Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Retour sur "Espaces et Temps de la Nation Turque"

Publié par Etienne Copeaux sur 26 Décembre 2021, 11:07am

Catégories : #Génocide, #Nationalisme turc, #Publications - lectures, #Travaux avant 2010

 

ou :

Post-préface à l'édition numérique de Espaces et temps de la nation turque (1997)

 

Ma thèse, soutenue en décembre 1994 à Paris-VIII et intitulée « De l'Adriatique à la mer de Chine - Les représentations turques du monde turc à travers les manuels scolaires d'histoire turcs, 1931-1993 », a été publiée par CNRS-Editions en deux fois. D'abord, en 1997, Espaces et temps de la nation turque. Analyse d'une historiographie nationaliste ; puis, en 2000, Une Vision turque du monde à travers les cartes, un ouvrage de critique cartographique qui reprend la première partie de la thèse, portant sur la « topographie » du discours identitaire imposé par l'Etat turc à sa population.

En octobre 2020, le premier volume, Espaces et temps..., a été publié en version numérique 1, mais ni l'éditeur, ni la plateforme OpenEdition Books ne m'en ont informé. Bien entendu, c'est plus qu'heureux que mon livre soit désormais à la disposition du public le plus large, et gratuitement. Mais deux choses me chiffonnent.

D'une part, la publication numérique est issue d'un traitement automatique par reconnaissance optique des caractères. Si on me l'avait demandé, j'aurais pu corriger les nombreuses coquilles qui rendent approximative l'orthographe turque et incompréhensibles certains mots-clés.

Plus important, j'aurais aimé faire précéder cette réédition d'une préface, à défaut d'une version ré-élaborée en fonction de mes travaux ultérieurs.

Cela n'a pas été fait, et c'est pourquoi je me dois de revenir sur certains points de l'ouvrage, particulièrement dans la perspective de l'historiographie du génocide des Arméniens (qu'on se réfère notamment à mon texte « Ce que le génocide a fait à la Turquie » (https://www.susam-sokak.fr/2019/09/ce-que-le-genocide-a-fait-a-la-turquie.html).

 

Le génocide de 1915 est l'événement fondamental de l'histoire de la Turquie moderne, et même l'événement fondateur de la Turquie républicaine, mais je n'en étais pas encore pleinement conscient lors de mon travail doctoral. Le génocide et les autres épisodes de violence qui jalonnent l'histoire turque du XXe siècle ont été délibérément masqués – tant bien que mal – par le nationalisme, par le kémalisme, par le culte d'Atatürk et par l'historiographie. Ces « masques de la violence » confèrent à l'Etat sa forme, son langage, son idéologie, quels que soient les gouvernements qui se sont succédé depuis la création de la république. Ils donnent à l'Etat turc un caractère immuable, rendu visible par la permanence de tabous quasiment exclus du débat public : la négation du génocide, la violence à l'encontre des Kurdes, la place de la religion dans le nationalisme, et la sacralité du nationalisme lui-même. Du fait de l'impunité accordée de facto aux auteurs et acteurs, à tous niveaux, du génocide et des violences ultérieures, la violence originelle a créé elle-même les conditions de sa perpétuation, dans la pratique étatique et dans la société.

L'histoire, tout imprégnée de nationalisme, est le masque qui tente d'effacer la mémoire des Arméniens et des « Rum » (les orthodoxes grecs), et le récit historique dont je restitue la genèse et les caractères dans ce livre est bien l'achèvement du processus génocidaire. Après l'accomplissement d'un meurtre, le criminel tente d'en faire disparaître les traces. La « réforme de l'histoire » imposée par Atatürk allait jouer ce rôle. Des spécialistes ont considéré cette initiative comme un caprice d'Atatürk qui ne méritait pas une étude. Or, loin d'être un phénomène marginal, la « réforme de l'histoire » est la clé de voûte du système, un point capital qui en lui-même signale et implicitement dénonce l'existence du génocide. Autrement dit, le récit historique que j'ai analysé procède même du génocide, il le complète et il en est la clé de voûte.

 

Après la parution de ce livre, on m'a reproché une certaine tiédeur, parce que le mot « génocide » en est absent. Après traduction, sa parution en Turquie 2 pouvait passer pour une preuve de « tiédeur ». Pourtant, en Turquie, j'ai été quelquefois qualifié de Fransız Ermeni (Arménien français), tandis que l'auteur d'une recension parue en 1999 – qui est, il est vrai, l'un des historiens que j'épingle dans mon livre – se demandait si « quelques-uns n’auraient pas soufflé à Copeaux des opinions anti-atatürkistes qu'ils n'auraient pas osé exprimer eux-mêmes » 3... Être critiqué des deux côtés avait quelque chose de rassurant.

