[Voici un modeste texte qui m'avait été demandé par Semih Vaner pour un numéro des CEMOTI consacré au thème "Musique et politique". C'est mon tout premier article sur la Turquie...]
Cet article a été publié sous la référence :
« Ozan Z. : un troubadour happé par la politique », Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée Orientale et le Monde turco-iranien (CEMOTI), n° 11, 1991, pp. 61-66.
J'ai rencontré Ozan Z. en 1987. Je parlais encore moins turc que lui ne parlait français. La communication entre nous était difficile, mais j'ai été bouleversé par son chant, une façon bien à lui de pousser l'uzun hava 1, d'amplifier les sons par une technique vocale éblouissante. Sans rien comprendre à ce qu'il chantait, j'ai senti dans cette voix toute la détresse de l'exil ; j'ai vu, derrière ses yeux fermés, les paysages d'Anatolie où il était sans aucun doute en pensée. Ecrire sur lui est une tâche redoutable : il est devenu un ami. Il ne me paraît pas possible de faire d'un ami un objet d'étude. Je me contenterai d’un récit de sa vie, telle que je la connais par nos conversations, telle qu'il me l'a racontée et telle qu’il se la représente lui-même.
Il n'est pas militant, ne chante pas - ou plus - de textes « révolutionnaires », il n'a pas le discours stéréotypé de l'extrême gauche. Et pourtant sa vie est un exemple intéressant de la façon dont on peut être saisi « involontairement » par la politique, et être « enfermé » par l'opinion des autres dans une identité qu'on récuse partiellement.
Ozan Z. aime raconter comment il a commencé à chanter : dans ses montagnes de la région de Sivas, son père lui faisait garder les bêtes ; c'est pour se donner du courage et pour éloigner les ours qu'il faisait entendre sa voix à longueur de journée.
Sa famille est alevi, ses grands-parents ont fait la cérémonie d'initiation de l’ayin-i-cem. Il pense que cela a été déterminant dans sa vie. Il y a des musiciens dans sa famille (un oncle) et parmi les voisins, mais c'est son grand-frère (aujourd'hui lui aussi ozan à Ankara 2) qui est initié en premier à la musique : le père a vendu une arme pour lui acheter un saz. Ozan Z. n'a pas eu de maître ; il a appris en regardant son frère. Mais, tout petit, il avait une belle voix et a été encouragé par son entourage, si bien qu'à l'école, dit-il, il faisait déjà pleurer ses instituteurs
Malheureusement le rêve de devenir popüler sanatçı ne pouvait se réaliser, il fallait garder les bêtes, puis aller gagner sa vie, à quatorze ans, dans la capitale. Il n'a subi jusque-là, dans le milieu familial, aucune influence politique, aucune prise de conscience. « Qu'est-ce que la droite, qu'est-ce que la gauche, on ne parlait pas de ces choses-là : je ne me demandais pas ce qu'était la politique ». Mais en fait le milieu alevi ne peut que prédisposer au rejet du pouvoir. La mémoire collective est pétrie du souvenir du massacre de Kerbela, des textes de Pir Sultan, et il y a même dans les conversations des références aux massacres qui ont suivi la bataille de Çaldıran (1514).
Ozan Z. va sentir à Ankara le rejet des sunnites à leur encontre. Ce rejet le suit toute sa vie, en Turquie et en Europe. « On nous montre du doigt ». Il souffre de l'ostracisme des sunnites qui refusent de manger à la table des alevis, qui refusent leur thé, qui ne les considèrent même pas comme des musulmans. « L'alevi est toujours fâché. Il se sent toujours comme quelqu'un qui a été volé ». Il sent (ou on lui dit) que le gouvernement ne fait rien pour eux. Inversement, la méfiance à l'égard des sunnites est nourrie par le ressentiment du drame de Kerbela (« Ils ont joué au çelik-çomak [sorte de jeu de quilles] avec les doigts des martyrs, ils ont joué au football avec leur tête »).
Lui qui avoue à ses amis une indifférence en matière religieuse est donc malgré lui et toute sa vie étiqueté comme alevi, comme kızılbas (tête rouge), ce qui pour la droite équivaut pratiquement à l'épithète de « communiste ».
