Cet article a été publié en 1992 sous cette référence :
François Antakyali (Étienne Copeaux), « La droite nationaliste dans les milieux turcs immigrés », in L’immigration turque en France et en Allemagne, Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI), n° 13, 1992, pp. 45-68.
Fin octobre 2002, la façade du Centre national de la mémoire arménienne de Décines, près de Lyon, a été "tagué" de slogans à la gloire des Loups gris, ce mouvement ultra-nationaliste turc, évidemment négationniste. Le 28 au soir, un groupe compact, bruyant et agressif a même défilé dans les rues de Décines, proférant des slogans anti-arméniens et des "Allahouekber".
Il semble qu'un pas a été franchi dans la visibilité de ces mouvements turcs dans l'immigration. Le phénomène est d'autant plus étonnant que beaucoup de ces "Turcs" sont en réalité français puisqu'ils font partie de la deuxième génération au moins. Mais ils restent les affidés des mouvements ultras de la "mère-patrie", ils restent "Turcs" et agissent, même hors de Turquie, en conformité avec le nationalisme et le négationnisme turcs.
Ce défilé a provoqué l'étonnement dans les médias - et dans l'opinion. Qui sont donc ces Loups gris? En réalité, ils sont parmi nous depuis longtemps, même s'ils étaient auparavant beaucoup plus discrets.
Il n'est peut-être pas inutile, pour s'en rendre compte, de publier à nouveau cet article que j’ai publié sous le pseudonyme de François Antakyali en 1992 dans une revue peu diffusée et aujourd'hui disparue, les cahiers "CEMOTI".
A l'époque, J’avais été chargé par le CERI d'une mission dans les milieux associatifs turcs, à Berlin et dans le nord-est de la France.
Voici la deuxième partie de cet article.
Le discours nationaliste adressé aux émigrés : La synthèse turco-islamique
La plupart des thèmes abordés par ce discours se retrouvent, avec des nuances, dans chacune des grandes associations. Il s'agit dans tous les cas d'un nationalisme à forte composante religieuse, conforme à l'idéologie de la synthèse turco-islamique. Les deux idées récurrentes, et inséparables l'une de l'autre, sont :
. l'islam fortifie la nation turque (« Türk Milleti İslam ile büyüktür », Türkiye, 7 février 1991 ;
.la nation turque est la forteresse, le bouclier de l'islam (déclaration d'A. Türkeş à Francfort, Türkiye, 17 avril 1991).
On peut considérer comme symbolique de cette idée le fait que les meetings de la plupart des groupements commencent par le chant, en chœur, de l'hymne national suivi par la récitation du Coran par un imam. C'est là un cérémonial presque immuable.
Beaucoup de déclarations prennent donc pour thème les relations entre religion et nationalisme ; ainsi, dans une curieuse conférence intitulée « L'islam prohibe le racisme », l'imam Z. Koç, de la Türk Federasyon, cherche à démontrer que « ce n'est pas un péché d'aimer sa nation » (à Brühl, Türkiye, 4 juillet 1991). Il n'y a donc pas d'obstacle religieux au nationalisme, et le fait que l'islam soit au départ la religion des Arabes ne donne à ceux-ci aucun droit particulier : « A part par sa piété un Arabe ne peut être supérieur à un non Arabe ». Nous assistons ici à la poursuite du débat sur la compatibilité entre islam et nationalisme, qui a pris corps au début du siècle dans les écrits de Ziya Gökalp, Yusuf Akçuraoğlu, etc… C'est bien sûr Alparslan Türkeş qui développe le mieux ces idées :
« L'islam et le nationalisme turc sont indissociables. Depuis que notre histoire s'honore d'être musulmane, notre nation est au service de l'islam. Elle est l'épée et le bouclier de l'islam. Elle est la cuirasse de l'islam. Les sociétés turques non musulmanes, et celles qui ont abandonné l'islam, ont été anéanties. En revanche les sociétés turques qui sont restées fidèles à l'islam, bien que dominées par d'autres Etats, ont pu se protéger et continuer de vivre. » A. Türkeş met au passage l'accent sur le problème identitaire turc : sans la religion, l'identité collective turque disparaît. D'où la nécessité, pour le Turc vivant en milieu chrétien, de renforcer son appartenance à l'islam. Ainsi, « notre but est de fonder une conscience islamique et nationale en se détournant de la culture chrétienne occidentale. » (discours de Wiehl, Türkiye, 22 mai 1991).
