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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


"La Turquie et son passé" (2) - DEA 1990

CHAPITRE DEUX - LES SOURCES OCCIDENTALES DES MOUVEMENTS CULTURELS TURCS

 

 

Les débats linguistiques : la purification de la langue, des exemples étrangers

Pour que la vaste entreprise de réhabilitation de la culture turque fût complète, il fallait non seulement « réformer » l'histoire mais aussi entreprendre une vaste action linguistique. Elle se fit dans deux directions : puisqu'on voulait une rupture aussi complète que possible avec l'Empire Ottoman et le passé islamique, il fallait « épurer » la langue de milliers de mots arabes et persans, et leur trouver des substituts « vrais-turcs » (öztürk). La deuxième direction fut celle qui consista à renouer avec le vieux mythe de la parenté génétique des langues, autrement dit la « Théorie Soleil-Langue ».

La Dil Devrimi, la « révolution linguistique » est le nom par lequel on désigne l'entreprise d'épuration de la langue turque de la plupart de ses mots arabes et persans, et de recherche et de création de néologismes. La Türk Dil Kurumu (Société Linguistique Turque), fondée le 12 juillet 1932 (lendemain de la clôture du premier Congrès d'Histoire Turque) va s'employer à former des néologismes et à trouver, dans la langue populaire de l'Anatolie et dans les autres langues turques (azerie entre autres) les mots de remplacement . C'est une démarche conforme au mot d'ordre « Halka dofiru, Vers le peuple ! », et au populisme caractéristique de nombreux mouvements européens de l'époque . Cette marche au peuple a son institution relais : les « Foyers Turcs » et des points de ralliement : les « Halkevi » (Maisons du Peuple). Elle se manifeste par un intérêt soutenu des chercheurs à la langue populaire, rurale, aux dialectes, à la musique populaire, aux coutumes, au folklore, etc.

Parmi les personnages ayant exercé une forte influence sur les linguistes turcs, il faut citer Antoine MEILLET (1866-1936). Ce professeur éminent est cité dans les communications des Congrès d'Histoire, et 13 ans après sa mort ses idées imprègnent largement les promoteurs de la Révolution Linguistique. Professeur d'Arménien à l'Ecole des Langues Orientales, il est l'élève et successeur de F. de Saussure à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (1891-1927) et Professeur au Collège de France depuis 1905. Une partie de son oeuvre porte sur une théorie sociologique du langage : il s'agit de déterminer à quelles structures sociales correspond une structure linguistique donnée. Et il écrit dans "Les Langues de l'Europe Nouvelle" (Paris 1918) : "La bourgeoisie possède la langue officielle, elle juge la langue populaire étrangère et inculte et ne consent pas à l'apprendre ni à l'utiliser.""La langue de l'avenir est celle des campagnes."

Or, la Turquie, estime Saim Ali Dilemre (Dil Devrimi için, 1949), vit exactement dans cette situation vers 1930, la principale différence avec l'Europe (ce qui appuie encore les idées de Meillet) étant que la population est à 85% rurale. Meillet est donc, à son corps défendant probablement, un théoricien de la Dil Devrimi. D'autant qu'il développe, dans Les Langues dans l'Europe Nouvelle, un exemple qui intéresse fortement les Turcs : celui de la Norvège.

Ce pays, qui s'est rendu indépendant du Danemark en 1815, a, comme la Turquie, une langue très imprégnée de mots étrangers. Il se forme au XIXe siècle un mouvement « norvégianiste », animé par des écrivains, historiens, musiciens, folkloristes. C'est un instituteur rural, philologue autodidacte et poète, Ivar Aasen (1813-1896), qui donne l'impulsion décisive : après avoir collecté pendant des années des mots, des tournures populaires dans les campagnes, il rédige le premier dictionnaire de norvégien populaire, ainsi qu'une grammaire. Ainsi est né le nynorsk ou néo-norvégien, adopté par le Storting(Diète) comme langue nationale, imposée en 1892 dans les écoles primaires et utilisée à partir de 1894 pour la rédaction des lois. Le danois, n'étant plus langue officielle, perd peu à peu du terrain en littérature.

Il y a là de quoi passionner les promoteurs de la Dil Devrimi. S.A. Dilemre cite Meillet en exergue de sa bochure Dil Devrimi için : « Une langue comme la « langue du pays » norvégienne a été faite, sur la base de parlers norvégiens, par un choix arbitraire d'éléments et ne représente aucun parler local défini. Et c'est par un choix volontaire que se forme le vocabulaire savant qui est maintenant une grande partie du vocabulaire courant des langues civilisées. » (Les Langues de l’Europe Nouvelle, p. 278-279).

Dilemre relève cinq points communs entre la Turquie et la Norvège :

- c'est lors d'un changement de pouvoir politique que se fait sentir le besoin d'une nouvelle langue ;

- dans les deux cas on puise les nouveaux mots dans le « trésor de la langue populaire » ;

- il y a une impulsion puissante pour élargir le « trésor de la langue » (c'est le rôle de la Türk Dil Kurumu depuis 1932) ;

- les deux « nouvelles langues » ont l'appui du Parlement et du Gouvernement ;

- les écrivains et juristes se sont approprié la « nouvelle langue ».

