Le livre d'Adnan Çelik et Namık Kemal Dinç, Diyarbakır 1915, sera bientôt disponible en librairie, traduit en français par les soins d'Ali Terzioğlu et Jocelyne Burkmann, et publié par les éditions de L'Harmattan, sous le titre
"La Malédiction - Le génocide des Arméniens dans la mémoire des Kurdes de Diyarbekir".
J'ai participé à cette entreprise par un travail d'édition, d'adaptation et d'annotation, qui nous a paru indispensable pour faciliter la lecture par des non-spécialistes de la Turquie, et rédigé la préface que voici:
Grâce aux traductions, la littérature, mais aussi les sciences sociales du monde entier sont largement accessibles au public turc. Mais à l'inverse, s'il veut être lu hors de Turquie, un historien, sociologue ou anthropologue turc doit pouvoir écrire en anglais, à la rigueur en allemand ou en français. Cet échange très inégal est injuste.
Alors que j'étais à la recherche de nouvelles parutions sur le génocide, l'année du centenaire, j'ai découvert Diyarbakır 1915, ouvrage de deux historiens, Adnan Çelik et Namık Kemal Dinç. Le premier a soutenu sa thèse en anthropologie sociale à l'EHESS en 2018, dans laquelle il revisite les conflits kurdes en Turquie 1. Le second est très expérimenté en histoire orale ; il a notamment enquêté sur les migrations forcées de la population kurde dans les années 1990, qui ont bouleversé la Turquie ; plus récemment, il a écouté les récits des Yézidis réfugiés dans les camps de Turquie 2.
Diyarbakır 1915 est un travail sur la mémoire collective du génocide dans la population kurde d'aujourd'hui, basé principalement sur des entretiens dans la région de la métropole kurde. Le sous-titre intrigue : Yüzyıllık Ah ! Je ne connaissais pas ce mot abrupt, Ah, « le malheur », « la malédiction », qui, selon l'un des interviewés, aurait été pour au moins un siècle le prix du crime originel. Ce livre devait être traduit. Par chance, Ali Terzioglu et Jocelyne Burkmann ont bien voulu s'en charger et le projet a pris corps avant même que nous ayons trouvé la possibilité d'une édition.
L'histoire orale, qui n'est pas très en faveur en France, s'impose lorsque les archives écrites ont disparu, ou lorsque leur accès en est interdit ou limité, et dans ce cas, il s'agit de domaines de l'histoire soumis à un contrôle étatique. En Turquie, les sujets soumis à un tabou sont justement des points vitaux pour la compréhension de l'histoire du pays. C'est la raison pour laquelle, en 1931, Mustafa Kemal a imposé un discours historique visant à légitimer le passé récent, et à voiler les violences extrêmes qui avaient accompagné la genèse et les débuts de la république. Le récit historique de 1931, et toutes les variantes qui ont suivi jusqu'à nos jours, sont une glorification des Turcs, présentés comme une communauté raciale et religieuse, seule occupante légitime de la terre anatolienne. Les autres peuples, effacés par un génocide (les Arméniens) et par des expulsions de masse (les Rum orthodoxes), allaient être effacés de l'histoire.
Il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour que des intellectuels indépendants du pouvoir critiquent le récit historique officiel. Le sociologue Ismail Besikçi a mis en rapport le récit historique extravagant de 1931 avec la « solution » du problème kurde 1 ; l'historienne Büsra Ersanlı a analysé le processus de mise sous tutelle de l'histoire par l'Etat 2. Bien d'autres ensuite les ont suivis, et l'on doit également souligner le courage de modestes enseignants, qui déconstruisent les falsifications de l'histoire pour leurs élèves des lycées et collèges. Il est révélateur qu'en Turquie de nombreux historiens et professeurs d'histoire ont payé leur critique par des sanctions allant de la mise à pied à la prison.
Presque tous les domaines d'études frappés d'un tabou concernent les populations non musulmanes d'Anatolie et les Kurdes, et les violences par lesquelles l'Etat a tenté de les faire disparaître ou de les assimiler de force. L'enquête orale permet de contourner tabous et interdits, mais la tâche n'est pas aisée, car il est difficile de trouver des témoins acceptant de parler à un enquêteur inconnu de ce qui est arrivé, à eux-mêmes ou à leurs aînés. Le contrôle de l'Etat, renforcé par un puissant contrôle social et un système de délation généralisé, peut inhiber l'enquête, surtout si elle est menée dans des régions rurales où tous se surveillent. En outre, la pression de l'Etat sur la question du génocide des Arméniens est si forte et dure depuis si longtemps que le tabou a été intériorisé par la majorité de la population, qui veut continuer de croire qu'il ne s'est rien passé, ou que les Arméniens sont seuls responsables de leur sort.