Ce genre de discours n'est pas réservé à la Türk Federasyon. Il imprègne aussi, sous une forme atténuée, les déclarations des orateurs de la Türk-Islam Birliği, ce qui n'est pas surprenant puisqu'elle a des liens avec le Foyer des intellectuels. Ce discours passe aussi, on l'a vu, par un certain anti-arabisme, surtout pendant la guerre du Golfe. Comme le proclame Nevzat Yalçintaş, dirigeant du Foyer des intellectuels, a Heusler (Belgique), « [La situation dans le Golfe] n'est pas imputable aux Ottomans mais aux Britanniques. Ils ont persuadé les Arabes qu'ils les aideraient à prendre des terres de vos mains à vous, Ottomans, et ils les ont livrées aux Juifs. Maintenant les Arabes paient cette faute. » (Türkiye, 13 janvier 1991).
La Turquie est le porte-drapeau de l'islam, les Arabes sont des traîtres : il y a une nette continuité entre ce genre de discours et les thèmes développés dans les manuels scolaires d'histoire turcs.
Les célébrations : le « mémorial » des Turcs d'Europe
Une partie de la population turque d'Europe, déracinée, se sent menacée de déculturation par son environnement et surtout peut-être par une scolarisation en turc assez lâche, malgré la présence d'instituteurs qui donnent des cours dits, en France, de « langue et culture d'origine » (ELCO).
Le contenu des cours de ces instituteurs est peu connu des autorités d'accueil car ils sont peu ou pas inspectés. Mais il est notoire que ces enseignants introduisent dans leurs leçons une forte dose de nationalisme. Il arrive que des familles turques de gauche s'en plaignent, retirent leurs enfants de ces cours d'ELCO. et même, lorsque le rapport de forces leur est favorable, empêchent l'arrivée d'un instituteur turc dans une école.
Le souvenir des événements historiques structure la mémoire et entretient le « mythe national » (S. Citron). C'est l'un des rôles de ces instituteurs turcs que d'organiser la commémoration, au moins en classe, parfois à l'extérieur, des principales fêtes du calendrier officiel turc. A l'occasion notamment de la « Fête des enfants » le 23 avril, les grands acquis de la révolution kémaliste sont remémorés aux enfants et par là même à leurs parents.
Si l'école, même en Europe, est le lieu de la célébration kémaliste, les associations nationalistes ne sont pas en reste pour ce travail de structuration de la mémoire de l'émigré. Deux événements sont particulièrement rappelés à la mémoire. La bataille de Malazgirt (1071), qui a ouvert l’Anatolie, territoire de la Turquie actuelle, aux cavaliers d'Alparslan, est l'événement fondateur de la nation. Cette bataille est un point de repère fondamental dans le discours politique, lorsqu'il s'agit de légitimer la présence turque en Anatolie par rapport à toute forme d'irrédentisme grec, mais surtout, au printemps 1991, par rapport aux troubles du Kurdistan : « Les Kurdes sont nos frères. Nous avons eu ensemble nos joies et nos peines. Nous sommes ensemble depuis 900 ans. Ce sont nos ennemis qui veulent nous diviser » (A. Türkeş à Minden, Türkiye, 13 février 1991).
Cette expression « depuis 900 ans » ou mieux « depuis 920 ans » revient fréquemment ; Malazgirt est donc utilisée comme l'année zéro de la Turquie, et cette durée de plus de neuf siècles est présentée comme la preuve d'une réussite.
Le second événement est la prise de Constantinople en 1453, la « Fetih ». Il ne fait pas partie du « mémorial » républicain, contrairement à Malazgirt ; mais il semble que ce soit en la Fetih que les nationalistes se reconnaissent le mieux. L'événement est commémoré au moins par l'Union turque-islamique de M.S. Çelebi, par l'Organisation de la vision nationale, et par leurs organisations de jeunesse, respectivement à Darmstadt, Amsterdam et Brême (Türkiye des 13 juin 1990 et 4 juin 1991). On le voit, cet événement a la préférence d'organisations qui sont plutôt dans la mouvance de l'islamisme de N. Erbakan.