Sur ce dernier point Dilemre relève évidemment les critiques nombreuses en Turquie des écrivains et hommes de lettres. Critiques motivées soit par les habitudes qu'on ne veut pas changer, soit par l'opposition politique au kémalisme. Mais dans ce petit bilan de la Dil Devrimi qu'il dresse en 1949 Dilemre insiste bien, pour répondre probablement aux détracteurs, qu'après tout la Turquie n'est qu'un pays parmi d'autres ayant procédé à une réforme de la langue. Et de citer l'Académie Française, les exemples hongrois (vers 1800-1850), allemand (après les guerres de 1813-1815 et 1870-1871) et ...israélien.

La question de la parente génétique entre les langues : un débat séculaire.

Si la question de la purification de la langue est une entreprise somme toute justifiable, la « Théorie Soleil-Langue » qui fait du turc la mère de toutes les autres est évidemment facilement réfutable de bout en bout. Que des chercheurs, des universitaires se soient lancés pendant quelque temps dans cette aventure assez douteuse peut s'expliquer par cette nécessité et cette urgence de réhabilitation de la culture turque ; encore que cette culture soit suffisamment vaste et riche pour pouvoir se passer d'arguments qui ont plongé leurs auteurs dans le ridicule ; il fallait aussi, on l'a vu, donner une sorte de clé de voûte à l'édifice de réforme de l'histoire.

Pour ce faire, les linguistes turcs ont cru pouvoir renouer avec un très vieux débat philosophique : la question de l'origine des langues humaines et de leur parenté génétique.

Ce débat remonte au moins à Platon... Débat entre les « monogénistes » qui croient en l'existence d'une langue primitive unique, « naturelle » ou révélée par Dieu, et les « polygénistes » qui soutiennent la thèse de la naissance simultanée de plusieurs langues différentes. Ernest Renan qui a été beaucoup lu en Turquie, retrace ce débat dans son De l'origine du langage. Il appert que rares sont les penseurs et philosophes des XVIIIe et XIXesiècles qui ne soient pas intéressés à cette question : Locke, Leibnitz, Condillac, Maupertuis, Rousseau, Condorcet, Turgot, Volney, Herder puis de Bonald, de Maistre, Lamennais, avant que le problème ne soit abordé au XIXe siècle par une génération de linguistes : Schlegel (1808), Bopp (1816) puis Humboldt, Burnouf. Parmi quelques essayistes du milieu du siècle, Renan cite Lersch (Sprachphilosophie der Alten, Bonn, 1838), Jacob Grimm (Ueber die Ursprung der Sprache, Berlin, 1852), Steinthal (Die Ursprung der Sprache, Berlin, 1851) et même Adam Smith (Considérations sur l'origine et la formation des langues.)

Dans la préface de l'édition de 1883 de son livre De l'origine du langage, Renan évoque assez longuement un épisode de cette controverse. Lui-même réfute la parenté entre les langues, que défend au contraire Max Muller par exemple. Celui-ci est un linguiste réputé du milieu du siècle, qui s'est intéressé à la « langue touranienne »  et c'est chez lui que les théoriciens du « Soleil-Langue » viendront puiser en partie leur inspiration : Samih Rifat, Yusuf Akçuraoglu, Resit Tankut s'y réfèrent.

Quelles sont les idées de base de la « Théorie Soleil-Langue » ?

1) La langue primitive, naturelle, est née des premières onomatopées des premiers hommes. Les premiers à avoir ressenti la nécessité d'un langage (les plus évolués, donc les Turcs !) ont formé leur premier mot pour désigner le Soleil ;

2) Toutes les langues du monde proviennent de cette langue mère, grâce aux migrations des peuples d'Asie centrale.

La première de ces idées est encore fort courante vers 1850, mais décline rapidement ensuite. La plupart des linguistes participant à ce débat s'intéressent au chinois, considéré par beaucoup comme une langue primitive parce que monosyllabique. Et les « monogénistes » sont convaincus que cet état monosyllabique provient directement du langage « naturel » par onomatopées. Cette idée est partagée par Jacob Grimm qui réfute la thèse de la révélation théologique du langage mais croit en un état monosyllabique de quelques centaines de racines. (cf Renan, o.c. p. 9). Renan lui-même, tout en réfutant les exemples chinois (invoqué par Grimm) et touranien (invoqué par Max Muller) croit que « la langue des premiers hommes ne fut donc, en quelque sorte, que l'écho de la nature dans la conscience humaine. » (o.c. p.136) Il argumente avec l'exemple de l'hébreu, de façon d'ailleurs peu convaincante.

On voit qu'il y aurait eu largement dans ce débat de quoi alimenter la « Théorie Soleil-Langue »... s'il n'y avait pas un décalage de presque un siècle ! Lorsqu'est formulée la Günes-Dil Teorisi (1936-1937) ce débat est clos depuis longtemps...

