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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Petites leçons d'histoire sur Chypre (2)

Publié par Etienne Copeaux sur 7 Septembre 2017, 17:41pm

Catégories : #Chypre

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Un historien peut reconnaître dans chacune des deux visions des points exacts ; mais le caractère irréconciliable des récits réside dans l’interprétation des faits, notamment ceux de 1974. Cette date marque-t-elle la fin ou le début de la « question chypriote » ? Il est très troublant d’être confronté à deux discours qui ont chacun leur logique, une logique solidement construite et affinée par une longue pratique de la propagande, et qu’il faut nécessairement déconstruire. Pour faire le point, commençons par essayer de redéfinir ce en quoi consistait le problème chypriote au début des événements, vers 1955-1960.

(pour l'article précédent, cliquer ici)

Après les expulsions de 1964 et 1974, les mémoires se déplacent elles aussi. A gauche, le foyer du quartier turc de Mari, au sud de l'île, que les habitants appelaient "Tatlısu", dans son état abandonné de 1999. Au centre, les anciens habitants de Mari/Tatlısu, regroupés à Bellapais, près de Kyrenia, qu'ils continuent d'appeler "Tatlısu"; le club sportif porte toujours le nom turc de l'ancien village (photo de 1998). A droite, à Larnaka (partie sud), ce bâtiment abrite les bureaux de municpalités "occupées" de Famagouste (Ammochostos), et, à l'étage, d'Akanthou, village de la côte nord, dénommé aujourd'hui "Tatlısu", et qui abrite lui aussi des réfugiés de Mari... (cliquer pour agrandir)Après les expulsions de 1964 et 1974, les mémoires se déplacent elles aussi. A gauche, le foyer du quartier turc de Mari, au sud de l'île, que les habitants appelaient "Tatlısu", dans son état abandonné de 1999. Au centre, les anciens habitants de Mari/Tatlısu, regroupés à Bellapais, près de Kyrenia, qu'ils continuent d'appeler "Tatlısu"; le club sportif porte toujours le nom turc de l'ancien village (photo de 1998). A droite, à Larnaka (partie sud), ce bâtiment abrite les bureaux de municpalités "occupées" de Famagouste (Ammochostos), et, à l'étage, d'Akanthou, village de la côte nord, dénommé aujourd'hui "Tatlısu", et qui abrite lui aussi des réfugiés de Mari... (cliquer pour agrandir)Après les expulsions de 1964 et 1974, les mémoires se déplacent elles aussi. A gauche, le foyer du quartier turc de Mari, au sud de l'île, que les habitants appelaient "Tatlısu", dans son état abandonné de 1999. Au centre, les anciens habitants de Mari/Tatlısu, regroupés à Bellapais, près de Kyrenia, qu'ils continuent d'appeler "Tatlısu"; le club sportif porte toujours le nom turc de l'ancien village (photo de 1998). A droite, à Larnaka (partie sud), ce bâtiment abrite les bureaux de municpalités "occupées" de Famagouste (Ammochostos), et, à l'étage, d'Akanthou, village de la côte nord, dénommé aujourd'hui "Tatlısu", et qui abrite lui aussi des réfugiés de Mari... (cliquer pour agrandir)

Après les expulsions de 1964 et 1974, les mémoires se déplacent elles aussi. A gauche, le foyer du quartier turc de Mari, au sud de l'île, que les habitants appelaient "Tatlısu", dans son état abandonné de 1999. Au centre, les anciens habitants de Mari/Tatlısu, regroupés à Bellapais, près de Kyrenia, qu'ils continuent d'appeler "Tatlısu"; le club sportif porte toujours le nom turc de l'ancien village (photo de 1998). A droite, à Larnaka (partie sud), ce bâtiment abrite les bureaux de municpalités "occupées" de Famagouste (Ammochostos), et, à l'étage, d'Akanthou, village de la côte nord, dénommé aujourd'hui "Tatlısu", et qui abrite lui aussi des réfugiés de Mari... (cliquer pour agrandir)

On doit s’interroger d’abord sur le contenu du mot « inacceptable », qui revient souvent dans les récits historiques et au cours des négociations. Que recouvrait ce mot employé surtout par la partie turque, et qui a très souvent bloqué les négociations ?

Lorsque le « problème chypriote » a émergé, dans les années cinquante, l’île était colonie britannique, et il est exact qu’aucun mouvement, ni grec, ni turc, ne souhaitait l’indépendance de l’île. Il semblait alors clair que si la Grande-Bretagne abandonnait sa souveraineté, l’île serait tôt ou tard rattachée à la Grèce, comme l’avaient été les îles du Dodécanèse auparavant. Or Chypre n’avait jamais relevé d’une autorité grecque continentale depuis le XIe siècle. Au contraire, le passé ottoman, qui a duré jusqu’à 1878, était encore bien vivant dans les mémoires des Chypriotes. On peut discuter à l’infini du caractère « grec » de l’empire byzantin : certes la langue de l’empire était le grec, mais cette autorité était avant tout perçue comme « romaine » (l’appellation d’« empire byzantin » a été donnée a posteriori par les historiens) ; en prenant Constantinople en 1453, le sultan Mehmet II se considérait comme le continuateur des empereurs romains.