Il est évident que ces célébrations non seulement structurent la mémoire mais aussi alimentent la fierté d'être turc. Elles renvoient aux célèbres slogans omniprésents en Turquie et rabâchés dans les écoles, tels que « Turc, sois fier, travaille, aie confiance ! ». La célébration de la Fetih de 1453 rappelle la menace que l'Empire faisait peser sur le monde chrétien et peut ainsi au moins réconforter l'émigré en butte aux humiliations ou au racisme. En contrepoint, le souvenir des sièges de Vienne est toujours enfoui dans la mémoire germanique. Dans une interview à Türkiye du 14 février 1990, une théologienne allemande, Angelika Schmitt-Biealski évoquait longuement l'impact de l'occupation musulmane de l'Espagne, de la prise de Constantinople et des sièges de Vienne dans la mémoire collective allemande et autrichienne.
Une assemblée de la Türk Federasyon en France. Remarquer les trois croissants, l'un des sigles du parti d'extrême-droite MHP, et à droite, le sigle de la Türk Federasyon Source: turkfederasyon.com
La mise en garde contre le danger de déculturation
C'est le thème le plus souvent abordé par les orateurs nationalistes en Europe. Le grand danger vient de l'immersion des Turcs dans un monde qui n'est pas le leur, ce qui les incite à une attitude de repli. Ce danger se renforce au fil des années, car c'est la troisième génération qui apparaît maintenant en Allemagne, génération en passe d'être facilement assimilée par le monde européen. Ainsi :
« Dans les écoles maternelles, les enfants turcs sont éduqués dans la coutume chrétienne. Ils n'entendent jamais parler de la nation ni de l'islam. […] Si nous ne prenons pas des mesures rapides pour protéger cette génération, elle sera assimilée » (un instituteur turc, Kültür Ocağı de Brühl, Türkiye, 4 juillet 1991).
« Chaque année dans le Land de Rhénanie-Nord-Westphalie environ six mille jeunes Turcs sont appréhendés pour des délits divers ; dans les prisons ils sont sous l'influence de l'Eglise » (Ayhan Özer, président de la Türk Federasyon, à Cologne, Türkiye, 20 décembre 1990).
« Nous devons absolument éduquer nos enfants d'après notre religion, notre langue, nos coutumes. […] Sinon l'Europe s'appropriera la troisième génération » (A. Özer, à Londres, Türkiye, 6 mars 1991).
La Türk Federasyon et l'Organisation de la vision nationale sont virulentes pour dénoncer ces dangers. Leur discours est imprégné d'une sorte de peur d'anéantissement de l'identité turque en Europe. C'est un discours de peur, un discours qui s'adresse à une population dans le désarroi. Cette population doit d'abord se ressouder, oublier ses divisions ; pour ce faire, on agite de vieux spectres : la nation turque est entourée d'ennemis qui veulent sa perte depuis des siècles. Quelques exemples :
« Les organisations turques-islamiques d'Europe doivent s'associer pour éviter l'anéantissement du Turc vivant en milieu chrétien » (A. Dogruyol, TF, à Stuttgart, Türkiye, 2 mars 1991).
« Avec ou sans guerres, de l'extérieur ou de l'intérieur, le christianisme et l'athéisme ont essayé de ruiner, de diviser, de soumettre l'islam. Aujourd'hui ces tentatives se renforcent sur les Turcs vivant en Europe. […] Les ennemis de l'islam ont pris la jeunesse turque comme cible » (Harun Aytaç, OVN, à Hambourg, Türkiye, 2 février 1991).
Ces ennemis tant dénoncés sont censés utiliser toutes les « armes » possibles pour venir à bout de l'islam, et le Turc d'Europe est évidemment plus vulnérable :
« La nation turque-musulmane, depuis trois cents ans, subit des assauts invisibles, des offensives, des attaques invisibles du monde chrétien. […] Leur but est d'enchaîner la foi de l'homme turc-musulman. […] Cela se fait par le cinéma, la télévision, les romans, les récits, les livres ; cela se fait par la suggestion, par les images. […] C'est ainsi que le cerveau, le cœur et la foi de nos gens sont mis en esclavage par nos ennemis » (A. Türkes à Francfort, Türkiye, 17 avril 1991).
