Cet article a été publié en 1992 sous la référence « Les ‘Turcs de l’extérieur’ dans Türkiye : un aspect du discours nationaliste turc », in La Turquie et l’”aire turque” dans la nouvelle configuration régionale et internationale, Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI) n° 14, 1992, pp. 31-52.
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Le discours d' autosatisfaction
Le deuxième groupe de notions sert à situer la Turquie dans le nouvel ordre régional. Il est donc prépondérant pendant la dernière phase du processus de liquidation de l'URSS (août-décembre 1991). La Turquie avait une image de pays naguère mal développé, anarchique, déchiré, de quémandeur, frappant obstinément mais sans grand succès à la porte de l'Europe. La nouvelle situation est valorisante : les nationalistes voient leur pays en « grand frère » conseillant ou aidant les nouvelles républiques turques, y gagnant influence culturelle et diplomatique, leur fournissant un modèle de développement économique, bref se révélant aux yeux du monde en leader d'un monde turc jusque-là presque ignoré.
Les stéréotypes les plus fréquents introduisent l'idée d'un monde turc aimant la Turquie, curieuse d'elle, non seulement attendant son aide mais la choisissant comme modèle. Dans une interview de juillet 1990, E.A. Elçibey se laisse aller à une déclaration enflammée : « La Turquie est notre âme, notre sang, notre cœur ». Le poète azéri H.-R. Ulutürk déclare de son côté, au cours d'un séjour en Turquie : « La Turquie est notre air, notre eau, notre feu, notre mer. (…) Nous retournons à Bakou après avoir repris des forces spirituelles en Turquie ». Tandis qu'après le voyage du président Özal en Asie Centrale en mars 1991, Türkiye titre en manchette : « Özal a conquis les cœurs » (cf. Türkiye, respectivement 11 juillet 1990, 6 et7 mai, 18 mars 1991. Cette histoire d'amour donne lieu à des déclarations encore bien plus excessives, mais le plus typique en est le proverbe « Un Turc n'a pas d'autre ami qu'un autre Turc », cité régulièrement dans les interviews.
Les nationalistes Turcs aimeraient bien jouer le rôle de tuteur ; Türkiye titre assez souvent « Ils attendent de nous l'attitude d'un grand frère ». Islam Kerimov, président de l'Ouzbékistan, le proclame lui-même : « Nous vous considérons comme un grand frère » (18 décembre 1991). Mais tous n'acceptent pas cette hiérarchie : dans une interview accordée à A.A. Arslan, Elçibey rejette le terme de « grand frère » (agabey ou abî) qui a en Turquie une nette connotation autoritaire et répond : « Avant tout nous sommes deux frères (kardeş) » (27 mars 1991). La nuance est de taille.
Autre notion, l'aide. Elle est réclamée dans tous les domaines : envoi de muftis, aide économique, financière, éducative, diplomatique... Seule l'aide militaire n'a, sauf erreur, jamais été évoquée dam Türkiye. Ces appels, qui émanent de dirigeants de toute l'aire turque, et depuis le début de la période considérée, ont pour écho dans les milieux nationalistes les phrases « Ils veulent notre aide », « Nous devons les aider ». C'est un des points les plus importants du discours.
La notion de modèle ou d'exemple en est un autre. Il va dans le même sens que la notion de grand frère. Le modèle turc est évoqué pour la nature du régime à construire (démocratique, laïque), la réorganisation de l'économie. On trouve ces propos chez beaucoup de leaders du monde turc : des dirigeants du Front populaire d'Azerbaïdjan, du parti ouzbek Birlik, des membres des gouvernements kazakh, kirghiz, et, ce dernier exemple très fortement mis en valeur par Türkiye, par Asker Akaïev, le président kirghiz. Citons quelques déclarations ayant servi de titres : « Nous suivrons la voie de la Turquie » (I. Kerimov, président de l'Ouzbékistan, à Izmir) ; « Nous apprendrons l'économie de la Turquie » (A. Akayev, président de la Kirghizie, à Ankara) ; « La Turquie est l'étoile du matin qui nous montre la voie » (du même) (19, 24, 25, 28 décembre 1991). Ces propos, peut-être simples formules de politesse de la part des hôtes officiels de la Turquie, vont jusqu'à se transformer en manchettes de première page.
