomber dans l’élaboration d’un sottisier qui ne serait que l’envers du discours patriotique, souvent produit pour les mêmes raisons et visant aux mêmes buts. Le chercheur doit se garder de produire de tels textes, qui n’ont rien à voir avec une analyse. La prudence est d’autant plus nécessaire qu’il court le risque  de voir ses publications réutilisées, dans une intention polémique, par le ou les adversaires de la nation étudiée.

Pour cette raison peut-être, le chercheur qui étudie un discours scolaire étranger a immanquablement l’impression de se mêler de ce qui ne le regarde pas ; d’ailleurs, on lui en fera reproche et on lui conseillera même plus ou moins courtoisement de balayer devant sa porte. Pourtant, l’intérêt d’une telle démarche est justement l’extériorité du regard, qui peut permettre de remarquer ce qui resterait masqué par une trop grande familiarité. Inversement, l’étude d’un discours extérieur est très fructueuse car elle renouvelle le regard du chercheur sur son propre pays. Notre démarche nous a bien souvent rappelé le bonheur d’une randonnée en montagne : parvenu à un col, l’observateur peut contempler, dans la direction du versant qu’il a gravi, un paysage qu’il croyait familier mais qu’il reconnaît mal, car il le voit sous un angle nouveau, et sa compréhension du monde qu’il vient de quitter s’en trouve enrichie ; de l’autre côté du col, il découvre un monde inconnu ou moins connu, observé d’un point de vue qui sera pour lui, le temps de son observation, un nouveau centre du monde.

Etude externe, étude interne

Tout texte se place entre le système social ou politique qui a déterminé les conditions de sa production (le destinateur) et un destinataire, le public auquel est il est adressé. Le texte scolaire n’est que l’un des vecteurs d’un discours qui peut aussi se manifester par d’autres voies dont la principale, actuellement, est la télévision. Cependant, un manuel a un contenu éducatif, voire scientifique, et il s’insère au point d’aboutissement d’un autre processus, celui de l’élaboration du discours inhérent au domaine de savoir abordé. Il témoigne d’un moment de l’histoire de ce savoir, quel qu’il soit. Ainsi, un manuel scolaire émane d’un double discours : scientifique et social, en ce que, même s’il concerne une matière indiscutablement scientifique (mathématiques, chimie), il porte la volonté et les orientations d’un système éducatif. Dans le cas de l’histoire, le contenu social est particulièrement chargé puisque c’est l’une des matières véhiculant le discours identitaire ; et le contenu scientifique, comme on l’a souligné, est la concrétisation plus ou moins différée des courants historiographiques dominants. Aussi, un manuel d’histoire peut être étudié sous ses deux aspects, scientifique et social/idéologique.

On peut être tenté par l’étude externe, celle des conditions de production du discours du manuel. Sur le plan scientifique, on s’attachera à suivre le fil de l’élaboration de l’historiographie, menant in fine à l’ouvrage scolaire. Sur le plan social/idéologique, on étudiera le rôle de l’Etat, les directives du ministère de l’Education, les choix des programmes officiels, la réglementation de l’élaboration des manuels, les formes et les degrés du contrôle officiel sur ceux-ci. En somme, l’étude externe permet de comprendre par quels canaux le discours officiel prend forme, par quel arsenal législatif et réglementaire l’idéologie se transmet, comment et dans quel langage elle est traduite dans les instructions adressées aux cadres de l’enseignement, et enfin comment le discours est répercuté par les auteurs de manuels.

L’étude interne étudie avant tout le discours des manuels, sans se préoccuper de savoir a priori  s’il correspond à une idéologie donnée. C’est au contraire l’étude du discours qui permet d’identifier quelle est l’idéologie (ou plus généralement la pensée) qui s’y exprime. Une fois qu’on a cerné cette pensée, qu’on en a défini les options, les contours, les nuances, éventuellement l’évolution, on peut en comparer les termes avec ceux d’autres discours, antérieurs, contemporains ou postérieurs, et établir des liens éventuels. On aura parfois la surprise de voir apparaître des éléments idéologiques non prévus ou non voulus par la réglementation, sédiments laissés par des périodes antérieures, des influences anciennes. Pour une telle étude interne, on peut utiliser les méthodes définies par l’analyse de discours et l’analyse de contenu, à condition de rester bien conscient qu’aucune méthode ne peut être appliquée de façon rigide, et que celle-ci est à réinventer pour chaque domaine de recherche.