Ce discours de mise en garde s'adresse particulièrement aux parents, qu'on tente de prévenir contre les « mauvaises habitudes » des Occidentaux : tabac, alcool et surtout drogue, qui est présentée comme l'arme la plus dangereuse du monde chrétien pour anéantir l'islam. La jeunesse doit donc être soigneusement protégée des mauvaises influences par la religion et l'éducation. Ayhan Özer (TF) l'exprime dans une métaphore suggestive :
« Si nous trouvions notre drapeau traînant par terre, nous le ramasserions en l'embrassant ; de même nous devons tirer nos enfants de la boue où ils sont tombés, parce que ces jeunes sont notre avenir et notre plus précieux trésor » (Discours à Cologne, Türkiye, 20 décembre 1990).
Comment ne pas penser, en lisant ces déclarations inquiètes, à la société de Berlin-Kreuzberg, où les Turcs côtoient une population où les punks semi-clochardisés sont nombreux ? Dans Adalbertstrasse les femmes voilées, les « barbus» en pantalons bouffants croisent sans cesse des marginaux allemands quelquefois en triste état… Même s'il n'en est pas ainsi dans toute l'Europe, ce contact incite beaucoup de Turcs au raidissement, au repli sur soi. Certains voient dans le spectacle de ces « dégénérés » la preuve de la faillite de l'Europe ou du christianisme :
« Le monde est à la recherche d'une nouvelle genèse ; les églises sont complètement vides en Hollande […]. La seule source qui peut remplir ce vide est l'islam » (Z. Koç, T.F., à Enschede, Türkiye, 7 février 1991).
« L'immoralité occidentale s'accroît avec le désespoir. L'Occident cherche le remède dans la drogue, l'alcool, l'immoralité. Nous qui vivons dans les règles que nous impose notre religion musulmane, nous pouvons, grâce à l'islam, être le moyen par lequel l'Occident désespéré retrouvera son honneur » (H. Aytaç, OVN, à Hambourg, Türkiye, 2 février 1991).
La Türk Federasyon se distingue par un discours agressif, dénonçant sans cesse le danger chrétien, l'agression chrétienne, la volonté occidentale d'anéantir le monde turc-islamique. Les organisations plus modérées sont plus circonspectes : elles ne dénoncent aucun « ennemi », aucune volonté de nuire de la part de l'Occident. Elles ont cependant la même crainte de la déculturation. Dans un rapport adressé au Premier ministre Akbulut, la Coordination des sociétés turques en Allemagne réclame « des maîtres en nombre suffisant, un statut pour la langue turque, des cours de turc et de culture turque dans les programmes allemands, en résumé nous voulons que la jeune génération vive dans ses sentiments et dans son âme avec les traditions musulmanes, tout en étant turque dans son coeur et tout en vivant intellectuellement dans la technologie européenne » (Rapport adressé par la CSTA au Premier ministre Akbulut, extraits dans Türkiye, 22 avril 1991).
On voit qu'il y a plutôt une volonté de vie harmonieuse, dont la clé est l'enseignement et un soutien plus actif du gouvernement d'Ankara, en échange peut-être d'une contribution à la paix inter ethnique : « Il y a 420 imams [en Allemagne]. Si l'on augmente leur nombre les séparatistes auront moins de chances de succès ». Le même rapport poursuit : « Notre but doit être de protéger et de développer les liens entre notre jeunesse d'Allemagne et l'Etat turc, de les éloigner des entreprises contraires à l'intérêt national et de divers égarements, de les protéger de toutes sortes de routines dommageables, de les faire accéder à une profession, de garantir un retour dans de bonnes conditions en Turquie » (idem, extraits dans Türkiye du 21 au 25 avril 1991).
Le discours de ces organisations (qu'elles soient d'extrême droite ou plus modérées) se retrouve sur la nécessité de cultiver les liens avec la patrie. De jeunes Turcs interrogés à Berlin ressentaient eux-mêmes profondément cette nécessité. Il s'agit là d'un besoin de conforter et de structurer une identité mise à mal par le séjour prolongé à l'étranger. Que ce désir de se ressourcer débouche facilement sur l'islam et/ou le nationalisme est un phénomène bien connu. Les Ülkücü, avec leur discours agressif antichrétien et anti-occidental, ne font que reprendre une tradition bien ancrée dans le nationalisme turc, la dénonciation d'un ennemi dangereux qui sert d'entité structurante.