Si l'on considère l'ensemble du discours de Türkiye, on se rend compte que ces stéréotypes (grand frère, aide, modèle) sont présentés dans trois types de phrases qui représentent trois étapes du façonnage de l'opinion : discours direct des « frères de race », en forme de demande (« agissez... »); discours indirect des nationalistes rapportant le discours des premiers (« ils veulent qu'on agisse... ») ; enfin deuxième étape du discours nationaliste, mais sur un mode déontique (verbes en -meli introduisant l'idée « il faut ») réclamant des actes (« nous devons agir... »).
En revanche, le degré supérieur de ce discours, la notion de Turquie comme leader, n'existe pratiquement que chez les locuteurs turcs. A ma connaissance, avant mars 1992, aucun responsable du Caucase ou d'Asie centrale n'a prononcé ces mots. On passe donc à un rêve nationaliste plus appuyé, apparemment peu partagé par les « Turcs de l'extérieur ». Cette notion de leadership turc se trouve le plus souvent dans les propos de chroniqueurs de Türkiye (Özfatura bien sûr, M.K. Öke, Ayhan Songar, Murat Yigil) ou des cadres et élus du Parti nationaliste du travail [MHP]. C'est un discours surtout turc qui s'adresse aux Turcs, y compris à ceux de la diaspora en Europe, et qui s'accompagne souvent d'une évocation de l'Empire ottoman.
En décembre 1991 et janvier 1992 l'affirmation du leadership de la Turquie est plus nette encore : elle procède d'une visible autosatisfaction des nationalistes turcs après les événements d'URSS, renforcée par des déclarations de dirigeants du monde musulman à la suite de l'Organisation de la Conférence islamique de Dakar. Cette notion de leadership turc est associée à celle de puissance (militaire, économique, diplomatique) de la Turquie et à celle de l'unification future du monde turc, qui, on l'espère, se fera sous l'égide de la Turquie : « La Turquie doit accélérer ses activités et éviter l'impréparation. En bref, la Turquie doit fonder son propre groupe avec ces républiques ». (Sabahattin Zaim, de la Fondation du monde des affaires), « La Turquie doit prendre la direction du Grand Turkestan » (I.Y. Alptekin) (24-25 décembre 1991).
A gauche, Isa Yusuf Alptekin, leader ouïgour en exil à Istanbul, en compagnie d'Alparslan Türkeş, leader du parti d'extrême-droite M9P/MHP. Au centre, Alptekin entre Süleyman Demirel, premier ministre, et Turgut Özal, président de la république. A droite, les présidents Özal et Elçibey
« L'avenir est aux Turcs »
Les nationalistes ne s'en tiennent pas là : ils déduisent de la situation actuelle que « l’avenir est aux Turcs » ; cette phrase est devenue, en 1991, l'un des principaux poncifs du discours nationaliste, et est répétée à satiété dans toutes ses variantes possibles, y compris par des membres du gouvernement. Pour donner du poids à cette prédiction, Türkiye recourt à des citations de la presse étrangère allant dans le même sens, parfois utilisées comme manchettes : « La Turquie sera la super-puissance du XXIe siècle » (A. Kriegel, Le Figaro), « Victoire de l'Islam en Asie centrale » (Le Point) ; « Naissance du Grand Turkestan » (Washington Post) ; « Réapparition d'un Grand Turkestan » (Die Welt) ; « La Turquie devient puissante comme à l'époque ottomane » (Robert Keatley, Wall Street Journal) (cf. Türkiye, 1er novembre, 14 et 17 décembre 1991, 4 et 7 janvier 1992. C'est un procédé classique : un compliment venant d'ailleurs, a fortiori d'un rival, renforce le poids d'un discours d'autosatisfaction.