En 1999 également, l'historien Hervé Georgelin, tout en reconnaissant en ce livre « un essai unique et élaboré pour présenter aux lecteurs occidentaux l'histoire de la recherche et du discours historiques depuis la fin de l'empire ottoman », avait détecté mon propre malaise dans l'exposé de la « question arménienne » et avait ainsi conclu : « Quelques indices révèlent que Copeaux aurait aimé dépasser ces difficultés. (…) Le lecteur ne peut que conjecturer sur les convictions personnelles de Copeaux sur le sujet, et sur les raisons de ce malaise 4 ». Bien vu !

Car, durant toute cette période, j'étais un peu lié par l'appartenance, pendant deux ans, à une certaine équipe du CNRS, puis à l'Institut français d'études anatoliennes d'Istanbul, lui-même contrôlé par la diplomatie française. Mais j'ai travaillé en toute indépendance, et j'en ai payé le prix. Passons.

Il y a néanmoins dans ce livre des choses que je n'écrirais plus, et des idées sur lesquelles j'insisterais beaucoup plus. A l'occasion de la nouvelle parution de mon livre, je propose donc ici quelques remarques auto-critiques, à la lumière de mes travaux ultérieurs.

 

 

2 Etienne Copeaux, Tarih Ders Kitaplarına (1931-1993) Türk Tarih Tezinden Türk-İslam Sentezine, Istanbul, Iletişim, 2006, traduit en turc par Ali Berktay [Istanbul, Tarih Vakfı Yurt Yayınları, 1998, 2000].

3 Erdoğan Merçil, « Etienne Copeaux, Tarih Ders Kitaplarında... », Belleten, vol. LXIII, avril 1999, p. 236.

4 Hervé Georgelin, in Armenian Forum, A Journal of Contemporary Affairs, Gomidas Institute, Princeton, New Jersey, 4, 1999, pp. 109-110.

Retour sur "Espaces et Temps de la Nation Turque"

1) Discours historique, effacement du génocide

 

J'écrivais au début du premier chapitre que le récit historique est « un discours de justification destiné à redonner confiance et fierté aux Turcs ». Or, il ne s'agit pas seulement d'un discours de justification ; c'est un discours destiné à travestir l'histoire et à dissimuler le génocide. Il est prodigué à une population bouleversée, déboussolée, choquée par la destruction de la société et par la Perte des altérités familières. Une population qui, elle aussi, aurait dû accomplir un profond travail de deuil, celui d'amis, voisins, arméniens et grecs, perdus à jamais, et, pour les déplacés de 1923, la perte de leurs biens et le deuil de leur environnement géographique et humain. Or le deuil et la reconnaissance du crime leur ont été interdits. Le récit narcissique qu'on leur imposait désormais était supposé les aider à surpasser l'impossibilité du deuil et le sentiment de culpabilité.

Ainsi, certaines phrases du début du premier chapitre de mon livre (page 33 de l'édition imprimée) sont fautives : « Les massacres massifs de 1915 et les cuisantes défaites militaires des Ottomans forment la deixis du discours que nous allons étudier ». Premièrement, le mot « massacre » est insuffisant – je n'y reviendrai plus ; ensuite, parce que j'y place sur le même plan un génocide et des défaites militaires ; enfin, parce que c'est le génocide lui-même qui forme la deixis du discours, c'est-à-dire les conditions même de son élaboration.

 

  1. Les « mains propres » des acteurs de la politique culturelle

 

Les pages 44 et suivantes présentent des biographies sommaires de quelques intellectuels turquistes, comme Yusuf Akçura, Ziya Gökalp et Zeki Velidi Togan, et plus généralement la « génération des quadragénaires et quinquagénaires ». Des militants et responsables des Foyers turcs comme Reşit Galip, Hasan Cemil Çambel, Sadri Maksudi Arsal, Reşit Tankut avaient entre 20 et 35 ans au moment du génocide. Je m'exprimais – comme la plupart des turcologues – comme si ces intellectuels avaient traversé la période de la guerre, et vécu la période du génocide, comme si de rien n'était, et comme si une telle expérience – même vécue en simple témoin passif – pouvait ne pas être traumatisante et sans conséquence sur l'activité intellectuelle postérieure. J'aurais dû me demander alors si ces intellectuels qui ont conçu, avec Atatürk, la « thèse d'histoire » de 1931 avaient les mains propres, ou essayer d'évaluer quel pouvait être, sur leur psychisme, l'impact du génocide dont ils avaient forcément été témoins. Certains détenteurs du pouvoir intellectuel et acteurs de la « réforme de l'histoire » étaient membres et même hauts responsables du Comité Union et Progrès (CUP). Ağaoğlu, arrêté en janvier 1919, était considéré comme « un homme très dangereux » par les Alliés, comme un propagandiste, et co-responsable du génocide ; ses dénégations, exposées par l'historien Ozan Özavcı, ne sont d’ailleurs guère convaincantes 1.