L'intérêt pour les « Turcs de l'extérieur »
Les « Turcs de l'extérieur » (Dıştürkler) sont les turcophones vivant ailleurs que dans la république de Turquie : Turcs d'URSS, de Chine, des Balkans, d'Irak… Les Dıştürkler sont appelés aussi soydaşlar, c'est-à-dire, littéralement, membres de la famille, traduisible également par « frères de race ». Les organisations d'extrême droite utilisent volontiers le terme de ırktaşlar qui veut dire la même chose mais le mot ırk a, actuellement, un sens plus franchement racial qu'ethnique.
Cette population est l'objet d'un très grand intérêt de la part des nationalistes turcs (en particulier depuis la cascade d'événements qui secoue l'URSS), et ceux d'Europe ne sont pas à l'écart de ce courant. Au contraire, les responsables de la Coordination des sociétés turques d'Allemagne soulignent que les Turcs d'Europe ont joué un rôle d'avant-garde dans le nationalisme, car ils doivent eux-mêmes lutter pour leurs droits. D'après ces responsables, c'est d'abord en Europe qu'on a dénoncé l'oppression bulgare sur les Turcs (Türkiye, 20 avril 1991).
L'intérêt pour les Dıştürkler se manifeste de différentes façons en Europe : ceux-ci y ont fondé un certain nombre d'associations où ils se regroupent selon leur provenance. Et d'autre part les grandes associations présentées plus haut jouent un rôle d'information et de propagande envers ce qu'on peut appeler, par commodité, le pantouranisme. Enfin, des échanges culturels sous diverses formes commencent à se développer entre les Turcs d'Europe et le monde « touranien ».
A gauche, une assemblée de la Türk Federasyon à Nantes; remarquer les portraits d'Atatürk et d'Alparslan Türkes. Au centre et à droite, d'assemblées de la Türk Federasyon, en France et en Allemagne, où les participants font le signe du Loup gris (lieux non précisés) Source: Facebook. Cliquer pour agrandir
Les associations de « Turcs de l'extérieur » en Europe
Leur nombre est incertain car notre seule source pour l'instant est le quotidien Türkiye. Ces sociétés ne nous sont donc connues qu'au hasard de leur apparition dans un article de presse. A ce stade de notre recherche, nous avons dénombré :
. deux sociétés azéries : l'une, l’Azerbaycan Kültür Derneği, branche « allemande » d'une association de Turquie, est liée à l'ANAP ; l'autre, l'Azerbaycan Kültür ve Dayanışma Derneği est présente à Cologne et a des activités culturelles ; présentée par Türkiye comme une association nationaliste azérie, elle regroupe en fait des Azéris de la région d'Iğdır en Turquie ;
.une société kazakhe (Kazak Türkleri Derneği) assure les relations avec les Kazakhs d'URSS ;
.une société de Turcs de Grèce (Batı Trakya Türk Dernekleri Federasyonu) qui dit regrouper quatorze sociétés et 12 000 membres ;
.une société de Criméens (Almanya Kırım Türkleri Cemiyeti) ;
.enfin un parti de « Turkmènes d'Irak » qui semble centré au Danemark (Irak Millî Türkmen Partisi).
Ces organisations, sauf la dernière, ont leur siège en Allemagne. Elles se manifestent par des soirées culturelles, pour se faire connaître des Turcs et des Européens. Les articles sont très souvent aussi des demandes d'aide adressées aux « frères de Turquie ». Elles organisent aussi parfois des secours (pour la Crimée notamment en janvier 1991).
A gauche, orateurs dans une assemblée de la Türk Federasyon en Allemagne; derrière eux, les portraits de Devlet Bahçeli (président du parti MHP), d'Atatürk, et d'Alparslan Türkes, fondateur du MHP. A droite, imagerie du compte Facebook "Milliyetçiler". Comme on peut le voir, les nationalistes turcs ne voient pas de contradiction entre Atatürk et le leader d'extrême-droite A. Türkes.