Cette fierté s'est aussi alimentée par l'apparition d'un Turc sur la scène mondiale, en la personne de Nursultan Nazarbaïev, le président du Kazakhstan. Sa biographie dans Türkiye a été surmontée du titre : « Nazarbaïev, nouvel espoir des Turcs d'URSS ». Lorsqu'il est devenu l'un des trois dirigeants de l'éphémère Union slave, le quotidien a titré : « L'avenir est aux Turcs ». L'ambassadeur Oğuz Gökmen écrit dans la foulée : « N. Nazarbaïev, dont le nom sonne comme une douce mélodie à nos oreilles, et gronde pour nous rappeler un passé héroïque de 4 000 ans, est l'un des trois grands leaders » (24, 26, 28 septembre 1991). Nazarbaïev, promu nouveau héros turc, aurait été oublié aussi vite que l'Union slave, s'il n'était dirigeant de ce que Türkiye considère comme la première puissance nucléaire musulmane. Mais, comme les Kazakhs n'en détiennent pas vraiment le contrôle, cette question est plus ou moins éludée et seul Ömer Öztürkmen, l'un des plus extrémistes des chroniqueurs de Türkiye, ose en faire un élément de fierté pour le monde turc. Pour lui, la coopération entre la Turquie et l'Asie centrale « inquiète l'Iran et l'Egypte, surtout du fait que le Kazakhstan est une puissance nucléaire, ce que n'a pas réussi l'Iran du temps du Chah. Par jalousie, ces deux pays essaient de nous couper du Kazakhstan et des autres républiques. Ils ne pourront pas nous couper du monde turc (Türklük), puisque l'Iran n'arrive même pas à s'adjoindre le Tadjikistan » (19 décembre 1991).
On a vu plus haut comment a été introduite dans le lectorat l'idée de la reconnaissance de l'Azerbaïdjan, et le succès final de cette entreprise. Là aussi, justement, la Turquie s'est posée en modèle diplomatique : il fallait symboliquement être le premier Etat à reconnaître une nouvelle nation turque. On en espérait sans doute un surcroît de prestige, et de la reconnaissance de la part du monde turc.
Cet événement a donné de la vigueur aux rêveries géopolitiques, commencées déjà en septembre, lors de la visite de Nazarbaïev à Ankara : l'ambassadeur O. Gökmen, déjà cité, imaginait la puissance d'une collaboration turco-kazakhe, par l'intermédiaire de la mer Caspienne, de la Volga et de la mer Noire. Certains rêves sont raisonnables ; ainsi R. Sonyel (historien turco-chypriote) pense que se développeront d'abord des relations culturelles, puis économiques, puis politiques ; une communauté économique ressemblant à la communauté européenne se formera autour de la mer Noire. Le président du Foyer des Intellectuels, tout en pensant qu'il ne faut pas donner trop d'importance aux « ennemis imaginaires » et au « facteur iranien », fonde la légitimité de rapports économiques étroits avec l’Ouzbékistan sur le fait que « nous venons de là-bas » ; « Il ne devrait pas être difficile de développer rapidement nos relations économiques et dans d'autres domaines ». Pour l'écrivain éditorialiste Ahmet Kabaklı, « Nous avons le devoir de prendre le gouvernail d'un grand navire, sur l'océan de la turcité qui s'étend de l'Adriatique à la mer du Japon ». Enfin, le général S. Karamısır, du Foyer des Intellectuels, prophétise sur la deuxième moitié du xxie siècle : les deux superpuissances seront l'Allemagne et la Chine. La Turquie (qui sera le leader du monde turc) devra fonder d'ici-là une Confédération turque de l'Est et une Confédération turque de l'Ouest, qui sera la troisième super-puissance jouant un rôle de tampon (Pour ces derniers articles , voir respectivement, dans Türkiye, 3 novembre 1990 : « Nur Sultan Nazarbaïev et le Kazakhstan » par Oguz Gökmen (26 septembre 1991) ; « Les “Turcs de l'extérieur“ ont les yeux sur nous » par Mustafa Köker (18 novembre 199 1) ; « Les épreuves des Tchétchènes », par N. Özfatura (23 novembre 1991) ; « Les relations avec l'Ouzbekistan » par Nevzat Yalçıntas (18 décembre 1991) ; « S'ouvrir au monde turc » par Ahmet Kabaklı (6 décembre 1991). Les propos du général Karamısır ont été tenus lors d'un colloque du Foyer des Intellectuels à Istanbul (28 octobre 1991) sur « La situation dans les républiques turques d'URSS et les devoirs de la Turquie »).
Imagerie diffusée par les Foyers turcs pour le 60e anniversaire de la mort de M.E. Resulzade, avec une citation de l'ancien président azerbaïdjanais: "Je suis turc, et je m'en sens bien".