Pourtant, un mouvement historiographique est né au début des années 1990, avec la publication, en turc, du livre de Taner Akçam sur le tabou arménien 3, suivi par un fort courant de publications d'auteurs turcs ou étrangers. La liste est plus longue qu'on ne l'imagine. Citons, outre Taner Akçam, Ayse Gül Altınay et Fethiye Çetin 4, la journaliste Yeldag Özcan (Yelda) 5 et, parmi les auteurs traduits en turc, Vahakn Dadrian 6, Laurence Ritter et Max Sivaslian 7, Raymond Kévorkian et Paul Paboudjian 8, Yves Ternon 9, David Gaunt 10. Et l'on assiste maintenant à l'émergence d'une nouvelle génération de chercheurs turcs, sans complexe, comme Mehmet Polatel, Ümit Kurt, et les auteurs du présent ouvrage. Leur travail est soutenu par quelques universités, surtout à Istanbul (universités du Bosphore et Bilgi entre autres), des éditeurs courageux, pionniers et passeurs, comme les éditions Belge, Aras, Metis, Iletisim... et des fondations comme la Fondation Ismail Besikçi, éditrice du présent ouvrage en Turquie, et la Fondation Hrant Dink, éditrice de travaux de recherche et de recueils de témoignages 11.
Cependant, malgré l'importance de ce mouvement, dynamisé par le centenaire de 2015, le public est assez limité, en raison de la coercition étatique, de l'auto-censure et peut-être surtout de l'intériorisation du tabou arménien par la plus grande partie de la population turque.
Mais cela n'est plus vrai pour la population kurde, et dans l'est du pays, le climat est très différent. Le « mouvement kurde », sous ses différentes formes et manifestations, résiste à l'Etat turc et à son discours historique ; l'Etat n'est plus crédible au Kurdistan et, sa propagande ayant échoué, son emprise ne s'exerce plus que par la violence.
C'est peu avant le centenaire du génocide que nos deux auteurs, secondés par une équipe d'enquêteurs, ont parcouru la région de Diyarbakır pour recueillir des témoignages sur les événements de 1915. Bien entendu, il n'y avait plus de témoins vivants du génocide. Mais la population kurde, qui n'a pas été expulsée dans son ensemble comme l'ont été les Rum (orthodoxes), sont, plus qu'ailleurs, porteurs de la mémoire locale. La déportation des Arméniens et le génocide ont été perpétrés au vu et au su de la population, et si les Turcs ne veulent pas s'en souvenir, les Kurdes se sentent libres par rapport aux injonctions de l'Etat ; en outre, la résistance de la langue kurde à la turquification a sans doute joué un rôle dans la perennité de la mémoire. Ils ont entendu les récits de leurs parents ou grand-parents (parfois arméniens), ils en discutent encore, et, d'une manière ou d'une autre, le génocide fait partie de leur vie.
Le premier enseignement de cet ouvrage est simple : tout le monde savait, tout le monde sait ce qui s'est passé, jusque dans les détails.
Le travail de Çelik et Dinç est capital pour la compréhension de la Turquie actuelle. Il illustre une de mes hypothèses : le génocide et sa négation obstinée – cas unique au monde – a provoqué un trouble dans la conscience des habitants du pays, qu'ils soient turcs ou kurdes 1. Le déni continue de faire vivre la majeure partie de la population dans le mensonge, et a provoqué un état quasi névrotique transmis de génération en génération, dont le sous-titre de ce livre, la « malédiction d'un siècle », est le nom. Comme le confie aux auteurs l'écrivain Zülküf Kısanak, « Tu prends conscience que tu as construit toute ta vie sur des mensonges. Tes joies, ton bonheur, tes peines, tes vêtements. Tu passes tes vingt-quatre heures avec des mensonges. Dans un coin de ton cerveau, une vérité continue de vivre, peut-être, mais elle n’arrive pas à se trouver une place dans la vie ».
Cependant les Kurdes, parce qu'ils peuvent parler, ont la possibilité d'échapper au malaise, à la « malédiction », qui pourrait bien être la cause de l'état de violence gangrenant la Turquie depuis plus d'un siècle. Car comment dépasser une si lourde origine, un si lourd crime originel, sans pouvoir accomplir un travail de deuil, un face-à-face avec le passé, sinon en légitimant, consciemment ou non, ce qui est advenu par l'entretien des « rêves éveillés » du nationalisme, et les préjugés sur l'Autre qui nourrissent le processus de refoulement ou de dénégation 2. Ainsi, c'est bien des Kurdes, semble-t-il, que naîtra la grande remise en cause du tabou qui pèse sur le crime originel, que l'Etat turc le veuille ou non.
Ce livre parle évidemment du passé. On y verra les relations – souvent idéalisées – entre Arméniens et Kurdes avant le génocide, toujours qualifiées de « bonnes », « sans problème ». Une institution, le « kirvelik », sorte de parrainage qui mettait un enfant kurde sous la protection d'un adulte arménien et liait les deux familles pour la vie, aurait été un ciment d'entente entre les deux communautés. Cette vision d'une telle société bi-confessionnelle où les relations seraient « sans problème » est en contradiction avec les événements, au cours desquels des gens ordinaires ont aidé à l'accomplissement des crimes de masse ou, au minimum, à laisser faire.