Information et propagande dispensées par les grandes associations
Chacune des grandes associations d'émigrés turcs s'intéresse activement aux « Turcs de l'extérieur ». Cette question est systématiquement intégrée au discours politique. A certaines occasions (anniversaire des événements de janvier 1990 en Azerbaïdjan, guerre du Golfe) elle monopolise même le discours, notamment celui de l'extrême droite.
Ce discours prend un aspect d'abord informatif. L'exemple le plus remarquable est celui de la Türk-Islam Birliği. L'organisation de M.S. Çelebi a organisé en octobre 1990 un voyage de vingt jours, pour une dizaine de responsables, en Azerbaïdjan. Ce voyage a été suivi de conférences, projections de diapositives dans diverses villes d'Allemagne et de Belgique (Türkiye, 8 octobre et 5 décembre 1990, 19 février 1991). Puis, début mars 1991, l'Union a organisé, à Botropp, dans la Ruhr, un grand colloque sur le thème « L'islam dans un monde qui change » (Değişen Dünya’da Islam, Türkiye, 8 mars 1991). Outre d'importants représentants de l'ANAP et du DYP venus de Turquie, le colloque rassemblait des membres (souvent des religieux) d'une grande partie de l'aire turque : deux Yougoslaves de Skopje, deux Macédoniens, un Kazakh, deux muftis du Caucase, le président de l’Azerbaycan Türkleri Federasyonu, l'écrivain-historien Baymirza Hayit (Ouzbek réfugié en Turquie depuis des décennies, connu pour ses publications sur les Dıştürkler), et Ahmet Kabaklı, écrivain, éditorialiste à Türkiye.
Dans le même esprit, la Türk-Islam Birliği a noué des liens avec la Fondation de recherches sur le monde turc (Türk Dünyası Araştırma Vakfı) pour bâtir un projet culturel avec l'UNESCO sur le thème de la Route de la soie. L’accord culturel entre M.S. Çelebi, cette Fondation et Satimcan Sanbaiev, représentant l'Union des écrivains kazakhs, a été signé à Francfort (Türkiye, 11 février 1991).
Ce genre d'initiative fait partie d'un travail de longue haleine pour faire connaître les populations turques les unes aux autres : « Je crois que nous pouvons beaucoup pour nos frères du Turkestan », dit volontiers M.S. Çelebi. De fait, avec ou sans arrière-pensée nationaliste, il y a beaucoup à faire. En juin 1991 le président d'une société azérie à Cologne constatait amèrement : « Les Turcs ne connaissent pas l'Azerbaïdjan. […] En Azerbaïdjan chacun connaît Atatürk. Parmi nous combien connaissent Mehmet Emin Resulzade ? » (Türkiye, 12 juin 1991).
Ce constat rejoint ce que tout le monde peut observer : si la presse de droite parle beaucoup de la « Touranie », l'homme de la rue semble en fait très peu informé et la diffusion des ouvrages sur les Dıştürkler est assez restreinte.
Il est un point sur lequel l'information sur l'aire turque peut fortement et rapidement toucher l'opinion publique allemande ou occidentale, c'est celui de la situation écologique désastreuse de l'Asie centrale. En novembre 1990 a eu lieu à Bonn le huitièmee Congrès anti-nucléaire international (Türkiye, 30 novembre 1990). Le Chinois Yusufbek Muhlisi et le Kazakh Canis Tuyakbayev s'y sont exprimés. D'autre part, le poète kazakh Olcas Süleymanov commence à être mondialement connu par son action infatigable sur les suites des essais nucléaires soviétiques et chinois. Il a su tisser des liens étroits avec les spécialistes allemands, français et surtout américains. Süleymanov n'est peut-être pas un nationaliste mais il est fortement « récupéré » par la droite turque.
Tout ce travail d'information débouche rapidement sur la propagande. On retrouve alors les grands thèmes recensés plus haut, et notamment la dénonciation d'un ennemi qui ne songe qu'à nuire, depuis des siècles, au monde turc-musulman. S'agissant des Azéris, ce sont évidemment les Arméniens qui sont sans cesse dénoncés, non seulement pour leur « occupation » du Karabakh mais aussi pour leur « irrédentisme » sur la région de Kars. L'ennemi, c'est aussi la Bulgarie, et les Turcs de ce pays ont toute la sollicitude des Loups gris (Türkiye, 25 décembre 1990). L'autre formation d'extrême-droite, l'Organisation de la vision nationale, reçoit aussi parfois des responsables religieux d'Asie centrale, qui prêchent pour l'union des musulmans (réunion de l'OVN. à Cologne, Türkiye, 4 juin 1991).