Le discours de confrontation
La réussite des uns entraîne, ailleurs, une crainte, qui alimente à son tour la délectation des premiers. On peut sentir, parfois, que certains chroniqueurs sont fiers ou satisfaits de l'inquiétude ou de l'agacement que le réveil du monde turc islamique inspire à l'Occident. Özfatura est persuadé que c'est la Turquie et l'Asie centrale qui inquiètent le plus ]'Occident. Par deux fois des articles de Murat Yesil font l'objet d'un titre en première page : « Craintes d'une Turquie puissante en Occident » « Une union turque islamique fait peur à l'Occident » (respectivement 9, 10 et 15 janvier 1992).
Selon Türkiye, l'Occident réagit en utilisant « l’impérialisme sioniste » et bien sûr les Arméniens, toujours soutenus « par les Eglises chrétiennes », et qui eux-mêmes sont accusés de soutenir les sécessionnistes kurdes. Malgré le triomphe supposé de la « turcité », il reste donc des ennemis, une curieuse coalition qui maintiendrait un « esprit de croisade » (cf. notamment les chroniques de Necati Özfatura les 4 novembre 1990 et 19 février 1992) et c'est évidemment lorsqu'il est question de l'Azerbaïdjan que la dénonciation de l'ennemi est la plus vive ; nationalistes azéris et turcs emploient les mêmes mots pour mettre en garde contre les Arméniens : ceux-ci sont soupçonnés de préparer un « nouveau génocide » et de vouloir « anéantir » les Azéris. Discours classique des nationalismes, qui ont toujours besoin d'exagérer l'importance de l'ennemi pour maintenir la vigilance, la cohésion, pour structurer ou même forger une identité nationale.
C'est à l'occasion de la crise, puis de la [première] guerre du Golfe (août 1990-février 1991) qu'apparaît dans le discours l'expression d'une envie, d'une jalousie : pourquoi l'Occident ne vient-il pas délivrer les populations turques sous occupations de l'Armée rouge avec le même empressement et la même énergie qu'ils déploient en faveur des Koweïtiens ? Puis l'intérêt de l'Occident pour les mouvements d'indépendance baltes a attisé ce ressentiment : pourquoi l'Occident manifeste-t-il tant de sympathie pour les indépendantistes baltes ou arméniens et non pour les Azéris, les Tatars ou les Kazakhs ? En guise d'explication, on utilise un stéréotype important, qui devient très fréquent à partir de l'automne 1991 ; l'Occident se démasque, dévoile son « vrai visage », sa « duplicité » ; il n'applaudit à la naissance de nouvelles « démocraties » que lorsqu'elles ne menacent pas ses intérêts, comme cela sera confirmé également lors du putsch de janvier 1992 en Algérie.
Au printemps 1991, une nouvelle notion apparaît discrètement : la rivalité. L'Iran en effet n'est pas un ennemi, mais, du côté turc comme du côté azéri, on dénonce les agissements de la « propagande khoméiniste » qui dispute à la Turquie une zone d'influence dans ce qui est encore l'URSS. Par exemple, un membre d'Elazig du Foyer des Intellectuels déclare : « Les hodjas chiites iraniens comment à venir en Azerbaïdjan […]. Notre Education nationale, notre Direction des Affaires religieuses doivent aider [les Azéris] dans le domaine religieux. Si nous ne le faisons pas, les Iraniens et les Saoudiens s'en chargeront » (30 avril 1991).
Pour une fois, le fameux discours sur « la Turquie-porte-drapeau-du-sunnisme », tellement important dans l'histoire officielle, est abandonné en l'occurrence, et personne ne s'étend sur le fait que la Turquie essaie de barrer la route à l'influence chiite dans un pays chiite. C'est curieusement la bannière de la laïcité que les nationalistes turcs sont obligés de brandir contre l'Iran, alors qu'en d'autres circonstances les mêmes la dénoncent comme une invention perfide de l'Occident !
Il y a un autre rival, wahhabite : l'Arabie Saoudite, dont on dénonce la pluie de dollars sur l'Asie centrale. On a vu aussi plus haut que l'Egypte est montrée du doigt comme concurrençant la Turquie. Et au début de 1992, apparaît discrètement la crainte de l'influence de deux autres puissances : l'Allemagne et la Chine, « notre éternel ennemi » qui, selon l'Ouïgour I.Y. Alptekin, convoiterait le Turkestan occidental abandonné par les Russes (27 janvier 1992).