Pour dépasser le trauma du génocide, ces détenteurs de l'autorité ou proches du pouvoir ont choisi de s'engager dans une voie dont ils pensaient qu'elle les exonérerait du travail de deuil provoqué par la perte du monde pluriculturel que leur propre politique avait entraînée : faute de pouvoir, politiquement, reconnaître leurs responsabilités, ils ont cru devoir renforcer la conception étroitement ethnique du nationalisme.

Même sans faire partie du CUP, de tels intellectuels ne pouvaient pas ne pas être conscients de ce qui se tramait en 1915, et de ce qui s'est passé à l'encontre de la population arménienne de l'Anatolie. Comme l'écrivait avec force Karl Jaspers à propos de l'Allemagne de 1945, après un génocide, nulle personne détentrice de pouvoir ou d'une autorité politique ou morale ne peut se considérer comme innocente, même si elle n'a été que témoin passif 2. Au minimum, tous ont été témoins de la transformation brutale de la société après 1915, puisqu'une composante majeure de la population avait « disparu ». Toute personne ayant une conscience morale et jugeant que le CUP était allé trop loin, aurait pu alors s'en démarquer d'une manière ou d'une autre. Faute de quoi, le génocide, qui ne peut être vécu par ses témoins que comme un bouleversement de la conscience, un épisode-clé dans la vie, a dû profondément déterminer leur vision de la nation, puis sa construction.

Pour pouvoir dépasser l'événement en le niant ou en le passant sous silence, il leur fallait se forger une légitimation « honorable » du passé récent : le patriotisme, le devoir, l'ordre, qui permettent « de hausser les épaules et de considérer ce qui était mal et ce qui était bête comme inévitable 3 ». La patrie, la nation et le nationalisme, le devoir, ont été pour eux les mécanismes de défense, les « issues de secours 4 » leur permettant d'échapper, en apparence du moins, au sentiment de culpabilité, et de continuer d'exercer des responsabilités dans la république kémaliste. Faute de reconnaissance du génocide, faute de pouvoir faire le deuil de la société qu'ils avaient eux-mêmes détruite, ils avaient choisi de construire la Turquie en masquant, en cachant, en niant, montrant en cela à l'ensemble de la population l'attitude à adopter. Toute l'intelligentsia turque d'alors s'est employée à construire les stéréotypes et les préjugés qui 'empêchent que rien vienne entraver le processus de refoulement ou de dénégation 5'.

C'est donc dans le cadre de ce processus que le nouveau récit historique a été élaboré : le « rêve éveillé » de la nation turque.

 

1 O. Özavcı, Intellectual Origins of the Republic : Ahmet Ağaoğlu and the Genealogy of Liberalism in Turkey, Leiden, Boston, Brill, 2015.

2 Karl Jaspers, La Culpabilité allemande. Traduit de l'allemand par Jeanne Hersch, Paris, Les Amis des Editions de Minuit, 1948, pp. 64, 118-122 [Die Schuldfrage, Heidelberg, Schneider, 1946]. Cf. mon essai 'La violence et ses masques. Notes préparatoires. Karl Jaspers'. En ligne: https://www.susam-sokak.fr/2017/12/la-violence-et-ses-masques.notes-preparatoires-2.karl-jaspers.html.

3 K. Jaspers, La Culpabilité, p. 122.

4 Alexander et Margarete Mitscherlich, Le Deuil impossible. Les fondements du comportement collectif, Paris, Payot, 1972 [Die Unfähigkeit zu trauern. Grundlagen kollektiven Verhaltens, 1967] ; A. Mitscherlich, L'Idée de paix et l'agressivité humaine, Paris, Gallimard, 1970 [Die Idee des Friedens und die menschliche Aggressivität, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1969].