La mémoire humaine joue un rôle important dans les comportements politiques. Pour le comprendre, il faut raisonner en termes de générations. Aujourd’hui, les Chypriotes les plus âgés ont vécu les événements des années cinquante et cette mémoire détermine leur pensée. Or le laps de temps qui nous sépare (2008) du début de l’affaire chypriote (1955) n’est pas beaucoup plus long que celui qui sépare 1955 de la date-clé de 1912. Cette date est très importante car c’est alors que les musulmans « turcs » ont été expulsés de Crète, d’où leurs traces ont été ensuite progressivement effacées. Ces « Turcs » se sont réfugiés dans les terres de l’empire ottoman, la plupart en Anatolie, d’autres en Syrie, un petit nombre à Chypre. Sur la côte syrienne, les habitants du village de Hamidiye, fondé par des musulmans crétois, parlaient toujours grec à la fin du XXe siècle, comme j’ai pu le constater. A Chypre, les Turco-crétois ont laissé le souvenir de la Crète dans le nom de deux villages, Kritou Marottou et Kritou Tera, dans la région de Paphos. Le traumatisme de 1912 fut énorme ; la population musulmane de Chypre, très minoritaire, pouvait légitimement craindre que son tour viendrait si Chypre devenait grecque.

Le souvenir de l’expulsion des musulmans de Crète, encore vivant dans les mémoires familiales, est ensuite devenu un instrument politique, puisqu‘il a été constamment ravivé depuis 1955 dans les propos des dirigeants communautaires turco-chypriotes (« Kıbrıs Girit olmasın, Que Chypre ne devienne pas une nouvelle Crète ! » ; ce slogan est le titre d’un livre de Rauf Denktaş, 2004). L’évocation de la Crète est devenu un stéréotype très efficace du discours politique et du prêt-à-penser turco-chypriote.

Pour la partie turque, la situation minoritaire elle-même est source d’un danger de mort ou d’expulsion. En somme, ce qui est considéré comme « inacceptable », c’est que l’état de minorité numérique se traduise par une situation de minorité politique : pour contrebalancer un danger perçu comme mortel, la minorité turque a donc revendiqué la parité des droits en cas d’indépendance, puis, plus tard, en cas de réunification. Il faut rappeler qu’une telle parité avait existé sous l’empire ottoman, avant d’être supprimée par l’autorité britannique. En effet, la constitution octroyée par les Anglais en 1882, tout en respectant le système ottoman des millet, avait imposé une représentation proportionnelle dans le Conseil législatif. Les Turcs étaient ainsi condamnés à rester politiquement minoritaires. Or, il y avait eu dans le passé tant de drames entre les Turcs et les populations chrétiennes de l’aire ottomane que la situation de minoritaire leur semblait lourde de menaces. À partir de 1955, ils exigèrent un retour à la situation qui prévalait sous le régime ottoman.

Le second élément du problème, vers 1960, est l’absence de volonté d’indépendance, du côté turc comme du côté grec. Aucun mouvement chypriote n’a eu pour objectif la création d’une nation fondée sur une volonté commune, le partage de valeurs, d’un passé commun. Au contraire, les deux nationalismes chypriotes émanent des nationalismes turc et grec, et soutiennent chacun un irrédentisme continental : ce sont des « extra-nationalismes » (Antoniou, 2006). Les deux mouvements sont allés chercher en Turquie et en Grèce leurs valeurs, leurs symboles, leurs héros, leur passé, puis leurs instructeurs et leurs « défenseurs ». Aujourd’hui encore, les drapeaux, hymnes, fêtes nationales, sont empruntés aux mères patries. Du côté turc, les programmes scolaires également. Pourtant, les efforts pour retrouver une histoire partagée n'ont pas manqué : depuis la fin des années 1990, le Center for Democracy and Reconciliation in South-East Europe basé à Thessalonique encourage les efforts des historiens turcs, grecs et chypriotes pour « apaiser » l’enseignement de l’histoire dans l’île (Koulouri, 2002). Après l’élection de D. Christofias, cette volonté a reçu un soutien officiel.

Le troisième élément, souvent négligé, est la manière dont on a pu passer, dans la société mixte de l’île, d’une cohabitation pas ou peu conflictuelle à une société d’affrontement intercommunautaire. Lorsqu’ils évoquent le malheur de leur île, beaucoup de Chypriotes l’imputent à des acteurs qui les dépassent : « Chypre est le ballon de foot des grands », nous a-t-on dit, et beaucoup d’auteurs d’ouvrages, turcs, grecs ou britanniques sur la question partagent ce point de vue. Le problème chypriote serait l’œuvre d’intrigues de la CIA, du KGB, des services britanniques, du Mossad, des francs-maçons… Certes, Chypre a été un enjeu dans la rivalité de quelques grandes puissances, mais il ne me semble pas possible que les membres de deux communautés vivant ensemble pacifiquement depuis des siècles s’entretuent subitement sans qu’il existe des facteurs locaux, utilisés comme leviers d’action par les puissances. Comme l’a écrit Shakespeare, « Les hommes à certains moments sont maîtres de leur sort ; et si notre condition est basse, la faute n'en est pas à nos étoiles; elle en est à nous-mêmes » (Jules César, acte I, scène II).