En somme, cette fin de l'année 1991 a vu la libération des républiques turques. Logiquement, le discours revendicatif a diminué : il n'y a plus d'oppresseur étranger à dénoncer, sauf pour les Tatars, les Criméens et les Ouïgours. Certains rêves se sont accomplis : relations diplomatiques, empressement des dirigeants des républiques turques à faire le voyage d'Ankara, réunion à Istanbul (3 février 1992) de la conférence de la Coopération économique de la mer Noire. Le discours nationaliste cherche moins à faire connaître le monde turc qu'à faire admettre, par les Turcs et par l'étranger, la place dominante de la Turquie dans cette nouvelle situation géopolitique.
La synthèse turco-islamique en image: le slogan nationaliste "heureux celui qui se dit turc" affiché entre les minarets d'une mosquée à Istanbul
Vers l'accomplissement de la « synthèse turco-islamique » ?
Le tournant de l'année 1991-1992 est marqué, dans Türkiye, par deux événements extérieurs à l'aire turque : la réunion de l'Organisation de la Conférence islamique à Dakar, au début de décembre 1991, et, à la mi-janvier, le coup d'Etat interrompant le processus électoral algérien. Le premier de ces événements, fortement amplifiés dans le quotidien, et abondamment commentés, donne l'occasion de célébrer la consécration du prestige turc ; alors que le second permet de démontrer presque expérimentalement « l’hypocrisie de l'Occident ».
Il faut dire quelques mots de ce détour vers l'Ouest, car, même si cela nous sort du cadre de cette étude, c'est une prolongation logique de tout ce qui précède. La conférence de Dakar, à laquelle le président Özal a participé personnellement, arrive à point pour « démontrer » aux lecteurs que le monde musulman tout entier (et non plus seulement le « monde turc ») désire se mettre sous la protection de la Turquie. Le discours précédemment analysé se prolonge, mais s'applique à un champ élargi. Les stéréotypes familiers s'y retrouvent ; qu'on se réfère à la conclusion de l'article du 27 janvier 1992 traduit plus haut : « L'unité et la puissance du monde turc mettront en mouvement le monde musulman ». Le monde turc doit donc retrouver le rôle qu'il aurait joué sous les Abbassides, les Seldjoukides et les Ottomans : protecteurs de l'islam sunnite contre le chiisme, « l’Occident hypocrite » et tous les ennemis déjà rencontrés. La « synthèse turco-islamique » paraît en passe de se réaliser, et d'ailleurs, pour la première fois le 23 décembre 1991, l'expression apparaît dans un titre de Türkiye à l'occasion d'une conférence de Mustafa Erkal à Duisburg : « C'est la synthèse turco-islamique qui nous fera nous redresser ».
C'est quelques semaines après la conférence de Dakar que la manipulation habituelle de Türkiye bat son plein. Une grande enquête commence le 3 janvier 1992, intitulée « Comment les pays musulmans voient la Turquie... qu'en attendent-ils ? » Une série de chefs d'Etat sont interrogés et leurs déclarations les plus flatteuses pour la Turquie font les manchettes : « Je suis fasciné par les Ottomans » (Amadou Touré, président du Mali) ; « L'Egypte et la Turquie sont des frères » (Amr Musa, ministre égyptien des Affaires étrangères) ; « Votre démocratie est un exemple pour nous » (Djibo Ka, ministre sénégalais des Affaires étrangères). Ces déclarations sont l'équivalent exact de ce que nous avons vu à propos de l'aire turque ; la technique est la même. En même temps, Ali Coşkun, ancien président de l'Union des bourses et chambres de commerce (UOBB), fait une longue tournée en Afrique du Nord, où il noue ou renoue des liens avec des hommes d'affaires marocains, des universitaires tunisiens, et son voyage fait également de gros titres (31 décembre 1991, 10 janvier 1992). On a l'impression que Türkiye se tourne délibérément dans cette direction, comme si l'aire turque, désormais, ne posait plus guère de problème, le travail essentiel étant fait.
Les événements d'Algérie viennent un peu interrompre ce processus, mais fournit une démonstration inespérée aux chroniqueurs. « On vous l'avait bien dit ! » : ainsi pourrait-on résumer leurs propos. Le refus d'admettre la victoire du Front islamique du salut (FIS) s'inscrit dans la lignée des autres forfaitures de l'Occident. Türkiye y voit une raison pour désormais refuser toute leçon de démocratie de sa part.