5 Mitscherlich, Le Deuil, p. 22.

Retour sur "Espaces et Temps de la Nation Turque"

3) Comparaisons non pertinentes

 

Page 55, à propos des conceptions d'Atatürk présentées dans l'article « Atatürk » de l'İslam Ansiklopesi, je commentais : « Ce texte définit bien les trois axes sur lesquels le discours historique kémaliste va s'organiser ». À savoir : la « vraie » culture turque ; le redressement de l'image des Turcs dans le monde ; la justification de la présence turque en Anatolie. Tout ceci est juste, mais ce n'est pas l'essentiel, car le discours historique, le rêve éveillé, s'organise sur sa fonction de Masque.

Une telle préoccupation historiographique, écrivais-je encore, « était partagée par les pays voisins [la Grèce et les Arméniens] » ; une telle assertion n'est pas fondée, car si l'on peut comparer entre elles des visions nationales ou nationalistes de l'histoire, on ne peut mettre en balance un Etat génocidaire avec un autre, la Grèce, qui ne le fut pas, ou avec les Arméniens, qui furent les victimes des Turcs. Le faire reviendrait à établir une « relativisation comparative des maux », procédé cher aux négationnistes turcs.

 

4) Appeler les choses par leur nom

 

Dans le même ordre d'idées, on trouve page 50 un sous-titre tout aussi discutable, « Les conséquences historiographiques des bouleversements de 1919-1922 ». Ces bouleversements-là ont bien existé, ils ont été graves et lourds de conséquences, mais, encore une fois, le génocide a été un bouleversement bien plus important, absolument irréversible, non seulement par le nombre de victimes et les conditions de leur supplice, mais par le sentiment de culpabilité induit dans la population, transmis ensuite de génération en génération, et par la destruction de la société anatolienne d'alors. Le bouleversement qui porte des conséquences historiographiques est bien celui de 1915, sans oublier la double expulsion de masse de 1923. L'instauration de la république ne change rien dans ce bouleversement-là, et le récit historique, fatalement, porte en lui le deuil impossible, la culpabilité, la perte. Le récit narcissique, en justifiant implicitement les violences passées, fait le lit des violences futures.

Certes, j'écrivais que « les caractères ethniques [de la Turquie] ont été modifiés […] avec les moyens les plus radicaux qui soient », mais c'était insuffisant, trop élusif et allusif, et même trop tiède, puisque même certains Turcs et amis des Turcs ont tenu un langage semblable : « Les étrangers non-turcs (…) ont été retirés de la patrie », écrit un manuel de géographie de 1929 1 ; ou encore, « La république s'est débarrassée de tous ses allogènes », écrit en 1931 un ami d'Atatürk, l'anthropologue suisse Eugène Pittard 2. Retirer, débarrasser (nous ne sommes pas loin de nettoyage ethnique), voici deux manières très propres – comme solution finale - de désigner un génocide. Après tout, ces auteurs n'auraient peut-être pas dédaigné d'employer ma propre expression.

Ainsi j'ai appris, depuis, qu'il faut absolument désigner les choses par leur nom.

 

5) Synthèse turco-islamique et nettoyage ethnique

 

Le chapitre deux traite du cheminement des idées historiographiques « des thèses d'histoire à la synthèse turco-islamique » (pp. 75-101). L'introduction à ce chapitre aurait dû tenir compte de l'aggravation du processus d' « homogénéisation » ethnique du pays. Car ces décennies, des années trente aux années 1970, ne sont pas un long fleuve tranquille. Deux groupes d'événements capitaux surviennent qui « améliorent » l'homogénéité de la Turquie : les campagnes militaires contre les Kurdes (1925, 1930, 1938) assorties de massacres et déportations ; et le pogrom suivi de l'expulsion massive des Rum orthodoxes, descendants des Stambouliotes (les Polites) autochtones, entre 1955 et 1964 3. Il est clair que ces épisodes ne sont pas pour rien dans la « contre-réaction turquiste » ; j'écrivais : « la réaction turquiste devient sérieuse à partir de 1961, avec la création de l'Institut de recherche sur la culture turque... ». Dans cette Anatolie de plus en plus turque et musulmane, l'idéologie de la synthèse turco-islamique se renforce au cours des années 1970 et 1980 4.

En somme, ma démonstration ne tient pas assez compte de l'événementiel, notamment des pogroms et expulsions des Rum de 1955 à 1964. C'est la violence à l'encontre des populations non-turques qui continue d'opérer, jusqu'à créer de facto une Turquie « à 99  % musulmane ». Le triomphe de la synthèse turco-islamique en politique ne fait qu'accompagner, ou même suivre le déroulement des faits. Et l'enseignement scolaire de l'histoire accompagne ce processus.