La méfiance turque est fondée sur la peur de l’expulsion d’où est née un sentiment anti-grec à partir du début du XXe siècle. Dans une population immergée au sein d’une majorité hostile, on comprend cette crainte. Mais on ne s’est pas assez interrogé sur les sources du sentiment anti-turc parmi les Chypriotes grecs. Qu’avaient à craindre ces derniers des musulmans, largement minoritaires, dont l’influence politique avait été réduite par les Britanniques, et dont le poids économique était faible ?

Dans la société coloniale d’alors existait un germe de discorde souvent négligé. L’autorité britannique avait créé une police auxiliaire en 1919, constituée exclusivement de musulmans. Elle fut renforcée en 1955 et chargée de la répression contre le mouvement indépendantiste ; ce sont donc des policiers musulmans, « turcs » sous uniforme anglais, qui ont réprimé les activités de l’EOKA dès 1955. Logiquement, c’est contre ces policiers « turcs » que l’EOKA exerçait ses représailles. C’est ainsi que l’on dresse deux communautés l’une contre l’autre.

En conséquence, l’incident du 22 juin 1955 marque le début des affrontements intercommunautaires : une bombe lancée par l’EOKA sur un commissariat de Nicosie avait blessé quatorze policiers – fatalement des policiers turcs. L’affaire a fait grand bruit en Turquie : les événements de septembre 1955 à Istanbul suivent de peu. Par la suite, les premiers incidents violents frappant directement la communauté turque visaient des villages où vivaient des policiers auxiliaires turcs. Ils sont toutefois restés rares jusqu’en 1958, mais durant ce bref laps de temps, le rôle de la police musulmane a pu créer des rancoeurs.

Enfin, le quatrième point est justement l’enchaînement des violences. Les communautés étant entrées dans une méfiance réciproque, le sentiment d’insécurité croissante éprouvé par les musulmans les a poussés à demander à la Turquie sa protection, qu’ils ont finalement obtenue (Gürel, 1984 : 123 ; Bilge, 1961 : 193-211). Le 2 janvier 1957, Fazıl Küçük avait exprimé ouvertement l’idée d’une division de l’île (taksim), impliquant la séparation géographique des communautés. La presse chypriote turque reprit ce mot d’ordre durant les semaines et les mois suivants. En juillet, la presse publia des plans de partition précis avec leurs modalités d’application. Le plan de paix proposé par le gouverneur britannique Hugh Foot en décembre 1957 ne garantissant aux Turcs que le statut de minorité, le premier ministre turc Adnan Menderes réagit en déclarant le 28 décembre à l’Assemblée nationale qu’il était désormais partisan de la partition de l’île.

C’est alors seulement que la Turquie a jeté de l’huile sur le feu, en encourageant en Turquie le mouvement « Chypre est turque » (Kıbrıs Türktür), en appuyant le Türk Mukavemet Teşkilatı (TMT), symétrique de l’EOKA dans son fanatisme nationaliste, et en envoyant à Chypre du personnel militaire et des armes. Ainsi, en juin 1958, les tout premiers morts de l’affrontement intercommunautaire qui commençait furent des Grecs (deux personnes à Nicosie et deux autres à Larnaka, le 7 juin 1958 : Gazioğlu, 1998 : 387-388). Puis survint le très grave incident de Gönyeli (un drame « organisé par les Anglais et perpétré par les Turcs » (Panteli, 1990 : 180), véritable opération militaire de la TMT causant la mort violente de huit activistes grecs le 12 juin. Dès lors les violences s’enchaînent ; le 12 juillet 1958, cinq Chypriotes turcs sont tués par l’EOKA près du village de Sinta (İnönü) ; parmi eux se trouvaient au moins deux policiers auxiliaires. Ces violences sont appuyées par des manifestations nationalistes dans les « mères patries », et enclenchent déjà des déplacements de population motivées par la crainte. Nous sommes donc loin de la version grecque selon laquelle le problème daterait de 1974, loin aussi de la version turque selon laquelle toutes les violences auraient été perpétrées par les Grecs. Chaque vague de violence a poussé des Chypriotes à fuir, dès 1958.

 

Des membres de la TMT turque défilent dans les quartiers nord de Nicosie. Photo Rekor, Nicosie. Collection E.C.

Des membres de la TMT turque défilent dans les quartiers nord de Nicosie. Photo Rekor, Nicosie. Collection E.C.

Cette période de 1955-1958 est cruciale. Pour que la question chypriote ne devienne pas ce que nous connaissons, il aurait fallu à cette époque un fort mouvement démocrate capable de prendre en charge ce problème purement policier, et rassurer la population musulmane par un projet sociétal démocratique et unitaire, au sein d’une île indépendante. Au lieu de cela, le problème était dans les mains de l’Église orthodoxe et d’un colonel d’extrême droite, et la petite société musulmane tombait sous l’emprise de l’ultra-nationalisme turc.

Comme on le sait, l’indépendance, que peu de Chypriotes souhaitaient, n’a rien réglé. Les violences de 1963-1964 ont provoqué la première séparation des communautés (taksim), le retrait de trente mille Turcs dans une quarantaine d'enclaves dispersées dans l’île, retrait planifié par les dirigeants communautaires. Ce fut une catastrophe pour les ruraux, dont on peut imaginer le chagrin lorsqu’on connaît la beauté de la campagne chypriote au printemps : le travail de leur vie fut perdu. D’ailleurs, quelques centaines d’orthodoxes, qui vivaient dans les villages mixtes englobés dans les enclaves, subirent le même sort.