Les démarches externe et interne sont complémentaires et ne s’excluent pas. Dans le cas présent, nous avons choisi de nous intéresser moins à l’enseignement (ses institutions, ses structures, son fonctionnement) qu’au discours qu’il produit. La connaissance précise du mode de production du discours scolaire n’est pas absolument nécessaire pour comprendre comment il imprègne certaines parties de la société, certains autres discours ; on ne peut se dispenser, par contre, de bien connaître le discours lui-même. C’est la deuxième démarche qui a été jugée prioritaire ici.

***

L‘étude des manuels d’histoire n’est pas un sujet vierge en Turquie. Les ouvrages d’histoire, conformes à la vision du monde proposée par le kémalisme, ont fait l’objet d’une thèse de BüÒra Ersanlı-Behar . On trouve des réflexions sur le rôle idéologique de l’enseignement de l’histoire dans l’introduction de L’histoire des Turcs de Dofian Avcıofilu , et, de manière plus complète, dans un ouvrage d’|smail BeÒikçi . Enfin, l’étude des manuels d’histoire, et de l’historiographie en général, est l’objet d’une réflexion d’ensemble dirigée par le professeur Salih Özbaran, de l’université de Buca (Izmir) .

L’examen des manuels scolaires d’histoire turcs fait apparaître très vite la particularité du récit historique turc, narration complexe par les théâtres extraordinairement dispersés dans lesquels elle est représentée. La scène, littéralement, s’étend de l’Adriatique à la mer de Chine, en même temps que le lieu où est produit ce discours, l’Anatolie, est parsemé de vestiges qui n’appartiennent pas à la culture turque. L’antinomie existant entre les lieux d’origine - très extérieurs à la patrie actuelle - et le cadre national réel - longtemps gréco-arménien - ont donné naissance à un discours qui cherche à établir un équilibre entre le passé de lieux fort différents (l’Asie intérieure, le Moyen-Orient arabe, et l’Anatolie), et dont les représentations forment actuellement une vision du monde qui n’a probablement pas d’équivalent.

En effet, le discours sur les origines ne peut se confondre avec le passé de la terre turque actuelle. L’histoire parcourt le chemin d’une longue pérégrination qui a mené les ancêtres de l’Altaï à Vienne ; à mi-parcours, ils ont embrassé l’islam, dont ils se sont fait les vecteurs, et qui leur a légué un héritage moyen-oriental. En s’établissant en Anatolie, puis dans les Balkans, les Turcs ont dû entretenir avec le passé et les populations de ces terres des rapports complexes, qui ont mené à la série de drames et de désastres du tournant du siècle. Ce rapport, unique en son genre, d’un peuple avec des terres si éparses sous-tend le récit historique, et le récit scolaire doit, tant bien que mal, en tirer un discours identitaire.

Dans les écoles françaises, on se préoccupe peu de l’origine des Celtes, des Francs, des peuples qui ont formé peu à peu le peuple français. L’histoire est conçue avant tout comme celle d’un territoire qui est à peu près celui de la France actuelle. C’est pourquoi l’on parle d’histoire de France. Les ouvrages intitulés histoire des Français insistent plutôt sur la vie quotidienne, ou sur la vie sociale, mais ils ne traitent pas de l’histoire d’une ethnie.

En Turquie, la grande majorité des ouvrages scolaires s’intitulent tout simplement Tarih, “Histoire”. Mais l’intitulé des ouvrages pour collèges (Ortaokul), “Histoire nationale” (millî tarih), est révélateur de diverses confusions ; effectivement, les programmes de ces établissements excluent entièrement l’étude de l’antiquité non anatolienne (Egypte, Mésopotamie, etc.) ; cependant, ces livres d’”histoire nationale” incluent non seulement une acception territoriale de la nation (quoique restrictive, car les anciennes civilisations anatoliennes sont présentées, mais non l’empire byzantin et encore moins la civilisation arménienne), mais aussi une acception ethnique, avec l’étude des anciens Turcs d’Asie ; de façon plus surprenante, l’histoire de l’islam, qui est celle des Arabes en réalité, fait partie de cette “histoire nationale” . Il y a là un ensemble de paradoxes, de tensions entre quatre éléments - histoire des Turcs, histoire de la Turquie, histoire de l’Anatolie et histoire de la religion dominante - qui éclairent le caractère complexe de la conception de la nation en Turquie et posent d’emblée des problèmes de représentation.