Il y a donc chez Ozan Z., bien malgré lui, une première « entrée en politique » qui est, pourrait-on dire, consubstantielle à l'alévisme. Le contact avec la politique institutionnelle, celle des mouvements, des partis, des syndicats est dès lors difficile à éviter. Ozan devient komi, garson yardımcısı (aide-serveur) dans un pavyon (cabaret) d'Ankara. Son rêve de gamin se réalise, il se fait remarquer par les musiciens pour sa voix et son jeu de saz. Il réussit à se faire embaucher dans un gazino et ne vivra plus que de la musique jusqu'à son départ de Turquie. C'est une vie très dure, mais il n'a pas désormais d'autre issue ; il voudra à plusieurs reprises en changer, surtout après son mariage, mais en vain : où aller, si on ne veut pas être maçon ou ouvrier ?
La musique, la vie de cabaret, constitue l'autre « entrée en politique » pas tout à fait volontaire : la situation sociale précaire incite à l'action syndicale. L'exemple vient encore d'un grand frère, qui est syndicaliste (mais Ozan Z. ne se souvient plus dans quel syndicat). Dans les années 1970, Ozan Z. « fonde » une sorte de section syndicale (ou participe à sa fondation) de musiciens, de garçons, serveurs, pour lutter contre l'absence totale de sécurité d'emploi et d'assurances sociales. « La vie dans les gazinom'oppresse, ne me plaît pas. Il faut travailler jour et nuit ».
L'atmosphère dangereuse des années 1970 le mêle à un public agressif (il raconte avoir été contraint de chanter certaines chansons avec un revolver sur la tempe) ; « Dans toutes les familles il y a eu beaucoup de morts, el c'est comme ça que tout le monde s'est intéressé à la politique. Pourquoi a-t-il été tué dans un attentat, pourquoi lui ? On réfléchit un peu. Ensuite on rencontre un groupe et on travaille avec lui, c'est comme ça... ».
En Turquie et en Europe circulent, avant et après le coup d'Etat de 1980, des textes de chansons écrites par des détenus dans leurs cellules. Elles font partie du répertoire courant des chanteurs « engagés ». C’est un de ces textes (« Aldırma gönül, aldırma »), écrit par un prisonnier de Sinop, qui provoque l'incident décisif : Ozan Z. le chante dans un quartier d'Ankara contrôlé par le MHP (Parti de l'action nationaliste, extrême-droite), ce qui déclenche une dangereuse bagarre. Ce n'est pas la première fois qu'il est en danger : passages à tabac, interpellations et contrôles la nuit par des inconnus. Il a peur chaque fois qu'il se rend à son travail, comme des millions de Turcs. Du reste, son frère, président d'un syndicat de garson, est lui aussi battu par des sbires commandités par les pavyoncu. Après l'incident déclenché par Aldırma gönül il décide de fuir la Turquie. Ce n'est pas une décision politique. Ozan Z. n'est pas un réfugié ; simplement, l'insécurité, l'oppression de l'armée, de la police, des groupes fascistes, l'impunité assurée des agresseurs font qu'il n'est plus possible de travailler : « Le travail est mort ». Chaque fois qu'il s'est fait agresser ou tabasser, Ozan Z. a refusé de céder, de s'inféoder à un groupe politique. « Bien sûr ces coups m'ont appris beaucoup de choses concernant la vie : qu'est-ce que la politique, les organisations... politika nedir, siyaset nedir, örgüt nedir… »
Une vie ordinaire d'immigré
Au cours de son récit Ozan Z. ne dit mot de son départ, des conditions de son voyage... Il se retrouve, seul, à Coblence, en 1980, pour une vie totalement différente. Il connaît alors les problèmes de tant d'immigrés : permis de séjour, logement, solitude, méconnaissance de la langue... aggravés peut-être par l'absence, à l'arrivée en Europe, de famille ou de relation, Ozan Z. n'ayant pas préparé son départ.