La vie dans les enclaves était caractérisée par le surpeuplement (les premiers temps, on s’entassait dans des dortoirs, mosquées, écoles, on dormait parfois à tour de rôle dans certaines maisons), les restrictions de circulation (alors que les Chypriotes turcs devaient sortir pour aller aux champs, ou à Nicosie pour se rendre au marché, au lycée, à l’hôpital, au cadastre…), les contrôles incessants, humiliants et qui pouvaient facilement dégénérer, les privations de combustibles, de carburants, de matériaux de construction, de courrier, d’électricité… La séparation a été renforcée par un véritable apartheid organisé par chacun des deux nationalismes : il était interdit de parler la langue de « l’adversaire », de commercer ou de faire du sport entre Turcs et Grecs, sous peine d’amende ou pire. Cette vie a duré dix ans, et son empreinte est très forte dans la mémoire des Chypriotes turcs, y compris chez ceux qui étaient enfants à l’époque, quadragénaires lors de notre enquête.

Rien de tout cela n’était fatal, comme le prouve la résistance qu’a opposée la population musulmane de trente-sept villages mixtes aux injonctions de leurs dirigeants communautaires. Ils ont préféré rester avec leurs voisins et amis orthodoxes, et chose remarquable, ces villages sont restés mixtes jusqu’en 1976, leurs habitants orthodoxes luttant à leur tour contre les pressions de l’administration turque pour rester avec leurs voisins et amis musulmans.

Les Chypriotes, tous les Chypriotes, ont été avant tout victimes des mouvements nationalistes. A égalité avec les Grecs, les ultra-nationalistes turcs peuvent être tenus pour responsables de l’enchaînement de violences et de ce premier partage. La situation d’enfermement les servait. Dans les enclaves, la population était aisément contrôlable, encadrée par les « pachas » et les komutan, des officiers venus de Turquie ; elle vivait dans une atmosphère militaire et était soumise à un discours nationaliste intense.

Mais le tableau général des violences chypriotes avant 1974 explique en partie la vision qui prévaut dans le discours grec, selon laquelle le problème commencerait à cette date. Si l’on excepte les quelques centaines d’orthodoxes expulsés de villages transformés en enclaves turques en 1964, l’immense majorité de la population rum a vécu à peu près normalement jusqu’en 1974. Avant le débarquement de l’armée turque, le contraste était grand entre le vécu des Chypriotes turcs et celui des Grecs de l’île.

Quelques vues d'anciens villages ou quartiers turcs du sud de l'île, abandonnés par leurs habitants en 1958 ou 1964, dans leur état de 1999-2000. De gauche à droite et de haut en bas: Souskiou (Susuz), vue générale; Mélandra, vue générale (à gauche, la mosquée); Finike; l'école turque de Maladeia (Malatya); l'ancienne mosquée de Choulou; l'ancienne école de Kato ArodesQuelques vues d'anciens villages ou quartiers turcs du sud de l'île, abandonnés par leurs habitants en 1958 ou 1964, dans leur état de 1999-2000. De gauche à droite et de haut en bas: Souskiou (Susuz), vue générale; Mélandra, vue générale (à gauche, la mosquée); Finike; l'école turque de Maladeia (Malatya); l'ancienne mosquée de Choulou; l'ancienne école de Kato Arodes
Quelques vues d'anciens villages ou quartiers turcs du sud de l'île, abandonnés par leurs habitants en 1958 ou 1964, dans leur état de 1999-2000. De gauche à droite et de haut en bas: Souskiou (Susuz), vue générale; Mélandra, vue générale (à gauche, la mosquée); Finike; l'école turque de Maladeia (Malatya); l'ancienne mosquée de Choulou; l'ancienne école de Kato ArodesQuelques vues d'anciens villages ou quartiers turcs du sud de l'île, abandonnés par leurs habitants en 1958 ou 1964, dans leur état de 1999-2000. De gauche à droite et de haut en bas: Souskiou (Susuz), vue générale; Mélandra, vue générale (à gauche, la mosquée); Finike; l'école turque de Maladeia (Malatya); l'ancienne mosquée de Choulou; l'ancienne école de Kato Arodes
Quelques vues d'anciens villages ou quartiers turcs du sud de l'île, abandonnés par leurs habitants en 1958 ou 1964, dans leur état de 1999-2000. De gauche à droite et de haut en bas: Souskiou (Susuz), vue générale; Mélandra, vue générale (à gauche, la mosquée); Finike; l'école turque de Maladeia (Malatya); l'ancienne mosquée de Choulou; l'ancienne école de Kato ArodesQuelques vues d'anciens villages ou quartiers turcs du sud de l'île, abandonnés par leurs habitants en 1958 ou 1964, dans leur état de 1999-2000. De gauche à droite et de haut en bas: Souskiou (Susuz), vue générale; Mélandra, vue générale (à gauche, la mosquée); Finike; l'école turque de Maladeia (Malatya); l'ancienne mosquée de Choulou; l'ancienne école de Kato Arodes

Quelques vues d'anciens villages ou quartiers turcs du sud de l'île, abandonnés par leurs habitants en 1958 ou 1964, dans leur état de 1999-2000. De gauche à droite et de haut en bas: Souskiou (Susuz), vue générale; Mélandra, vue générale (à gauche, la mosquée); Finike; l'école turque de Maladeia (Malatya); l'ancienne mosquée de Choulou; l'ancienne école de Kato Arodes

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Les Chypriotes grecs insistent sur la souffrance occasionnée par l’expulsion de 1974 et l’exil. Ce discours est parfaitement légitime mais incomplet, car cette souffrance ne leur est pas exclusive. Je viens d’évoquer la souffrance que les Chypriotes turcs ont endurée antérieurement à 1974. Mais il faut souligner qu’il y a une souffrance turque après cette date, car en 1974, il y a eu un double exode, quoique non symétrique. Si l’on prend en compte ce double problème, on est on mesure de comprendre la société chypriote tout entière, et non telle ou telle communauté chypriote.

Outre qu’ils déplorent 1600 disparus, les 200 000 Chypriotes grecs expulsés par l’armée turque ont perdu tout ce qu’ils possédaient - tout comme les Turcs en 1964. Mais – et je ne dis pas cela pour relativiser la souffrance des expulsés orthodoxes de 1974 – sur le plan politique et social, la revendication du retour et du recouvrement de leurs biens est appuyée par leur gouvernement et l’opinion publique internationale. Les expulsés de 1974 se sont constitués en groupes de défense, en lobbies ; ils sont très organisés, disposent de municipalités en exil qui ont une existence officielle et même institutionnelle, et qui agissent en permanence pour la cause du retour au nord.

La situation des Chypriotes turcs qui vivaient au sud avant 1974 est très différente. Ils n’en ont pas été expulsés : une nouvelle fois, ils ont pris la fuite par crainte, une crainte qui n’était pas irraisonnée, puisque trois villages proches de Famagouste et trois autres situés entre Limassol et Larnaka ont subi des meurtres de masse le 14 août 1974 : Santalaris (Sandallar), Aloda et Maratha au nord (129 exécutions dont des enfants en bas âge) ; Dochni, Mari et Zygi au sud (exécution de 84 hommes).

Monuments... De gauche à droite et de haut en bas: le mémorial du triple massacre de Sandallar (Santalaris), Muratağa (Maratha) et Aloda (août 1974) en 1997; monument à l'EOKA à Alaminos (Alaminyo) en 1999; monument d'Atatürk à Kofinou en 1997 (détruit lors de notre visite ultérieure en 1999); monument aux "martyrs" de Fota (Dağyolu) en 2002. Photos E.C.Monuments... De gauche à droite et de haut en bas: le mémorial du triple massacre de Sandallar (Santalaris), Muratağa (Maratha) et Aloda (août 1974) en 1997; monument à l'EOKA à Alaminos (Alaminyo) en 1999; monument d'Atatürk à Kofinou en 1997 (détruit lors de notre visite ultérieure en 1999); monument aux "martyrs" de Fota (Dağyolu) en 2002. Photos E.C.
Monuments... De gauche à droite et de haut en bas: le mémorial du triple massacre de Sandallar (Santalaris), Muratağa (Maratha) et Aloda (août 1974) en 1997; monument à l'EOKA à Alaminos (Alaminyo) en 1999; monument d'Atatürk à Kofinou en 1997 (détruit lors de notre visite ultérieure en 1999); monument aux "martyrs" de Fota (Dağyolu) en 2002. Photos E.C.Monuments... De gauche à droite et de haut en bas: le mémorial du triple massacre de Sandallar (Santalaris), Muratağa (Maratha) et Aloda (août 1974) en 1997; monument à l'EOKA à Alaminos (Alaminyo) en 1999; monument d'Atatürk à Kofinou en 1997 (détruit lors de notre visite ultérieure en 1999); monument aux "martyrs" de Fota (Dağyolu) en 2002. Photos E.C.

Monuments... De gauche à droite et de haut en bas: le mémorial du triple massacre de Sandallar (Santalaris), Muratağa (Maratha) et Aloda (août 1974) en 1997; monument à l'EOKA à Alaminos (Alaminyo) en 1999; monument d'Atatürk à Kofinou en 1997 (détruit lors de notre visite ultérieure en 1999); monument aux "martyrs" de Fota (Dağyolu) en 2002. Photos E.C.

Mais la peur n’était pas le seul mobile : là encore, ils ont été vigoureusement incités à quitter leur village par les dirigeants communautaires, pour rejoindre le « territoire libéré » par l’armée turque. Ces Chypriotes turcs, dont beaucoup avaient une première fois tout perdu en 1964, ont dû à nouveau tout abandonner et fuir vers le nord « avec leur chemise pour tout bagage ». Mais, étant théoriquement dans le camp des vainqueurs, regroupés dans un territoire qui avait été créé pour eux, en situation de pouvoir dormir tranquillement désormais « à l’ombre de leur drapeau », ils perdaient le droit de se plaindre. La consigne qui leur fut donnée était : « Oubliez vos villages » (Yaşın, 1976). Dans leur république non reconnue (une « prison à ciel ouvert » selon l’opposition à Denktash), ils ont été condamnés à l’isolement et à une profonde nostalgie qu’on leur interdisait d’exprimer.

D’où la double dissymétrie existant entre l’exode des Chypriotes grecs vers le sud et celui des Chypriotes turcs vers le nord : les premiers ont subi une coercition militaire effrayante par son caractère inattendu et le pouvoir absolu conféré par le nombre, la puissance de feu et la puissance mécanique ; mais leur souffrance est reconnue et leur revendication appuyée par les autorités à Chypre et hors de Chypre. Le départ des seconds est dû à une peur plus ancienne, fortement intériorisée et que les cadres nationalistes n’ont pas eu de mal à réveiller pour les inciter à tout quitter une nouvelle fois ; leur souffrance n’est pas reconnue, elle est ignorée dans tous les sens du mot, et son expression a été considérée comme illégitime.

En outre, les Chypriotes turcs ont été très vite déçus par le régime qui s’est installé, clientéliste, prétendument indépendant mais en fait sous protectorat de la Turquie. Dans le protocole du territoire, le second personnage est le commandant des troupes turques stationnées à Chypre. Cette présence militaire turque est de plus en plus lourdement ressentie, et l’arrivée de colons anatoliens dès 1974 est perçue comme une submersion, à tel point que l’identité chypriote de la population est elle-même menacée.

Car cette déception a eu une conséquence inattendue : la masse des immigrants anatoliens leur a fait prendre conscience de leur identité insulaire, méditerranéenne, et de leur familiarité avec la langue grecque. Aussi, face aux Anatoliens, ils ont réagi comme le fait toute société rurale où chacun se connaît et se détermine par son lignage et son village ; ils ont considéré les Anatoliens comme des belirsiz insanlar, des inconnus, des étrangers, alors qu’au contraire le dogme officiel leur disait que de Nicosie à Tachkent, « un Turc est un Turc ». Ce contre-choc identitaire a provoqué la naissance ou la recherche d’une identité chypriote qui émerge depuis une décennie, et qui au cours des manifestations de 2001-2003 a été brandie comme une arme contre la Turquie : « Bu memleket bizim, Ce pays est à nous ».

Les anciens et le nouveaux Chypriotes gèrent leur passé comme ils peuvent. De gauche à droite: un pâtissier de Nicosie (nord) nous fait un plan schématique de son village de Dochni (partie sud), qu'il a dû quitter en 1974, et où son père et ses frères ont été tués. Les derniers habitants orthodoxes d'Agia Trias (partie nord), ont refusé d'apprendre le turc; la jeune femme de droite est d'une famille de colons turcs originaires de Trabzon, sur la mer Noire; elle a appris le grec avec ses voisins. Après l'ouverture de 2003, nous assistons fortuitement à des retrouvailles d'anciens habitants grecs d'Agios Andronikos, expulsés en 1974, avec leurs anciens voisins (photos prises entre 1999 et 2004, E.C. et C. M-C.) Les anciens et le nouveaux Chypriotes gèrent leur passé comme ils peuvent. De gauche à droite: un pâtissier de Nicosie (nord) nous fait un plan schématique de son village de Dochni (partie sud), qu'il a dû quitter en 1974, et où son père et ses frères ont été tués. Les derniers habitants orthodoxes d'Agia Trias (partie nord), ont refusé d'apprendre le turc; la jeune femme de droite est d'une famille de colons turcs originaires de Trabzon, sur la mer Noire; elle a appris le grec avec ses voisins. Après l'ouverture de 2003, nous assistons fortuitement à des retrouvailles d'anciens habitants grecs d'Agios Andronikos, expulsés en 1974, avec leurs anciens voisins (photos prises entre 1999 et 2004, E.C. et C. M-C.) Les anciens et le nouveaux Chypriotes gèrent leur passé comme ils peuvent. De gauche à droite: un pâtissier de Nicosie (nord) nous fait un plan schématique de son village de Dochni (partie sud), qu'il a dû quitter en 1974, et où son père et ses frères ont été tués. Les derniers habitants orthodoxes d'Agia Trias (partie nord), ont refusé d'apprendre le turc; la jeune femme de droite est d'une famille de colons turcs originaires de Trabzon, sur la mer Noire; elle a appris le grec avec ses voisins. Après l'ouverture de 2003, nous assistons fortuitement à des retrouvailles d'anciens habitants grecs d'Agios Andronikos, expulsés en 1974, avec leurs anciens voisins (photos prises entre 1999 et 2004, E.C. et C. M-C.)

Les anciens et le nouveaux Chypriotes gèrent leur passé comme ils peuvent. De gauche à droite: un pâtissier de Nicosie (nord) nous fait un plan schématique de son village de Dochni (partie sud), qu'il a dû quitter en 1974, et où son père et ses frères ont été tués. Les derniers habitants orthodoxes d'Agia Trias (partie nord), ont refusé d'apprendre le turc; la jeune femme de droite est d'une famille de colons turcs originaires de Trabzon, sur la mer Noire; elle a appris le grec avec ses voisins. Après l'ouverture de 2003, nous assistons fortuitement à des retrouvailles d'anciens habitants grecs d'Agios Andronikos, expulsés en 1974, avec leurs anciens voisins (photos prises entre 1999 et 2004, E.C. et C. M-C.)

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Depuis 2003, d’importants événements ont mis à l’épreuve les perceptions, les sentiments et les peurs des Chypriotes. En avril 2003, la ligne de démarcation a été entrouverte. Par le referendum du 23 avril 2004, la population du sud a rejeté le plan de réunification de l’île (dit « plan Annan ») proposé par l’ONU, tandis que les Turcs du nord l’approuvaient. Une semaine plus tard, Chypre entrait dans l’Union européenne. Le mouvement d’opposition turco-chypriote contre l’inamovible Rauf Denktaş et contre la Turquie se renforçait. Denktaş quittait le pouvoir en 2005 au profit de l’opposition de gauche. Enfin, le communiste Christofias était élu président de la république de Chypre en février 2008.

Les Chypriotes turcs et grecs, séparés durant 29 ans, ont repris contact en avril 2003, et la rencontre s’est remarquablement bien passée malgré les rancoeurs : la volonté conciliatrice a surpassé le désir de vengeance. Le syndrome de la « prison à ciel ouvert » a pris fin après l’entrée de l’île, de toute l’île, dans l’Union Européenne : les Chypriotes turcs devenaient eux aussi citoyens d’un pays de l’Union et pouvaient désormais voyager avec un passeport reconnu, une identité nouvelle.

Le vote négatif des Chypriotes grecs en avril 2004 a rendu le plan de réunification nul et non avenu. Mais ce rejet a été interprété de façon abusive par les autorités du nord, qui ont feint de croire qu’il entérinait la division de l’île, mettait fin à la souveraineté de la république de Chypre sur le territoire du nord, et que les Rum renonçaient aux propriétés foncières dont ils avaient été expulsés trente ans plus tôt : « Ils ont voté ‘non’, nous sommes donc chez nous désormais ». Les propriétés foncières grecques du nord, faussement qualifiées de « ci-devant biens rum » (eski rum malı), ont été considérées comme res nullius et massivement aliénées ; en six mois, en 2004, la côte nord a été couverte de villages de vacances, de lotissements et d’hôtels, promptement revendus à des étrangers. Il en résulte un énorme imbroglio immobilier qui rendra difficile un retour en arrière. Aussi, le sentiment d’immobilité l’a emporté à nouveau, malgré le remplacement de Rauf Denktaş par Mehmet Ali Talat en 2005, immobilité renforcée encore par l’intransigeance de Tassos Papadopoulos, président de la république de Chypre de 2003 à 2008. C’est pourquoi l’élection de Dimitris Christofias à la présidence de la république, en février 2008, a représenté pour tous un nouvel espoir. Mais les Chypriotes prennent maintenant la mesure des difficultés à surmonter.

 

 

A gauche, "La clé de l'église est déposée au café", panneau à l'intention des anciens habitants orthodoxes d'Agios Andronikos qui reviennent au village. A droite, un petit oratoire troglodyte près d'Agios Georgios (Karaoğlanoğlu) resacralisé après l'ouverture de 2003 (photos E.C. 2004)A gauche, "La clé de l'église est déposée au café", panneau à l'intention des anciens habitants orthodoxes d'Agios Andronikos qui reviennent au village. A droite, un petit oratoire troglodyte près d'Agios Georgios (Karaoğlanoğlu) resacralisé après l'ouverture de 2003 (photos E.C. 2004)

A gauche, "La clé de l'église est déposée au café", panneau à l'intention des anciens habitants orthodoxes d'Agios Andronikos qui reviennent au village. A droite, un petit oratoire troglodyte près d'Agios Georgios (Karaoğlanoğlu) resacralisé après l'ouverture de 2003 (photos E.C. 2004)

6

Les problèmes politiques internationaux (c’est-à-dire avec la Turquie) sont bien connus. La présence de l’armée turque qui, par ailleurs, réaffirme son pouvoir en Turquie même, est sans doute le plus important puisque, depuis 2004, la Turquie occupe militairement une partie de l’Union européenne. Le second est la présence de ces dizaines de milliers de colons turcs d’origine anatolienne dont beaucoup ont fait souche, et dont l’éviction engendrerait de nouveaux problèmes sociaux et humains ; la politique turque, sur ce plan, a créé une situation difficilement réversible. C’était sans doute le but recherché. On peut évoquer ici la réflexion de Karl Jaspers à propos des revendications des Allemands expulsés de Pologne en 1945, et qui estime qu’il n’y a pas d’autre solution que de pérenniser ce qui a été fait : « C’est horrible. Mais partout où [un déplacement de population] s’est produit, il n’a jamais été possible de défaire ce qui avait été fait. Sur le sol ainsi ravi, d’autres, dans l’intervalle, acquièrent leur droit de cité. On ne pourrait rétablir la situation qu’au prix d’un nouveau forfait. […] De telles paroles semblent dures et celui qui les prononce paraît sans cœur. […] Cela est injuste. Mais il est mauvais pour tous de susciter de fausses espérances et de les entretenir. Cela égare l’esprit et ne peut avoir que de nouvelles conséquences fâcheuses » (Jaspers, 1990 [1960] : 56-58).

Les problèmes proprement chypriotes ne sont pas moins sérieux : quelles seront les formes de la réunification, les formes de l’État réunifié, la définition des communautés, les conditions de leur équilibre ? Le plan Annan, à tout prendre, n’était guère un progrès, puisqu’il codifiait l’existence de deux communautés et entérinait le partage de l’île, même s’il s’agissait de deux entités réunies dans un même État. Comment dépasser une fois pour toutes ces identités « grecque » et « turque » pour créer une identité chypriote ? La question des profanations enfin est un problème délicat, propre à attiser la haine, et qui doit être réglé discrètement.

Surtout, la justice n’a pas été rendue, l’histoire n’est pas faite. Il reste des plaies ouvertes et les crimes de guerre doivent être jugés ou au moins reconnus comme tels : tant qu’on ne connaît pas la sépulture des 1600 disparus grecs, les auteurs des massacres des six villages turcs, tant que les acteurs les plus excessifs du conflit seront considérés comme des héros nationaux, la réconciliation sera difficile. Un modèle pourtant existe, même s’il n’est pas parfait, dans l’Afrique du Sud postérieure à l’apartheid, avec sa Truth and Reconciliation Commission : la reconnaissance de la vérité est condition sine qua non de la réconciliation.

Enfin, la très lourde présence symbolique et politique des deux « mères patries » dans l’île peut-elle durer dans le cadre d’un État vraiment indépendant ? Peut-on concevoir un État chypriote unifié où continueraient de flotter les drapeaux de la Grèce et de la Turquie, où les fêtes nationales et les hymnes nationaux sont ceux de la Grèce et de la Turquie ? En somme, comment peut-on construire une nation chypriote qui n’existe pas encore ?

 

Il existe depuis 2003 une société civile bi-communautaire qui s’engage dans les problèmes les plus sensibles. Elle bouillonne, continue son travail, s’empare des sujets les plus difficiles. Ces militants savent que la vraie réunification aura lieu quand sera effacée la frontière mentale, faite de la mémoire des violences, des rancoeurs et vexations, accumulée par le vécu personnel, les récits familiaux, l’école, l’Église, les armées, les mouvements politiques.

Une autre mémoire travaille pour eux, la mémoire de ceux qui avaient connu et aimé la mixité, la mémoire de ceux qui se prévalent d’une identité ni turque ni grecque, méditerranéenne, qui cultive les deux langues et s’est transmise comme un trésor.

La simple existence de cette mémoire commune souligne l’échec du nationalisme, qui pendant trente ans a cherché à l’effacer. Mais il faudra beaucoup de temps, une génération sans doute, pour que dans l’île on puisse enfin pleinement se sentir Chypriote et non plus Turc ou Grec.

Petites leçons d'histoire sur Chypre (2)

Références (ne figurent ici que les ouvrages ou les sources citées dans l'article)

 

Adalı Kutlu, Dağarcık [La Besace], Nicosie, Işık Kitabevi Yayınları, 2 vol., 1997-2000 [Première édition 1963, Nicosie, Beşparmak Yayınları. Un témoignage essentiel sur la vie dans les villages musulmans vers 1960.

Antoniou Christa , « La Grande-Bretagne et l’indépendance de Chypre, transferts et héritages », thèse de doctorat, Université de Paris-IV, 2006.

Bilge Suat, Le Conflit de Chypre et les Cypriotes turcs. Étude documentaire, Ankara, Publications de la Faculté des Sciences Politiques de l’Université d’Ankara, n° 134-116, 1961.

Copeaux Etienne, « Le nationalisme d’Etat en Turquie : ambiguïté des mots, enracinement dans le passé », in Dieckhoff A., Kastoryano R. (dir.), Nationalismes en mutation en Méditerranée orientale, Paris, CNRS-Editions, 2002, pp. 23-40.

Copeaux Etienne, Mauss-Copeaux Claire, Taksim ! Chypre divisée, Paris, Presses de l’INALCO, 2023 (Lyon, Aedelsa, 2005).

Denktash Rauf, Kıbrıs Girit olmasın [Que Chypre ne devienne pas une nouvelle Crète !], Istanbul, Remzi Kitabevi, 2004.

Gazioglu Ahmet C., Ingiliz Yönetiminde Kıbrıs III. Enosise Karsı Taksim ve Esit Egemenlik [Chypre sous la souveraineté britannique III. La politique de partage contre l'annexion, et la souveraineté partagée], Nicosie, CYREP, 1998, 472 p.

Gürel Sina Sükrü, Kıbrıs Tarihi (1878-1960). Kolonyalizm, Ulusçuluk, Uluslararası Politika [Histoire de Chypre (1878-1960). Colonialisme, nationalisme, politique internationale], Istanbul, Kaynak, 1984, 206 et 196 p.

Jaspers Karl, Liberté et réunification, Paris, Critérion, 1990. Traduction de Freitheit und Wiedervereinigung über Aufgaben deutscher Politik, Munich, Piper, 1960 ; première édition française : Gallimard, 1962).

Koulouri Christina (éd.), Clio in the Balkans. The Politics of History Education, Center for Democracy and Reconciliation in South-East Europe, Thessaloniki, 2002, 549 p.

Panteli Stavros, The Making of Modern Cyprus : From Obscurity to Statehood, Nicosie, 1990.

Papadopoulos Tassos, « Ma solution pour le problème de Chypre ». Entretien par Alexandre del Valle et Jean Catsiapis, Politique Internationale, n° 118, hiver 2007-2008, p. 331.

Poljinsky Serge, Chypre outragée, Jakaranda-Aqui TV, 2001, produit avec le soutien du Gouvernement de la république de Chypre, du Bureau de presse et d’information de Nicosie et de l’Ambassade de Chypre en France.

Yasın Özker, Girneden Yol Bagladık, Istanbul, Itimat Kitabevi, 1976.

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