L’histoire des Turcs coïncide avec celle de l’islam à partir des VIIIe-IXe siècles ; avec celle de l’Anatolie, au XIe siècle ; avec celle d’un Etat dénommé “Turquie”, en 1923 seulement. Cette inadéquation entre histoire des Turcs et histoire de la Turquie confère au discours historique un caractère particulier, car il se réfère constamment à des territoires inconnus des lecteurs, ou au contraire à un territoire, la Turquie, dont le caractère entièrement turc - au point de vue ethnique - est récent (1922), et qui s’est vu, au début du siècle, contesté dans les fondements même de sa légitimité par ses adversaires, notamment à la suite du traité de Sèvres. C’est pourquoi la partie du peuple turc qui s’est installée, il y a neuf siècles, dans ce qui est aujourd’hui la Turquie, a un rapport au sol plus complexe qu’ailleurs, troublé par le souvenir, revivifié aux XIXe et XXe siècles, de l’histoire asiatique. L’histoire ethnique des Turcs entraîne sans cesse le regard vers l’est ; redécouverte depuis un siècle, elle a été exploitée par le nationalisme kémaliste, puis par l’ultra-nationalisme ; enfin, elle se trouve re-travaillée  aujourd’hui à l’occasion de la chute de l’empire soviétique. Elle développe un rapport affectif avec des terres lointaines mais turcophones, et d’autres, plus lointaines encore, mais aujourd’hui mongoles, et cet affect est le support de ce que l’on appelle pan­turquisme, touranisme ou pantouranisme, notions qui ont surtout existé à l’état latent et dont la menace est périodiquement brandie par ceux qui se sentent, à tort ou à raison, menacés par la Turquie.

Enfin, il existe un troisième sol avec lequel les Turcs se sentent un attache­ment particulier : c’est l’aire arabo-musulmane, territoire du peuple qui a reçu la révélation coranique, investi d’un respect sacral par les Turcs, musul­mans dans leur immense majorité. Ainsi, le rapport au sol est triple : les Turcs vivent sur un sol, l’Anatolie, dont ils reconnaissent le passé comme leur, mais seulement en partie; ils ont un ailleurs, souvent dénommé “mère-patrie (anayurt)” , inconnu mais porteur de rêve, de nostal­gie des origines, du moins l’histoire officielle le veut-elle ; enfin une vaste enveloppe territoriale qui est celle de l’islam, religion dont une idéologie contemporaine, la “synthèse turco-islamique”, voudrait faire des Turcs les leaders.

***

La première partie de notre travail est consacrée à la reconstitution d’un processus de formation historiographique. Le renouveau historiographique kémaliste de 1931-1932, immédiatement concrétisé par des manuels scolaires, constitue l’acte fondateur de la vision officielle de l’histoire en Turquie. Elle tourne pour longtemps le regard des Turcs vers leur passé asiatique. Les institutions mises en place par le kémalisme ont permis de transmettre la nouvelle vision du monde à travers une génération dont l’influence fut forte entre 1950 et 1970. A cette même époque émergeait une idéologie nouvelle, la “synthèse turco-islamique”, dont les partisans veulent rendre à l’islam sa place d’honneur dans le discours historique, et cherchent à faire de la religion un élément essentiel du nationalisme turc . Son influence a été à son apogée dans les années quatre-vingt, durant lesquelles elle fut une idéologie semi-officielle.