Ce décalage est encore plus étonnant si l'on considère le deuxième volet de la théorie : la parenté entre toutes les langues, l'idée du monogénisme. Cette idée passionne depuis toujours, et les philosophes du Moyen-Age recherchent avec ardeur la « langue primitive » dont les chrétiens (Jacob Boehme notamment) pensent qu'elle est l'hébreu et les musulmans l'arabe ! Au XIXe siècle d'autres pensent qu'elle serait le « "touranien », le chinois ou le sanskrit... en accord avec la mode « orientaliste » de l'époque. Mais dans la 2e moitié du siècle ces idées s'étiolent rapidement. Renan lui-même les combat : « L'hypothèse d'une famille touranienne, par laquelle on cherche à établir un lien de parenté entre des langues entièrement diverses, nous parait gratuite et formée par des procédés qui ne sont pas ceux de la science rigoureuse." (o.c., p. 40) « Les langues indo-européennes et sémitiques n'ont pas commencé par être analogues au chinois. Les divers systèmes de langues ne sortent pas les uns des autres. » (ibid. p. 45).

Laissons Resit Tankut décrire lui-même le déclin de ce débat : « Au cours des XVIIIe et XIXesiècles les discussions en matière linguistique sont vives. Si en 1866 la Société Linguistique de Paris n'avait pas mis obstacle à la discussion sur la question des origines du langage, cette même ferveur aurait continué. La formation de l'Ecole Classique en France et en Allemagne date de cette époque. Et ceux qui restèrent en dehors de cette Ecole Classique continuèrent à s'occuper de la question des origines du langage . » Et Tankut a l'élégance de citer Joseph Vendryes, grand pourfendeur du monogénisme : « La plupart de ceux qui depuis cent ans ont écrit sur l'origine du langage n'ont fait qu'errer . »

Ainsi le monogénisme meurt vers 1860-1870 : la linguistique devient une vraie science, étudiant les langues pour elles-mêmes et non dans un but de démonstration religieuse ou... nationale.

La « Théorie Soleil-Langue » renoue donc avec une tradition qui semblait morte. Nous n'avons pas encore décelé quels sont les linguistes qui, ne se conformant pas à l'Ecole Classique définie plus haut, ont continué à entretenir les idées monogénistes.

Mais il existe, au Moyen Orient, une coïncidence très intéressante : le philosophe arabe syrien Zaki al Arsuzi, l'un des inspirateurs du parti Ba'th (dont les idées sont proches de celles des nationalistes turcs) s'est lui aussi beaucoup intéressé à l'origine des langues, et était convaincu de la « naturalité primitive de la langue arabe. » Voici ce qu'en dit Olivier Carré : « Cette idée linguistique de Arsuzi, aussi peu scientifique qu'elle puisse paraître, [...] a l'avantage de fournir l'image mobilisatrice, le mythe du peuple élu chargé d'une mission auprès de l'humanité . » Né en 1901, Arsuzi est le contemporain de beaucoup de personnages clés des réformes culturelles turques : Afetinan, A. Caferoglu, S.A. Kansu, Fuat Köprülü, H.R. Tankut. Etudiant à la Sorbonne, il a peut-être eu les mêmes influences que les intellectuels turcs de la même époque, et il est certain qu'il a lu Ziya Gökalp et les nationalistes turcs. Y a-t-il eu des contacts ? Y a-t-il un lien précis, personnel, intellectuel entre Arsuzi et les théoriciens du « Soleil-Langue » ? Le fait que deux théories linguistiques anachroniques très similaires se soient développées dans la même région du monde, et pratiquement en même temps n'est peut-être pas dû au hasard.

Nous avons essayé dans les pages qui précèdent de mettre en évidence les influences parfois très directes qu'ont pu subir les intellectuels turcs de la « réforme de l'histoire » et de la « révolution linguistique ». Ces mouvements ont eu lieu dans un contexte général très favorable puisque pendant une bonne partie du XIXe siècle et au début du XXe les recherches des savants occidentaux se portent volontiers sur l'Anatolie, l'Asie, centrale, la Mésopotamie. L'entourage d'Atatürk n'a fait qu'emboîter le pas à cet élan occidental ; malheureusement, ils n'ont pas eu la sagesse de poursuivre les travaux occidentaux dans une voie purement scientifique. Ils se sont laissé porter par leur enthousiasme et par des visées politiques, et n'ont pas hésité à transformer toutes les interrogations des scientifiques de l'époque en certitudes, chaque fois que cela pouvait servir l'idéologie kémaliste.

 Cf. N. Vatin, 1989.

 Cf. Tayar Cafer, L'ultrapopularisme.... Paris, 1935, et Georgeon F., Nationalisme et populisme ...

 Cf. Muller Max, Letter On THE Classification of the Turanian Languages, inséré dans Bunsen, Outlines of the Philosophy of Universal History, London, 1854.

 Tankut ReÒit, Belleten, février 1937, p. 56-57.

 Vendryes Joseph, Le Langage, collection L'Evolution de l'Humanité, Paris, 1921, page 6.

 Cf. Carré Olivier, « Le mouvement idéologique ba'thiste », in La Syrie d'aujourd'hui, CNRS, Paris, 1980, p. 159-

 
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