Pendant des années le séjour en Europe se réduit, dans le récit qu'il fait de sa vie, à la recherche de papiers. Il demande d'abord l'asile politique en Allemagne et se rend compte aussi très vite de l'impossibilité de vivre de sa musique comme en Turquie. Or Ozan Z. n'a jamais travaillé comme ouvrier ! (« Dans ma vie je n'avais jamais su ce qu'étaient une pelle et une pioche ! »). Cette vie d'ouvrier, il va la connaître pendant dix ans : manœuvre sur des chantiers de construction, coffreur, maçon, peintre, O.S. dans une usine de plastique. Emplois de hasard au gré des rencontres fortuites avec de vagues amis de l'époque des gazino, ponctués par les mises à la porte, licenciements, accidents de travail, avec, en conclusion de chaque problème : l'impossibilité totale de le régler par ignorance de la langue. Au cours d'un séjour infructueux en France, au cours duquel il se trouve à la limite de la clochardisation, il décide de repartir en Turquie ; « J'étais désespéré, je n'avais pas d'argent, pas d'endroit où dormir, je ne connaissais personne ». Cette dernière remarque (yardımcı olan kimse yoktu) est étonnante lorsqu'on sait la solidarité et la tendance au regroupement qui existe chez les Turcs émigrés.
Il reste pourtant en Europe. Il reste malgré le dégoût du travail en usine (« Je mettrai longtemps à comprendre comment on peut rester dans un travail aussi dur »), malgré le découragement, le racisme qui lui vaut encore quelques bagarres, les expulsions de foyers, les nuits à la rue dans le froid, le manque d'argent, les accidents du travail qui le font chaque fois visiblement paniquer.
Lorsque sa femme le rejoint, avec un visa de tourisme, les problèmes se multiplient. Souvent par méconnaissance des droits et incompréhension du langage administratif. La police le tracasse et Ozan Z. est sur le point d'être expulsé lorsque miraculeusement un mystérieux « muhtar de quartier » arrange tout.
Tout cela constitue une existence presque banale d'ouvrier immigré turc en Europe. Ces misères quotidiennes, cette détresse, Ozan Z. ne s'y résigne pas, car il veut rester musicien et non devenir ouvrier. Mais pendant une longue période il faut d'abord survivre.
Musique en exil
Ce n'est qu'au bout de quelques années qu'il commence à se faire connaître parmi les Turcs et donner de petits concerts dans les mariages mais aussi dans les meetings politiques : les deux principales occasions de chanter. Sa situation matérielle ne s'améliore pas mais au moins il pratique son art. Le contact avec des organisations de gauche le pousse à lire, et beaucoup. Il ne se souvient plus des titres ni des auteurs, à part Aziz Nesin, et bien sûr, inévitablement, Marx, Lénine, Mao, plus des brochures sur l'Albanie etc... J'imagine en l'écoutant les étalages de petits livres militants proposés au public à l'entrée de tous les meetings. Ces lectures, s'ajoutant aux injustices subies, aux misères grandes et petites, à la forte culture alevi, lui font comprendre qu'il a beaucoup à dire. Il va se mettre à écrire ses propres poésies. Il n'a que quelques années de scolarité, mais une vaste inspiration, fournie par la vie des gens qu'il côtoie, par la « misère qu'ils trimballent ».
« En cherchant ce que tu as toujours cherché
Tu tombes en plein dans le malheur
Le jour tu n'as que ton souffle
Comme si ton visage était abandonné à la nuit
Tu plonges dans l'obscurité, tu marches.