La suite de ce travail porte directement sur le discours des manuels scolaires d’histoire. La deuxième partie porte sur la chronographie du discours identitaire, sa deixis fondatrice, périodes et faits historiques dont le discours actuel se veut la répétition ou la continuation, événements dans lesquels le discours officiel cherche à s’enraciner. Puis, la troisième partie cherche à cerner la notion d’altérité dans le discours. Celle-ci est multiforme, et n’a pas toujours de frontière précise ni fixe avec l’identité. Nous avons choisi d’approfondir l’étude des cas arabe, grec et arménien, qui sont les étrangers les plus proches des Turcs.

A l’origine, nous comptions traiter le discours scolaire assez brièvement, pour comparer ses stéréotypes avec ceux du discours nationaliste ; les sources, pour ce faire, ne manquaient pas, constituées de collections importantes de revues, d’un dépouillement de quatre années du quotidien Türkiye, et, à travers ce dernier, un corpus d’extraits de discours, proclamations, conférences et prônes prononcés par des personnalités nationalistes de tous niveaux, en Turquie et en Europe occidentale. Mais, comme on constate une nette perméabilité entre les discours scolaire et nationaliste, nous avons renoncé à les étudier séparément, car nous aurions obtenu deux parties très répétitives par les thèmes abordés. Nous avons préféré, tout au long de l’étude du discours scolaire, montrer, par des exemples précis, l’osmose existante.

A ce travail devaient nécessairement être assignées des limites. Nous avons réduit notre propos à la vision turque du monde turc, ce qui est déjà considérable, vu l’ampleur de l’aire géographique concernée; cela exclut la vision turque de l’Europe occidentale, sujet à lui seul immense, mais inclut, en revanche, la perception de la péninsule des Balkans. Nous avons également adopté une limite chronologique : nous n’étudierons pas le récit historique des événements postérieurs à 1918, car nous avons jugé plus intéressant d’étudier l’expression diffuse de l’idéologie dans un discours historique qui ne concerne pas directement le kémalisme.

Les travaux d’Olivier Reboul, de Dominique Maingueneau, de Laurence Bardin, d’Oswald Ducrot et d’autres sur le langage et le discours nous ont été d’une grande utilité. Certes, il est dangereux de transposer des règles d’analyse, conçues pour le français ou des langues proches, à des textes en langue turque ; nous avons travaillé en pleine conscience de ce risque, et nous sommes abstenus de tirer des conclusions, ou même d’entamer une analyse, lorsque des équivalences entre les langues turque et française n’ont pu être établies.

Plus généralement, nous avons souvent été guidé ou inspiré par les travaux et réflexions de Michel Foucault sur l’“archéologie du savoir”, celle de Paul Veyne sur l’écriture de l’histoire, de Jean-Pierre Faye sur le récit, et celles d’Edward Saïd, de Bernard Lewis, de Gustav von Grünebaum sur les questions d’identité culturelle au Proche-Orient. En ce qui concerne l’utilisation politique des mythes, les ouvrages de Raoul Girardet, de Léon Poliakov, de Jean-Pierre Chrétien, ainsi que l’étude de Stéphane Yerasimos sur la Légende de Sainte Sophie nous ont éclairé dans ce parcours. Enfin des thèses sur des sujets approchants, comme celles de Christine Koulouri et de Constantin Angelopoulos sur la Grèce, celles d’Olivier Carré et de Philippe Fargues sur le domaine arabe, nous ont ouvert des perspectives comparatistes intéressantes.

Cependant, chaque travail ayant sa spécificité, il a fallu inventer un mode de cheminement à travers ce vaste corpus, selon un itinéraire qui est exposé au début de la deuxième partie. Il nous a été possible de mettre en évidence une certaine polyphonie énonciative, et la coexistence, dans un même ouvrage, parfois dans une même phrase, de plusieurs discours. Le kémalisme, la synthèse turco-islamique, l’islam se disputent en effet le terrain, utilisant parfois des formes d’expression différentes, tandis qu’on peut percevoir dans l’exposé de certaines questions la persistance de l’historiographie musulmane classique.