Cependant, étant donnés les événements au cours de l'année écoulée, les partis nationalistes se sont évidemment beaucoup focalisés sur les Turcs d'Irak. Au printemps 1991, Ayhan Özer leur a consacré deux meetings à Francfort (Türkiye des 7 mars et 11 mai 1991). En mai, Alparslan Türkeş lui-même a fait toute une tournée pour les ülkücüler du Danemark à ce sujet (id., 28 mai 1991). Dans ces discours, Turcs d'Irak et Kurdes sont confondus sous l'appellation Turkmènes d'Irak : il s'agit de justifier, en répétant qu'il y a deux millions de Turcs en Irak, l'irrédentisme sur Kirkouk et Mossoul, dont le MÇP a fait un de ses thèmes favoris depuis le début de la crise du Golfe. Les Kurdes sont donc volontiers transformés en Dıştürkler et, lorsqu'ils sont nommés par leur nom, sont parfois dénoncés comme traîtres comme « pions » utilisés par les Occidentaux dans leur jeu au Proche-Orient, comme le soutenait Abdulhaluk Çay, professeur à l'Université de Hacettepe (Ankara), invité par la CSTA à Ludwigshafen et Karlsruhe (Türkiye, 16 mai 1991).
Résumant tout cela, des calicots promenés par des Turcs dans Hyde Park à Londres en mai 1991 proclamaient : « Pourquoi regardons-nous le drame des Turkmènes d'Irak en spectateurs ? » ; « Défenseurs des droits de l'Homme, où êtes-vous ? » ; « Turkestan unifié ! » ; « L'armée turque à Mossoul et à Kirkouk ! » (Türkiye, 16 mai 1991). Ces slogans ne sont-ils que le rêve dérisoire d'un pantouranisme irréalisable ? Ne sont-ils repris que par des marginaux extrémistes ? Cela pose le problème de l'impact réel de ce discours.
Le sigle de la Türk Federasyon illustre clairement la synthèse turco-islamique avec la mosquée et les couleurs du drapeau turc, rouge et blanc
Quel impact ?
En effet, la question de l'impact de ces idées reste en suspens. Cette étude porte sur des observations qui demanderaient à être confirmées et sur une source journalistique presque unique. Certes, on peut admettre en partie que l'opinion nationaliste est grosso modo égale au lectorat de journaux tels que Türkiye ou Tercüman. La diffusion de Türkiye en Europe se monte à environ trente mille exemplaires. Il est difficile de savoir si le nombre de lecteurs est de beaucoup supérieur à ce chiffre. Le public des meetings, manifestations, conférences se confond-il avec ce lectorat ? C'est ce que la rédaction de Türkiye laisse entendre, mais c'est bien sûr un avis très partial.
Ce qui nous semble important, c'est que les thèmes nationalistes qui apparaissent dans nos sources vont directement dans le sens et dans le prolongement d'idées qui imprègnent la Turquie actuelle, et qui disposent de moyens de diffusion puissants. Plusieurs thèmes en effet sont développés dans l'histoire officielle turque, sont récurrents dans les manuels d'histoire et sont donc diffusés par les instituteurs envoyés en Europe, en même temps qu'ils sont développés par les universitaires du Foyer des intellectuels et de diverses sociétés influentes.
On reconnaît sans peine dans les discours et conférences adressés aux émigrés l'affirmation obstinée du leadership nécessaire de la Turquie sur le monde musulman. Idée sans cesse rappelée à toutes occasions, notamment par des rappels historiques célébrant la gloire ottomane. Comme dans tous les nationalismes, l'histoire est souvent mise à contribution. La guerre du Golfe a été l'occasion de rappeler que les Arabes étaient responsables de la situation depuis 1916. Ceci pourrait éclairer beaucoup de travailleurs sociaux des pays où !es Arabes sont nombreux, qui ne s'expliquent pas les mauvaises relations, ou l'absence de relations, entre Turcs et Maghrébins.