La libération des « Turcs de l'extérieur », pourtant, n'est pas terminée. Il reste les Tatars de Kazan et de Crimée, et les Ouïgours. Si Elçibey et Süleymanov ont pratiquement disparu des pages de Türkiye, c'est au tour maintenant de Abdülcemil Kırımoğlu (ou Mustafa Cemiloğlu) et d'Isa Yusuf Alptekin d'occuper la première page. Kırımoğlu mène depuis des décennies un combat très dur pour les Tatars de Crimée (à l'époque soviétique, il a passé des années en camp), et Alptekin (qui a plus de 90 ans) est le leader historique des Ouïgours. On assiste alors (janvier-février 1992) à une nouvelle répétition du discours analysé plus haut. Il commence cependant par une variante : « On nous a oubliés ». Mais les divers cercles nationalistes, et Türkiye, parviennent à rassurer ces deux leaders. On fait se rencontrer Alptekin et le président kirghize, qui lui promet son soutien. On provoque aussi des rencontres et d'émouvantes effusions entre Alptekin et Kırımoğlu. Consécration suprême, Alptekin est reçu par Turgut Özal qui, devant les photographes de Türkiye, revêt le costume national ouïgour. Tous ces faits sont relatés en première page. Aucun dirigeant azéri ou turkestanais n'a eu ainsi les honneurs de Türkiye. Comment interpréter ce traitement ? La rédaction veut-elle montrer que, même si la réalisation de la « synthèse » est proche, il ne faut pas relâcher la vigilance ?
Les événements du Caucase, une fois de plus, incitent à le penser. On s'oriente alors, peut-être, vers une nouvelle reprise du discours tel que nous l'avons analysé. Il n'est pas difficile de prévoir qu'il sera centré sur la notion d'ennemi, de menace : en ce début de 1992, pour les chroniqueurs de Türkiye, pour les conférenciers des grandes fondations (vakıf) nationalistes, l'ennemi s'est démasqué en Algérie, comme il l'a déjà fait en Arménie. Tous voient dans les événements de Yougoslavie et d'Afrique du Nord une démonstration de leur vision du monde. « Les Ottomans sont partis, la tranquillité est finie (Osmanlı gitti, huzur bitti) » est un quasi-proverbe souvent rencontré dans la presse de cette époque, et qui aurait été prononcé par le Pr. Abdülcelil Temimi à Tunis, (10 janvier 1992).
Images extraites du compte Facebook "Azerbaycan-Türkiye kardeşliği". A gauche, sur le socle d'une statue d'Atatürk, une citation (inauthentique?): "Le destin de l'Azerbaïdjan est le nôtre. Le bonheur de l'Azerbaïdjan est le nôtre". A droite, "L'épopée est inscrite dans l'Histoire: Turquie, Azerbaïdjan, une seule âme dans deux corps"
Conclusion
Le corpus d'articles réunis pour cette étude a été sélectionné en fonction de son intérêt pour l'aire turque. Mais en fait, en élargissant le champ de l’étude, on s'aperçoit vite que le discours est à peu près le même, comme le montrent les articles du début de 1992 portant sur la conférence de Dakar. Le discours sur l'aire turque n'est donc qu'un aspect du discours nationaliste ; il utilise des stéréotypes semblables et met en oeuvre des notions qu'on trouve depuis longtemps dans l'histoire officielle turque : l'identité turque-islamique ; la mise en valeur des liens affectifs, culturels, historiques avec la « mère-patrie », l'Asie centrale ; la mise en garde contre l'ennemi. Tout cela se rencontre dans les manuels scolaires d'histoire de tous niveaux, depuis 1931. Il s'agit donc, grosso modo, d'un discours standard qui n'a été qu'adapté à l'aire turque ; mais il renoue aussi avec les racines du discours national turc, puisque celui-ci a été en grande partie créé par des Tatars et des Criméens.
Ce n'est donc pas non plus un discours spécifique au quotidien Türkiye. Certes, on a rencontré dans ce corpus des propos excessifs ou caricaturaux, mais on trouverait des choses approchantes soit dans d'autres périodiques (Yeni Düsünce), soit encore dans les livres scolaires. Le discours analysé ci-dessus véhicule des idées latentes et il fait partie intégrante de l'histoire des idées en Turquie.