***

L’analyse de ce discours passe par l’analyse de l’implicite, du présupposé, des modalités appréciatives, de toutes les formes du discours idéologique, d’autant plus difficile à mettre en évidence qu’il se donne pour scientifique. Nous attachons beaucoup d’importance à ce type de travail. En effet, nombre de tensions et conflits actuels sont générés non pas par des facteurs économiques ou stratégiques, mais par des revendications “identitaires”, ou par la volonté de contrôler tel territoire parce qu’il est considéré comme “patrie historique” ; en dernier ressort, ce type de tension repose sur l’affect bien plus que sur l’intellect, et les arguments respectifs sont d’ordre historique ou pseudo-historique autant que géographique ou économique ; par exemple, la rhétorique du premier occupant est très fréquemment invoquée.

Les nationalismes sont presque toujours bâtis sur un discours se référant à l’histoire. Tous attachent une grande importance aux mythes, en particulier aux mythes des origines. Tous cherchent à fonder leur discours sur des “preuves” historiques, linguistiques, anthropologiques, et travestissent leur idéologie sous des dehors scientifiques. Tout nationalisme cherche à toucher le plus grand nombre, et l’école, le manuel scolaire, en sont le vecteur idéal.



Voir l’analyse de la “contre-histoire occitane” par M. Ferro, dans L’histoire sous surveillance, Paris, 1985, pp. 75-79.

Cf les ouvrages de J. Freyssinet-Dominjon, 1969 ; D. Maingueneau, 1979 ; S. Citron, 1984 et 1989 ; C. Amalvi, 1988.

G. Eckert, traduit et cité par Rainer Riemenschneider, “La confrontation internationale des manuels. Contribution au problème des rapports entre manuels d’histoire et mémoire collective”, in H. Moniot (dir.), Enseigner l’histoire. Des manuels à la mémoire, Berne, 1984, pp. 127-140.

Ou alors, inversement, l’exportation massive de manuels scolaires est le signe d’une hégémonie culturelle, comme c’est le cas pour l’Afrique francophone. Cf H. Huot, Dans la jungle des manuels scolaires, Paris, 1989, pp.  12-13.

Pendant la guerre du Golfe (1991), les Français ont étés familiarisés avec des missiles du nom de Roland  et des bombes anti-pistes baptisées Durandal. C’est un exemple d’utilisation, par l’armée, des références historico-littéraires les plus profondément ancrées dans la mémoire de chaque Français.

B. Ersanlı-Behar, |ktidar ve Tarih. Türkiye’de “Resmi Tarih” Tezinin OluÒumu (1929-1937),  [Le pouvoir et l’histoire. Genèse des thèses de l’”histoire officielle” en Turquie], Istanbul, 1992.

D. Avcıofilu Türkler’in Tarihi, Istanbul, 1979, vol. 1. Sur cet auteur, voir S. AkÒin (dir.), Türkiye Tarihi, |stanbul, vol. 5, 1995, pp. 255-258.

|. BeÒikçi,  “Türk Tarih Tezi”, “Günes-Dil Teorisi” ve Kürt sorunu [Les “thèses d’histoire”, la “théorie solaire de la langue” et la question kurde]”, Ankara, 1977.

Voir, en particulier, Tarih ve Öfiretimi, Istanbul, 1992 ; et Tarih Öfiretimi ve Ders Kitapları. 1994 Buca Sempozyumu, 29 Eylül-1 Ekim 1994, Istanbul, 1995.

Cf AkÒit, Ortaokul 1-2, 1985-1987 et Kara, Ortaokul 1-2, 1993.

Anayurt signifie littéralement “foyer originel”. Mais yurt, “foyer”, est très couramment employé dans le sens de “patrie”.

Nous utiliserons ce mot par commodité, quoique la traduction de milliyetçilik pose problème. Alors qu’en français, nationalisme désigne sans ambiguïté une idéologie de droite, le mot turc correspondant pourrait parfois se traduire par patriotisme, mot qui, en français, désigne plutôt un sentiment, et est utilisé dans l’ensemble de l’échiquier politique. Il est possible que la traduction de milliyetçilik par nationalisme soit parfois en partie inadéquate. Cependant, il existe en turc des mots tels que yurtseverlik, vatanseverlik, qui ont le même sens et la même valeur sentimentale que patriotisme, de sorte que la traduction de milliyetçilik par un mot français à connotation idéologique précise nous semble le plus souvent légitime. Cette équivalence est d’ailleurs souvent validée par le contexte, et par les appartenances idéologiques des énonciateurs. 

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