C'est un très grand plaisir pour nous de vous informer que notre livre
Taksim! Chypre divisée
a été réédité par les Presses de l'INALCO (Paris)
grâce au magnifique travail de Laetitia Mussard, éditrice.
Nous vous proposons ci-dessous la préface de cette nouvelle édition, qui sera en librairie à partir du 14 mars.
« La frontière, productrice d’exil et de mort à l’intérieur du pays qui était commun à tous, avance comme un séisme »
(Jean-Pierre Faye, La Frontière. Sarajevo dans l’archipel, Arles, Actes Sud)
Ce livre, initialement publié en 2005, est le fruit d'une enquête menée à Chypre, principalement dans la partie nord de l'île, dite « république turque de Chypre du Nord (RTCN) », de 1995 à 2004. Nous étions riches d'une multiple expérience. Historiens mais aussi géographes, nous avions longuement et lentement parcouru, au plus près du terrain et des gens, la France, la Corse, la Sardaigne, l'Algérie, l'Afrique de l'Ouest. Nous connaissions la plus grande partie du territoire anatolien et avions une bonne pratique de la langue turque. Les signes, naturels ou humains, offerts à notre regard, ne nous échappaient plus.
Abordant Chypre, nous disposions d'une autre expérience, celle de la recherche, qui nous avait apporté, pour l'un, une connaissance précise du nationalisme turc, de ses mots et ses modes d'expression, et pour l'autre, une longue pratique de l'enquête d'histoire orale sur la mémoire du conflit franco-algérien. Familiers de la lecture de paysage et bien sûr, de la lecture critique des documents et études écrits, nous pouvions aussi identifier les divers modes d’expression des mémoires traumatisées : trois sources pour une longue enquête.
Comme on le verra dans le premier chapitre, l'histoire de la « question chypriote » est très complexe. À notre connaissance, la population turcophone du Nord n'avait jamais été l’objet d’une étude approfondie. Elle avait été regroupée en 1974 dans un territoire non reconnu, une république fantoche, voué à un opprobre généralisé. Territoire qui, toutefois, n'était pas inaccessible : rien n'était plus facile pour nous, résidant alors à Istanbul, que d'y multiplier les séjours. Mais, cette « république» étant illégale, nous ne pouvions compter, les premiers temps, sur aucune aide de la part des institutions françaises. Un soutien efficace nous est venu plus tard, de 2000 à 2004, de la part de la Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean-Pouilloux (Lyon).
Lors de notre premier séjour en 1995, nous ne comprenions pas grand-chose à ce qu’on nous racontait et ce n'était pas une question de langue. Nos interlocuteurs utilisaient des noms de lieux introuvables, évoquaient des événements inconnus et leurs vies avaient été ballottées à plusieurs reprises d'un village à l'autre, d'une extrémité à l'autre de l'île. Peu de récits étaient clairs et il nous a fallu faire, en même temps que l'enquête, un travail de documentation à partir des sources écrites disponibles, principalement en turc, jusqu'à connaître précisément ce qui s'était passé dans chaque village abordé, entre 1955 et 1974. Au fur et à mesure, nos photos, rapportées de l’« autre côté » ont été d’efficaces déclencheurs de parole. Car nous évoluions parmi des gens qui, pour beaucoup (environ un tiers de la population), étaient des migrants forcés. Ils avaient été séparés de leur chez-eux, de leurs biens et de leur passé par une zone tampon infranchissable et n'avaient jamais revu leur village, même lorsqu'il était proche, depuis vingt-neuf ans.
Nous avons parcouru les villages et les vies, écoutant les récits, observant le terrain et les terroirs, décryptant les éléments de propagande enkystés dans les esprits, sans se laisser décourager ni perturber par les multiples changements d'opinion ou de point de vue au sein des récits que nous prodiguait cette population désorientée.
L'enquête aurait pu ne jamais finir, car elle devenait, au fil des années, une histoire en elle-même, qui nous a d'ailleurs profondément affectés. L'île se transformait, son histoire avançait, il fallait sans cesse remettre à jour, mais jusqu'à quand ? Nous avons décidé de clore l'enquête en 2004, au moment où Chypre entrait dans l'Union européenne.
Beaucoup des personnes rencontrées, quelquefois longuement, souvent à plusieurs reprises, qui avaient été les témoins d'un âge et d'événements largement inconnus du public français, ont maintenant disparu. Ce livre est aussi une partie de leur mémoire. Il a été écrit il y a plus de quinze ans. Mais il reste d'actualité. Chypre a été et reste le théâtre d'un conflit national et communautaire qui a dressé les uns contre les autres, avant de les séparer les uns des autres, des gens qui vivaient ensemble, plus ou moins bien, depuis des siècles. C'est la même histoire que tous ces drames de l'aire post-ottomane, de la Yougoslavie au Liban. Les sociétés du vingtième siècle n'ont pas su préserver le vivre-ensemble de l'époque ottomane, fût-il bancal et souvent ponctué de problèmes et de violences. Le nationalisme « identitaire », souvent fondé sur l'appartenance religieuse, a partout semé la guerre, la destruction, le malheur et bien au-delà du monde post-ottoman, en Irlande, dans le sous-continent indien, ailleurs encore. Chypre, à son échelle, est un paradigme de ce que le nationalisme, cette régression, a produit.