 

6) Tout est clair

 

C'est dans le dernier chapitre du livre qu'il est question de la place des Arméniens dans le récit historique, puis du génocide lui-même (pudiquement désigné comme « la question arménienne »). Les Arméniens sont absents du récit de 1931. Mais ils sont présents, un peu, dans les récits des années 1970, dans lesquels sont signalés l'existence du royaume bagratide et du royaume de Petite-Arménie (la Cilicie). L'altérité arménienne, durant une brève période, n'est plus passée sous silence et quelques éléments d'histoire sont portés à la connaissance des lycéens turcs. Mais c'est surtout à partir des années 1980 et le « réveil de la mémoire » des Arméniens que l'histoire arménienne devient « la question arménienne » et que le génocide est abordé, sous forme de sa dénégation.

Le paragraphe conclusif de ce chapitre (p. 338), selon lequel, pour « démêler les fils de la question arménienne », il faudrait « un patient travail » et pour ce faire maîtriser les deux langues, turque et arménienne, est absurde, je le reconnais volontiers. De fait, les fils sont parfaitement démêlés, grâce notamment au travail pionnier de Taner Akçam (dont le premier ouvrage – non traduit - figure d'ailleurs dans ma bibliographie) et, désormais, à de nombreux travaux d'histoire et de témoignages ;hors de Turquie, grâce aux travaux de Ternon, Chaliand, Kévorkian, Paboudjian, Kieser, Kaiser et d'autres. La connaissance de la langue arménienne n'est pas nécessaire pour « démêler ». Même si les documents historiques avaient tous disparus, la simple existence de l'absurde « thèse d'histoire » de 1931 est accusatrice. La dénégation obstinée est également accusatrice. Et les travaux d'histoire orale les plus récents (La Malédiction de Çelik et Dinç notamment 5) constituent l'accusation absolue et démontrent que le génocide était connu de tous, et le reste, à travers la mémoire familiale transmise de génération en génération – en même temps que le sentiment de culpabilité.

 

1 Faik Sabri [Duran], Türkiye Coğrafyası, Lise Kitapları III. sınıf, Istanbul, Devlet Matbaası, 1929, pp. 177-178.

2 Eugène Pittard, Le Visage nouveau de la Turquie, 1931, p. 24.

3 Anna Theodoridès, « Survivre en contexte minoritaire. Une étude sociologique des résistances des Grecs d’Istanbul (Rûms polites) au lendemain des émeutes de la nuit du 6 au 7 septembre 1955, Istanbul », Thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2016.

4Zeynep Bursa, « Le Foyer des intellectuels. Sociohistoire d'un club d'influence de droite dans la Turquie du XXe siècle », Thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2020.

5Adnan Çelik, Namık Kemal Dinç, La Malédiction. Le génocide des Arméniens dans la mémoire des Kurdes de Diyarbekir. Traduit du turc par Ali Terzioglu et Jocelyne Burkmann. Préface, notes et révision d'Etienne Copeaux, Paris, L'Harmattan, 2021 [Yüz Yıllık Ah ! Toplumsal Hafızanın İçinde 1915 Diyarbekir, Istanbul, Ismail Beşikçi Vakfı, 2015].

Retour sur "Espaces et Temps de la Nation Turque"

Voici les références de quelques-uns de mes textes récents concernant les effets du génocide sur la Turquie du XXe siècle :

 

2021, préface à La Malédiction. Le génocide des Arméniens dans la mémoire des Kurdes de Diyarbekir. Ouvrage d'A. Çelik et N.K. Dinç, traduit du turc par A. Terzioglu et J. Burkmann, L'Harmattan, 2021 [Yüz Yıllık Ah ! Toplumsal Hafızanın İçinde 1915 Diyarbekir, Istanbul, Ismail Beşikçi Vakfı, 2015].

2020, « Nationalism and History, Masks of Violence », in Stephan Astourian et Raymond Kerkovian (eds.), Collective and State Violence in Turkey. The Construction of a National Identity from Empire to Nation-State, Exclusion, and Construction of (National) Identity in Turkey, New York, Berghahn 2020, pp. 454-479.

2019, « Ce que le génocide a fait à la Turquie », texte réécrit à partir d'une intervention à l'Université de Berkeley, en ligne : https://www.susam-sokak.fr/2019/09/ce-que-le-genocide-a-fait-a-la-turquie.html.

2018, « Turkey's Guiding Light and Consolation in Addressing the Loss : Nationalism », in Anne Bazin, Catherine Perron (eds), How to Address the Loss ? Forced Migrations, Lost Territories and the Politics of History. A Comparative Approach in Europe and at its Margins in the XXth Century, Brussels, Peter Lang, 2018, pp. 167-177.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents