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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


La remarquable stabilité de la Turquie

Publié par Etienne Copeaux sur 19 Octobre 2017, 09:49am

En 2018, Erdogan aura dirigé la Turquie, comme premier ministre ou comme président, aussi longtemps qu'Atatürk. Plus longtemps que le « Chef national » Ismet Inönü (1938-1950) et bien plus qu'Adnan Menderes, anti-kémaliste et restaurateur d'une certaine religiosité (1950-1960). Hors de ces longues durées, les gouvernements ont été plutôt éphémères, les gouvernants se sont succédé alternativement les uns aux autres, un peu toujours les mêmes (Erdal Inönü, Süleyman Demirel, Bülent Ecevit, Necmettin Erbakan, Tansu Çiller, Mesut Yılmaz...). Coalitions, défections, renversements, dissolutions, élections anticipées, c'est un peu une vie politique à la manière de la IVe république en France.

Mais cela change-t-il quelque chose à la politique de fond ? Jusqu'à Erdogan au moins, c'est toujours l'armée qui a dirigé le pays. Si vous considérez les « questions nationales » (millî dava, qui forment ensemble ce que j'appelle le consensus obligatoire), rien ou presque n'a bougé. L'immobilisme, sur cinq questions, en particulier, est remarquable. Certaines d'entre elles sont tellement stables qu'on n'en parle même pas.

Ensemble, elles forment ce qu'il est légitime d'appeler « le problème turc ».

"Le soleil se lève à l'horizon, marchons camarades". La vie politique turque vue par le caricaturiste Tan, Cumhuriyet, 3 mai 1997. De gauche à droite, Deniz Baykal, président du parti kémaliste CHP; Mesut Yılmaz, président du parti de droite ANAP; et Bülent Ecevit, président du parti démocratique de gauche (DSP)

"Le soleil se lève à l'horizon, marchons camarades". La vie politique turque vue par le caricaturiste Tan, Cumhuriyet, 3 mai 1997. De gauche à droite, Deniz Baykal, président du parti kémaliste CHP; Mesut Yılmaz, président du parti de droite ANAP; et Bülent Ecevit, président du parti démocratique de gauche (DSP)

1) La négation du génocide des Arméniens

 

Avant toutes choses, le génocide de 1915, le crime originel, et sa négation.

L'ouvrage fondamental de Vahakn Dadrian et Taner Akçam sur le jugement des responsables du génocide en 1919-1920, publié en France en 2015, nous expose clairement, documents à l'appui, que la destruction de la population arménienne a été reconnue, jugée publiquement, et punie. Dès novembre 1918, des débats ont eu lieu à la Chambre des députés ottomane, des témoignages ont été publiés, de la part de survivants mais aussi de Turcs. Il y a même eu à cette époque, avant ou au cours des procès, une réflexion publique sur ce qui allait être appelé plus tard « crime contre l'humanité ». Bref, tout se savait. Certes, cette action juridique devait beaucoup à la pression des Alliés qui occupaient Constantinople, notamment les Britanniques. On sait que Mustafa Kemal a lui-même reconnu l'extermination des Arméniens en le qualifiant – un peu trop gentiment - d' « acte honteux ». C'est qu'il n'était pas encore sûr du succès de sa rébellion et qu'il pouvait encore craindre de la part des forces d'occupation. Dès qu'il a été certain de son succès, il a glissé très vite vers la négation pure et simple. Et depuis, comme on sait, la négation a été constante.

Le génocide, le plus grave d'une série d'actes commis antérieurement et postérieurement, fonde le principe de base de la république, qui sera musulmane, un millet (communauté religieuse) musulman territorialisé, correspondant géographiquement à l'Anatolie et dont les frontières politiques seront celles du Pacte national (28 janvier 1920). C'est le début d'un nettoyage ethnique qui se poursuit jusque dans les années 1960, et même 1974 si l'on tient compte de Chypre.

L'intérêt politique du déni du génocide est qu'il soude la population dans une complicité : un coupable, habituellement, est exclu de la société mais personne n'est exclu si tout le monde est coupable. C'est un peu ce que Hannah Arendt appelle la culpabilité organisée à propos de l'Allemagne nazie. Ainsi le déni exonère la population de la république de toute responsabilité dans ce qui est advenu, et de tout travail d'examen lucide du passé (ce que Freud appelle la perlaboration)... puisqu'il ne s'est rien passé.

Le déni engendre un paradoxe insoluble, puisqu'il rejette hors-champ de la république son événement fondateur. Il en résulte une double tension entre la réalité anatolienne et le récit national, élaboré en 1930, qui est exclusivement l' « histoire des Turcs ». Par ailleurs, l'époque du déni est aussi celle de l'adoption du principe de laïcité par Mustafa Kemal, en réalité une prise de contrôle de l'islam par l'Etat. Mais que vaut une laïcité proclamée après élimination de la plupart des non-musulmans ? Selon le philosophe Olivier Abel, « la laïcité n'est possible que dans une société multi-confessionnelle et à la condition que chaque religion admette qu'il existe plusieurs “langues de Dieu“ ». En réalité, la laïcité servira pendant longtemps à masquer la réalité musulmane de la nation.

2) La définition de la nation par la religion

 

La définition de la nation procède du nettoyage ethnique opéré au cours même de sa construction.

Pourquoi le génocide est-il fondateur et que fonde-il ?

Il fonde la nation d'une population « épurée », repliée en Anatolie et musulmane (tous les « échanges de population », en réalité expulsions de masse, de 1923 à 1974 ont été opérés sur critère religieux exclusivement). Ce caractère musulman de la nation n'est pas le résultat d'une improvisation ; il a été pensé, notamment par Ziya Gökalp (son livre Turquifier, islamiser, moderniser est publié en 1918). Le processus est confirmé par une succession d'événements qui « débarrassent la Turquie de ses éléments allogènes » (l'expression est de l'anthropologue suisse Eugène Pittard) : le génocide (1915), le « grand échange » (1923), l’expulsion des Juifs de Thrace (1934), le grand pogrom anti-orthodoxe d'Istanbul (1955) suivi d'une expulsion de masse, puis l'expulsion par la violence des orthodoxes du nord de Chypre (1974).

Mustafa Kemal, lié par sa politique « laïque » (en réalité une prise de contrôle de la religion) n'a jamais proclamé ouvertement cette définition objective de la nation. Le premier ministre Adnan Menderes l'a fait à Konya en 1956 : « La nation turque est musulmane » est devenu l'un des slogans de l'extrême-droite, dont l'ultra-nationalisme est fortement teinté de religiosité. Par la suite les dirigeants ne le proclament plus mais répètent à satiété que « la population turque est à 99  % musulmane ».

Cette affirmation dénote en fait une satisfaction dont la cause n'est pas exprimée mais elle est en filigrane, c'est la satisfaction d'avoir réussi à faire coïncider la nation en tant qu'idéal, et la population musulmane, en tant que principe réel. Lorsque cette assertion est énoncée, il n'est jamais précisé que cela n'a pas toujours été le cas, ni même qu'il s'agit d'une construction qui s'est déroulée, dans la violence, sur presque un siècle.

Or à l'époque où s'achève la réalisation d'une nation « à 99% musulmane », une idéologie prend force, exprimée dans les années 1970 par un cercle d'intellectuels, le Foyer des intellectuels, qui propose une vision historique de la nation turque : celle-ci serait à la fois le fer de lance et le bouclier de l'islam. Selon cette vision, dite « synthèse turco-islamique », la personnalité nationale turque ne peut s'accomplir que dans l'islam.

Les militaires de 1980 promeuvent l'idée, pour lutter contre le communisme. Ils prennent diverses mesures importantes pour favoriser l'islam. Dans les manuels d'histoire, l'identité turque est clairement liée à l'islam, son passé, ses héros, son prophète. Une partie du voile de la laïcité est levé. Aucune des mesures de Mustafa Kemal n'est abolie, mais la religion reprend sa place ouvertement dans la vie publique. Les personnages publics, politiciens, cadres de partis, et même militaires et policiers de haut rang se mettent à faire la prière en public, ostensiblement, en présence de la presse. Ce sont des expressions visuelles du caractère musulman de la nation.

Cette époque de la synthèse turco-islamique coïncide avec la montée du parti islamiste Refah, qui remporte les grandes villes en 1994, dont Istanbul avec le maire Recep Tayyip Erdogan, puis la majorité à l'Assemblée en décembre 1995. Par moments, l'establishment kémaliste et l'armée imposent des reculs, dont les plus connus sont l'ultimatum forçant le gouvernement Refah à la démission en 1997, et la destitution d'Erdogan en 1998, suivie de son incarcération. Mais ces mesures sont ressenties par l'opinion publique religieuse-réactionnaire comme des humiliations qui ne font que renforcer la frustration, le sentiment d'être les victimes d'un déni de démocratie, et la détermination des partisans de la synthèse turco-islamique.

Ce processus mène au pouvoir de l'AKP en 2002. L'AKP et Erdogan ne constituent donc pas une rupture ; c'est l'accomplissement d'un courant politique profond qu'on peut faire remonter, sur le plan idéologique, à Ziya Gökalp et, sur le plan des faits, au génocide.

Je peux me tromper, mais je ne connais pas d'exemple de personnage politique ayant jamais remis en cause publiquement et ouvertement le caractère musulman de la nation.

Si on le considère dans la perspective du temps long, ce caractère est un second déni, puisqu'il est masqué par la proclamation de laïcité. Erdogan ne vise pas la construction d'une Turquie beaucoup plus religieuse que ses prédécesseurs « laïques ». Simplement, il lève le voile de la laïcité.

3) Le nationalisme

 

Freud, dans L'Avenir d'une illusion (1927), nous invite implicitement à poursuivre son analyse, qui porte sur la religion, à propos d'autres « fonds culturels » : « les présupposés qui règlent certaines de nos dispositions étatiques ne doivent-ils pas également être appelés illusions ? »

Ces illusions sont équivalentes à des névroses dans lesquelles on se sent bien. Le nationalisme en est une. Le nationalisme procure du bien-être ; il nous assure que nous sommes supérieurs, il nous inclut dans une communauté qui a besoin de nous, qui nous aime et que nous aimons. Il est chargé de libido, il nous apporte « un souffle chaud et amoureux » (Fichte : Discours à la nation allemande). Il rassure. Les violences commises au nom de la nation sont pardonnées. Le nationalisme légitime le passé et guide le futur. Lorsqu'il est empreint de religiosité, nation et religion additionnent, multiplient leur force.

L'histoire teintée de nationalisme apporte un sentiment de bien-fondé du passé, bien-fondé du mépris de l'Autre, bien-fondé de la violence. Le nationalisme entretient l'inimitié envers l'Autre, invente même l'ennemi s'il le faut.

Ainsi dans une société, plus les violences se succèdent, et plus le nationalisme se renforce pour les légitimer et exonérer de la culpabilité. Inversement, il va s'amplifier, trouver d'autres ennemis et engendrer de nouvelles violences. Il est le masque de la violence. Nationalisme et violence se nourrissent mutuellement.

D'où l'omniprésence des signes du nationalisme en Turquie, où les meetings politiques (de l'AKP mais aussi du CHP kémaliste) se déroulent devant des mers humaines rouges de drapeaux, où les slogans sont partout, même sur les flancs des montagnes, où, surtout, le nationalisme n'est pas une opinion mais une vertu obligatoire et sacralisée.

Comme le caractère musulman de la nation, le nationalisme lui-même, à ma connaissance, n'a jamais été remis en cause par les personnages politiques depuis le début de la république, car ce serait remettre en cause la république même.

Novembre 1998, manifestation contre le PKK à Lice, organisée par les autorités. Photo Türkiye, 17 novembre 1998

Novembre 1998, manifestation contre le PKK à Lice, organisée par les autorités. Photo Türkiye, 17 novembre 1998

4) La répression anti-kurde

 

Elle est constante depuis 1921, avec des épisodes d'une violence extrême en 1921, 1930, 1938, des massacres et des déportations. Les opérations militaires se montent à une vingtaine sous Atatürk, de 1921 à 1938. Puis, les mêmes violences se répètent à partir des années 1970 et surtout 1990. Cette guerre fait partie du « nettoyage » général de tout ce qui n'est ni turc ni musulman sunnite (puisque beaucoup de cibles des opérations sont des communautés kurdes alévies comme celle de Koçgiri ou du Dersim).

Toutes les formes de violence utilisées annoncent la grande offensive de l'hiver 2015-2016 contre les quartiers et municipalités tenues par le PKK dans le sud-est. Destruction de quartiers de villes (Lice 1992) ; destruction de milliers de villages ; déplacement forcé de population vers les villes ; emprisonnements, censure, interdiction de paraître, fermeture de partis, violences culturelles, administratives (municipalités mise sous tutelle de l'Etat), militarisation des régions kurdes (sous état d'exception ou zones de sûreté, mesures de couvre-feu). C'est une politique qui revêt toutes les formes de la violence coloniale, notamment celle qui a été mise en œuvre en Algérie par la France.

En 2013, Erdogan a entamé un processus de négociation avec le PKK. Il a déclaré alors qu'il est plus difficile de faire la paix que de faire la guerre.

En effet ! Car c'est bien la guerre qui gouverne la Turquie. La guerre facilite le gouvernement. Elle permet le contrôle brutal de la société ; elle facilite la répression par des moyens administratifs et juridiques d'exception (loi dite anti-terrorisme, état d'exception) ; elle permet la censure et la répression préventives. S' « il n'est pas facile de faire la paix », c'est parce qu'il faudrait renoncer à ces moyens de contrôle et de gouvernement. D'autant que cette politique est légitimée par le nationalisme.

En somme, la répression anti-kurde est l'un des principaux facteurs d'unité de la période historique qui s'ouvre avec la république de Turquie. Elle ne varie pas en fonction des gouvernements.