Le deuxième thème, rappelé sans cesse par les dirigeants des grands mouvements nationalistes, est le caractère indissociable de la turcité et de l'islam. Cela débouche presque toujours sur un discours identitaire particulièrement fort et insistant : on ne peut conserver son identité turque que si l’on vit dans les coutumes de l'islam. C'est une idée exprimée avec force par Mehmet Koca dans l'hebdomadaire Yeni Düşünce (27 avril et 3 mai 1991), « La jeunesse turque en Europe. Des bateaux à la dérive au milieu de l'océan »).
La vigueur de cette affirmation nous semble proportionnelle à la peur de la déculturation, au désarroi que semble ressentir une partie de la population turque en Europe. Le refus d'intégration qui en résulte ne pourrait résister éternellement s'il n'était pas soutenu, voire encouragé, par certaines des grandes organisations que nous avons passées en revue. Il est facile, pour leurs responsables, d'exploiter le désarroi de leurs compatriotes, leurs situations souvent précaires, leur peur du lendemain, le racisme ou le mépris vécu quotidiennement : ils leur offrent des discours musclés, leur rendent la fierté d'être turc, déjà enseignée à l'école et leur promettent sans relâche (mais c'est aussi le discours du gouvernement) 1 que le 21e siècle sera le siècle de l'islam turc, voire de la Touranie réunifiée sous la direction de la république de Turquie.
Ainsi, le monde des immigrés turcs en Europe est-il fortement pénétré des idées de la « synthèse turco- islamique ». Le Foyer des intellectuels peut diffuser ses idées par l'intermédiaire des deux plus grandes associations de Turcs en Europe. Mais les leçons de « langue et culture d'origine » ont peut-être un rôle plus grand encore. D'où aussi la revendication insistante des émigrés à leur gouvernement : créer un ministère ad hoc et envoyer plus d'instituteurs et plus d'imams. Tout le discours identitaire débouche en effet sur le problème de l'enseignement, et il ne faut pas avoir peur de rappeler que si beaucoup de familles européennes retirent leurs enfants des écoles fréquentées par les Turcs, ceux-ci sont tout aussi réticents à confier leur progéniture à l'école maternelle locale…
Le discours nationaliste adressé aux émigrés ne se greffe pas sur des problèmes imaginaires. Le plus lancinant, tout au moins pour ceux qui ont résolu les problèmes matériels, est celui de l'identité. Il est visible que beaucoup de parents ont peur de « perdre » leur enfant ; c'est un problème que connaissent tous les parents, turcs ou non : il n'est pas agréable de voir ses enfants suivre une voie différente ou contraire à celle qu'on avait prévue pour eux. Mais les organisations nationalistes turques détournent ce désarroi et encouragent un raidissement face à l'impérialisme culturel de l'Occident, au danger de christianisation, et dénoncent sans cesse les ennemis de l'islam.
Ce discours excessif, et l'influence du nationalisme, existeront probablement tant qu'existera le problème de l'intégration. Et bien évidemment un effort d'intégration de la part des Turcs ne pourra être suivi d'effet que lorsque les mouvements xénophobes, racistes et nationalistes européens s'affaibliront. Ce qui n'est malheureusement pas pour demain, étant donné, en France, la surenchère à laquelle se livrent les responsables politiques dans le domaine de l'immigration. Quant aux Turcs d'Allemagne, ils sont tous d'accord sur la recrudescence des difficultés depuis la réunification : ce sont les Allemands de l'Est qui, désormais, voient dans les Turcs une concurrence néfaste et sont en passe de basculer dans la xénophobie. Ce contexte de rejet ne peut qu'apporter de l'eau au moulin des nationalistes turcs.
1 Cf. trois titres significatifs dans Türkiye : « Le XXIe siècle sera le siècle des Turcs » (Turgut Özal à Bursa, Türkıye, 25 mai 1991). « L'avenir est à nous [...] le siècle qui vient sera celui de notre civilisation commune » (N.K. Zeybek, Ministre de la Culture, Türkiye, 12 juin 1991). « La culture turque illuminera le monde » (Gökhan Maraş, nouveau Ministre de la Culture, Türkiye, 24 septembre 1991).
L'impressionnante 28e assemblée de la Türk Federasyon à Oberhausen (Allemagne), en présence de Devlet Bahçeli, président du parti d'extrême-droite MHP (source: https://eifelginster.wordpress.com/2017/11/06/480/)