Tu marches et tu cherches encore mais
Demain il fera encore noir
Parce que tu n'as pas trouvé l'issue
De nouveau les pensées s'en iront, s'écouleront
Temps chimérique
Parce que, errant de pays en pays, tu n'as pas ta place
Dans ce monde. »
Ce ne sont pas des textes « politiques ». Et si la déréliction inspire Ozan Z., elle n'est pas décrite. Les images utilisées restent toujours métaphoriques et se réfèrent aux réalités et aux paysages anatoliens et à la mémoire collective turque ou alevi. Ozan se sent mieux depuis qu'il écrit. Il couche ses poèmes sur de petits bouts de papier, dans le train, dans les cafés. Ecrire le libère. Nul besoin pour lui de tableau réaliste de la misère, nul emploi d'un langage « révolutionnaire » stéréotypé. Il aime les chants de révolte. La conviction qu'il met dans sa voix, la colère qui visiblement parfois le submerge lorsqu'il chante, sont à la mesure de ce qu'il porte en lui, de ce que tout émigré alevi peut-être porte en lui. L'objet de la colère exprimée n'est presque jamais explicité, à l'auditeur de l'imaginer :
« Parfois le coeur bouillonne, parfois il déborde,
Ma plainte révoltée traverse les montagnes,
Mes pensées s'en vont en fumée
Cette attente me rend fou. »
Ozan Z. n'est donc pas un chanteur politique et il s'en défend. Chaque fois que je l'ai amené à parler de ses prestations dans les meetings politiques, il m'a précisé : « Maintenant j'ai arrêté. Je vis en démocrate, je ne suis pas un militant. » Il est coupé aussi des organisations françaises : « Je ne discute pas avec les Français, je n'ai pas de contact. » Raisons matérielles : ce genre de prestation est peu ou pas payé, les organisations comptent souvent sur les convictions politiques du chanteur pour lui faire accepter des conditions financières médiocres. Raisons de sécurité : les rivalités entre mouvements existent, des affrontements peuvent se produire, et un musicien être mis au ban de tel groupe parce qu'il a chanté pour tel autre. Ozan Z. est donc un homme seul, relativement rejeté justement parce qu'il a coupé les ponts avec la politique. Trop tard peut-être : pour la droite turque, l'étiquette de kızılbas et de communiste lui colle désormais à la peau ; lors d'un concert qu'il a donné dans une petite ville de l'Est 3 (organisé par des Français dans un cadre totalement apolitique), l'Association des Travailleurs Turcs locale a fait toutes sortes de pressions pour qu'il ne chante pas, en promettant des représailles. Il n'y a pas eu d'incident, mais le concert a été presque entièrement boycotté par les Turcs de la ville, qui sont plus d'un millier.
Heureusement pour lui, ce rejet intervient à un moment où s'ouvre timidement pour lui une autre voie : il est de plus en plus prisé par des amis français et maghrébins dont le nombre s'accroît. Il se produit alors une chose curieuse : à ce public qui ne comprend pas le turc, Ozan Z. livre systématiquement, parmi des airs traditionnels et des uzun hava, de très beaux chants de révolte, tels le Gelin canlar bir olalım attribué à Pir Sultan :
« Pourfendons l'oppresseur
Conquérons les droits de l'indigent
C'en est assez de la servitude »
ou l'émouvant Ates olup düstüm d’ Ozan Garip Sahin.
Lors d'un récent concert en Bretagne 4, où on lui avait demandé de chanter dans le répertoire alevi, Ozan Z., contre toute attente, a fait entendre le célèbre « Bırak gamkederi yaralı gönül » :
« Je disais qu'un platane de mille ans ne peut s'abattre
Pourtant un jour une pichenette suffira. »
Profitant d'une acoustique merveilleuse, il a donné à un poème qui est un refus de la résignation, une force, une puissance extraordinaires. Le public, médusé, ne pouvait le comprendre, mais il fallait qu'Ozan Z. extériorise la colère qu'il a en lui en permanence, la braise qui couve en lui depuis qu'il se sait alevi et rejeté, différent, et, ici en France, doublement différent.
Il s'est montré musicien et non militant, apolitique comme la musique, mais politique comme la révolte.
[En réalité « Ozan Z. » a pour nom d'artiste Ozan Fırat. Il vit toujours en Moselle. Il a publié un CD en 1992 chez Auvidis, produit par Christian Ledoux, avec la participation de Mahmut Demir (saz) et Kudsi Ergüner (Ney) : « Turquie. Musique des troubadours. Ozan Fırat », Auvidis-Ethnic, 1992.
1 Sur l'uzun hava, voir Reinhard Kurt, Reinhard Ursula, Turquie. Les traditions musicales, Paris, Buchet-Chastel, 1969, pp. 252-255
2 Ozan Rehberi. Il est décédé au début des années 1990 dans un accident de la circulation. [Note de 2013].
3 Saint-Dié-des-Vosges [note de 2013].
4 A l'abbaye de Landévennec, en 1990 [note de 2013].