5) La violence, « corps nocturne » de la démocratie parlementaire

 

La Turquie était considérée jusqu'à 2015, par les chancelleries et les grands médias, comme une « démocratie », la seule du Proche-Orient. C'est que s'y tiennent des élections plus ou moins régulières, les politiciens se retirent quand ils sont battus, les citoyens peuvent élire leurs députés.

Ce système est lui-même limité par des dispositions légales et constitutionnelles que j'ai énumérées dans un autre article ; mais il a son « corps nocturne ». Nous en avons vu un exemple récemment. Lors des élections générales du 6 juin 2015, le parti d'opposition pro-kurde HDP a largement passé le barrage de 10  % des voix nécessaire à l'obtention d'une représentation à l'Assemblée. C'était une première dans l'histoire de la république, pour un parti prônant la résolution du problème kurde par la négociation. Mais le pouvoir ne pouvait l'accepter. Il a choisi, par des voies constitutionnelles, de faire traîner la constitution d'un gouvernement au-delà des délais prévus, pour provoquer un nouveau scrutin, convoqué le 1er novembre. C'était une manœuvre « légale ». Mais le « corps nocturne » a été mis à l’œuvre par le déchainement de violences physiques contre le HDP, ses cadres et ses dirigeants, ses permanences, et par l'intimidation des ses sympathisants. Le HDP n'a pas pu faire campagne normalement, et les résultats du scrutin du 1er novembre ont été moins défavorables au gouvernement.

Les moyens de la violence légale sont extrêmement puissants : c'est l'armée, la police, la gendarmerie, les forces d'intervention rapide (çevik kuvvet) qui sont renforcés par des forces encadrées par des lois et règlements, mais qui agissent à la limite de la légalité ; ce sont les forces spéciales longtemps dénommées Özel tim, et les milliers de « protecteurs de villages », particuliers armés par l'Etat, rétribués ou volontaires, qui ont multiplié les actes de violence, de prédation et de trafics au cours des années 1990. La police, force on ne peut plus légale, utilise de façon constante les méthodes de répression et d'interrogatoire les plus brutales (mise à mort du photo-reporter Metin Göktepe, 1996).

Cette violence légale est responsable des guerres internes des années vingt et trente, des années 1990, et des violences récentes, notamment de l'hiver 2015-2016, ainsi que des violences commises à Chypre en 1974, notamment l’expulsion de 200 000 orthodoxes du nord de l'île et la « disparition » de 1600 personnes.

En outre, la violence extra-légale est constante. Elle s'exerce par les tribus, qui ont été renforcées par la guerre et se sont enrichies par le trafic d'armes et de drogues qui permet l'achat d'armes ; par les mafias, souvent liées aux tribus. Mafias et tribus qui s’interpénètrent infusent elles-mêmes la police et la politique, comme l'a mis au grand jour l'affaire de Susurluk en novembre 1996.

La « démocratie » turque en fait est limitée dans l'espace et segmentaire dans le temps, puisqu'elle a été interrompue trois fois par des coups d'Etat violents (1960, 1971, 1980). Le coup d'Etat, c'est la force légale de l'armée qui outrepasse ses propres limites, contre l'Etat lui-même. Les violences ont été telles, surtout en 1980, que l'armée a été crainte au point qu'elle n'avait plus qu'à menacer d'intervenir pour provoquer la démission d'un gouvernement (1997).

Enfin les certaines organisations d'extrême-droite poussent la logique du nationalisme plus loin que ne le fait l'Etat, en prenant le discours d'Etat au mot, et jouent le rôle de bras armé occulte de celui-ci. L'extrême droite a organisé des pogroms et massacres d'Alévis à plusieurs reprises (Marache 1978, Çorum 1980), tandis que des organisations islamistes violentes intimident et assassinent (Sivas 1993). Ceux qui constituent un gêne pour l'Etat ou la conception de la nation sont éliminés (Ugur Mumcu en 1992, Hrant Dink en 2007 et des milliers de personnes au cours des cinquante dernières années).

De telles violences, constantes et répandues dans tout le pays, provoquent à la longue une brutalisation de la société. Les traumas provoqués par la violence d'Etat tant sur les bourreaux que les victimes s'évacuent en violences sociales, domestiques, privées.

En somme, ce qui gouverne la Turquie, de façon constante, est ce que l'historien Achille Mbembe appelle le « désir-maître », « ce mouvement par lequel le sujet, enveloppé de toute part par un singulier fantasme (d'omnipotence, d'ablation, de destruction, de persécution) cherche tantôt à se replier sur lui-même dans l'espoir d'assurer sa sécurité face au péril extérieur, et tantôt à sortir de lui-même et à affronter les moulins à vent de son imagination qui désormais l'assiègent ».

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