N'est-il pas dérisoire de s'intéresser à un si petit pays, à un conflit « de basse intensité », alors qu'entre-temps et à proximité, la guerre s'est étendue, à de tout autres échelles, de la Libye à l'Azerbaïdjan ? L'écoute des Chypriotes a évoqué en nous bien d'autres conflits et ces histoires se sont entrechoquées, à bien des égards, avec notre histoire.
Au moment de son entrée dans l'Union européenne, Chypre semblait proche d'une réunification, sinon d'une réconciliation. Mais la situation s'est figée. La puissance turque s'est employée à rendre irréversible la situation de partition. La population autochtone a été noyée dans une population venue d'Anatolie, turque ou kurde.
Souvent, les auteurs qui écrivent sur Chypre sont fascinés par le plus visible : la ville-fantôme de Varosha, près de Famagouste, et la « ligne verte » qui sépare le Nord et le Sud et coupe Nicosie en deux ensembles séparés pendant 29 ans. Pour notre part, nous avons choisi de tourner le dos à cette fracture, tourner le dos également aux classiques approches politiques et géopolitiques, pour nous intéresser à l'invisible ou aux traces discrètes.
Car il existe un autre mur infranchissable, temporel celui-là, l'été 1974. Pour les Chypriotes grecs ‒ ou ceux qui prétendent penser pour eux ‒, ce moment est celui de l'invasion de l'armée turque, de l'expulsion et de l'exil imposé à 200 000 personnes, soit la presque totalité de la population orthodoxe de la partie nord, désormais soumise à l'occupation militaire, qui dure toujours : selon cette vision, ce serait le début du « problème chypriote ». Dans la vision turque au contraire, l'été 1974 est celui de la libération des « Turcs » de l'île, de la naissance d'un nouveau pays, d'une république créée pour eux, ouvrant la possibilité de vivre tranquille, à l'abri des menaces : pour la doxa turque, 1974 serait la fin du problème. Selon qu'on considère cette date d'une manière ou d'une autre, on épouse l'une des deux visions de l'histoire récente de Chypre, qui sont inconciliables.
À force de parcourir la terre chypriote et grâce aux personnes qui nous ont accordé quelques minutes ou des jours entiers, nous avons franchi cette frontière temporelle en même temps que la ligne verte. Pour comprendre l'île, il faut en effet franchir les deux.
Mais les obstacles étaient de taille : nous pouvions converser en turc, mais pas en grec. À l'époque, pour se rendre d'une partie de Chypre à l'autre, il fallait passer par Istanbul et Athènes ou par Londres. Pour ces raisons, les séjours dans le Sud ont été moins fréquents que dans le Nord. Mais une certaine connaissance du Sud était nécessaire pour déclencher la parole des gens du Nord. Une certaine connaissance : non pas celle que peuvent délivrer les politiciens, universitaires, chercheurs ou « acteurs » de la question chypriote, mais celle qui nous a été enseignée par le terrain lui-même, les paysages, les villages, les modestes lieux de mémoire, dont nos photographies ont été, dans le Nord, le sésame qui a ouvert les mémoires – et le cœur – des personnes rencontrées.
L'ouverture de la ligne verte, le 23 avril 2003, a été un bouleversement pour l'île et ses habitants. En 2003-2004, avec l'entrée de l'île entière dans l'Union européenne, on a pu croire que la réunification était proche. Mais près de vingt ans plus tard, quels changements ? Le territoire du nord est resté un protectorat turc, de sorte que, depuis 2004, une partie de l'Union européenne est occupée par l'armée turque.
Se prévalant de l'existence et de l’« indépendance » de cette RTCN, la Turquie veut exploiter les fonds sous-marins de la Méditerranée orientale comme si elle était chez elle. L'armée turque est toujours là. Par deux fois, succédant à l'inamovible Rauf Denktaş, des démocrates partisans de la réunification ont pu accéder à la présidence du territoire : Mehmet Ali Talat (2005-2010) et Mustafa Akıncı (2015-2020), pour se heurter toujours à la volonté de la « mère-patrie ». Beaucoup de Chypriotes du Nord se sont résignés ; ils peuvent en effet vivre tranquilles, ils se sont enrichis grâce au tourisme et à des opérations immobilières de grande ampleur, ils sont enfin entrés dans le monde globalisé après avoir vécu, le temps d'une génération, dans une « prison à ciel ouvert ». Comme l'a fait Israël, tout près de là, la Turquie a réussi à créer une situation irréversible.
Ce livre date de 2005. On y trouvera de place en place des réflexions ou observations reflétant la période de l'enquête, au tournant du siècle. Mais, après une relecture attentive, il nous a semblé qu'il valait mieux ne porter que de minimes modifications.
En revanche, nous avons demandé à Katerina Attalidou, intellectuelle et artiste chypriote, de rédiger une postface. C'est grâce au présent livre que nous nous sommes rencontrés et, on le verra, elle pose sur son pays et sur ses compatriotes turcs du Nord un regard tout à tour semblable, complémentaire et inverse du nôtre. Son texte est un miroir de notre propre travail, il raconte une vision, une découverte par une personne qui n'a jamais connu son île unifiée. C'est aussi le récit de la douleur et de l'espoir chypriotes.
Étienne Copeaux
Claire Mauss-Copeaux