Il faut enfin poser la question de la portée réelle de ces articles. Sont-ils vraiment lus ? Suffisent-ils à former une partie de l'opinion ? Türkiye n'est pas, aujourd'hui, un organe de presse marginal. D'après des chiffres de février 1992, Türkiye est le quatrième titre de Turquie, avec 342 000 exemplaires, après Sabah, Hürriyet et Milliyet (Cumhuriyet-Hafta, 8/1992, 14-20 février 1992). Si l'on excepte la feuille populiste Meydan, c'est même le seul quotidien dont le tirage augmente : tous les autres journaux turcs perdent des lecteurs. Türkiye doit être considéré comme un phénomène de presse dans la Turquie actuelle, et à ce seul titre mérite une étude approfondie.
Raisonnons par l'absurde : si même, par hypothèse, ce discours ne devait avoir strictement aucune portée, aucune tentative d'application même dans un avenir lointain, il joue néanmoins, pour l'heure, un rôle de consolidation de l'identité turque, en crise depuis si longtemps. Son principal résultat, probablement le plus durable, ne serait-il pas de créer un sentiment d'appartenance à une aire culturelle vaste, très peuplée, puissante, riche de potentialités ? Un sentiment d'appartenance, aussi, à un Etat qui n'est plus un pion manipulé par l'Occident dans la guerre froide, mais qui peut avoir sa propre diplomatie, sa propre zone d'influence ?
Türkiye est un vecteur puissant pour propager cette idée d'identité élargie. Nous avons vu pourtant qu'il n'est que le relais médiatique d'un lobby lui-même puissant, influent dans les milieux politiques, universitaires, économiques. Les tenants de la « synthèse turco-islamique » imaginent probablement une réalisation prochaine de leurs idées ; en tout cas, il en restera forcément quelque chose de durable dans la mentalité de la droite turque.
Les leaders historiques (Atatürk et Resulzade), les drapeaux, les cartes, le Pont image de l'union. Image de la Maison de la Culture Azerbaïdjanaise d'Istanbul, publiée sur les site azerbaïdjanais heber100.com, 11 septembre 2017
Autres articles publiés au cours des années 1990
Antakyalı (François), « La droite nationaliste dans les milieux turcs immigrés », CEMOTI, 13, 1992, pp. 45-68.
Copeaux (E.), « De la mer Noire à la mer Baltique : la circulation des idées dans le ‘triangle’ Istanbul - Crimée - Pologne », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI), n° 15, 1993, pp. 107-119.
id., « Le mouvement prométhéen », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI), n° 16, 1993, pp. 9-45.
id., « Le rêve du Loup Gris », Hérodote, n° 64, 1992, pp.183-193.
id., « Une mémoire turque du djadidisme ? », Cahiers du Monde russe, XXXVII (1-2), 1996, pp. 223-232.
id., Espaces et temps de la nation turque, Paris, CNRS-Editions, 1997
id., « ” La nation turque est musulmane ” : Histoire, islam et nationalisme », in Groc Gérard (dir.), Formes nouvelles de l’islam en Turquie. Les Annales de l’autre islam, n° 6, Inalco-Erism, Paris, 1999, pp. 327-342.
Une thèse récente sur le Foyer des Intellectuels:
Bursa-Millet (Zeynep), Le Foyer des intellectuels. Sociohistoire d’un club d’influence de droite dans la Turquie du XXe siècle. Thèse dirigée par: M. Hamit BOZARSLAN, directeur d’études, EHESS, 2019.
Autres articles sur susam-sokak.fr :
http://www.susam-sokak.fr/2016/01/esquisse-n-60-les-obseques-d-alparslan-turkes.html
http://www.susam-sokak.fr/pages/Le_mouvement_prometheen_1993-8623873.html
Esquisse n° 37 - De l'Adriatique à la muraille de Chine, en une page - Susam-Sokak
En parcourant aujourd'hui la presse des années 1990, on a quelquefois l'impression de ne pas avoir changé d'époque. Pourtant, certains thèmes semblent maintenant plongés dans un passé révolu...
La pulsion expansionniste turque en 1990-1992 (première partie) - Susam-Sokak
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