Les auteurs interrogent, bien sûr, le poids de la religion. Selon une conception radicale de l'islam, il était licite de tuer des gavur (« infidèles ») : les assassinats d'hommes auraient été légitimes tandis que les meurtres de femmes, d'enfants et de vieillards pouvaient être vus comme un péché majeur. Mais certains témoins sont des religieux, qui rejettent absolument cette vision. Vision également contredite, en apparence, par les actes de nombreux « justes » qui ont sauvé la vie d'hommes ou de femmes... mais les auteurs, et les témoins eux-mêmes, font état de motivations intéressées pour ces sauvetages, des raisons sociales, économiques ou personnelles, car souvent les seuls bons artisans étaient des Arméniens, ou parce que le mariage avec une Arménienne permettait de s'emparer légalement des biens de la famille.
Les attitudes des Kurdes, leurs motivations et leurs perceptions actuelles sont loin d'être uniformes, de même que les attitudes envers les Arméniens musulmans, les Bavfileh, issus d'une femme convertie à l'islam (seule possibilité d'échapper à la mort) : aujourd'hui, un Arménien, même musulman, n'échappe pas toujours à la discrimination, même au sein du « mouvement kurde », tant les préjugés – religieux ici plus que « nationaux » - ont imprégné la société.
Quoi qu'il en soit, l'ensemble des témoignages est placé sous le signe du regret, sinon du remords. Les personnes interrogées ont conscience que les Turcs de l'époque ont détruit la société, tout en sachant que nombre de Kurdes ont prêté la main aux génocidaires. Mais quel que soit le rôle qu'ils reconnaissent à leurs aïeux, ces Kurdes, aujourd'hui encore, se sentent amputés du « départ » des Arméniens, « comme si une part de notre cœur, de notre corps, de notre cerveau et de notre intelligence avait disparu », ainsi que l'exprime l'un d'eux. Ce regret très partagé peut aller jusqu'au souhait du retour des Arméniens sur leurs terres – un vœu pieu peut-être, tant la tâche serait difficile, pour mille raisons.
Ce livre est riche d'observations, d'impressions, de portraits et de paysages. Il nous emmène au plus près du terrain, à Diyarbakır, mais aussi dans des petites villes comme Silvan, Hazro, Ergani, Maden, Çermik, Çüngüs, Lidjé, le long des chemins de déportation, sur les lieux de massacres – souvent de sinistres gouffres, dans les champs, domaines et quartiers « délaissés » par les Arméniens et âprement convoités par les latifundiaires kurdes... Il nous fait entrevoir une société qui n'est pas tout à fait révolue, celle des grands propriétaires et des chefs de tribus, dont la responsabilité dans le génocide est soulignée par les témoins, bien que certaines tribus semblent avoir abrité beaucoup de « justes ». Presque tous ces personnages, déjà puissants, ont profité de l'extermination des Arméniens en spoliant leurs biens, à un point tel que la richesse et la puissance foncière, au Kurdistan, peuvent être le signe même de la participation des aïeux au génocide. Le grand nombre de profiteurs de ces spoliations fait penser à la question des biens nationaux en France, dont les acquéreurs avaient un intérêt direct à empêcher le retour à la situation pré-révolutionnaire. De même, les profiteurs du génocide n'ont-ils pas, aujourd'hui encore, un intérêt direct à perpétuer le déni étatique et à défendre ainsi, de facto et tacitement, le crime fondateur de la Turquie ?
La vision du passé que proposent les témoins est en grande partie un écho du présent. Par exemple, les interviewés, quelle que soit leur condition, établissent une claire similitude entre les milices chargées de l'exécution du génocide (les bejik), et les corps de « protecteurs de village » (les korucu), institués à la fin du XXe siècle pour contrer la guérilla du PKK. Mêmes méthodes de terreur, mêmes violences contre le peuple, arménien ou kurde. C'est bien souvent à partir de ce constat que les témoins – les Kurdes – identifient l'adversaire commun : c'est l' « Etat », très souvent désigné ainsi (devlet) dans les entretiens, fût-il représenté seulement par quelques gendarmes. L'Etat n'est pas l'institution qui protège, instruit et soigne, il est l'agent du malheur, l'ennemi, il est Léviathan. D'ailleurs, la continuité est ressentie et exprimée par l' « Etat » lui-même, incarné par les membres des « forces spéciales », qui, après avoir investi les villes kurdes à la fin de 2015, insultaient leurs habitants en tant que « bâtards d'Arméniens » : les fantômes rôdent. Aussi, plus généralement et sans surprise, le discours des interviewés recèle-t-il parfois de discrètes pépites du discours politique du « mouvement kurde ».
Selon les témoins, les Arméniens auraient pressenti le sort futur des Kurdes, et les auraient avertis : « Em șîv in, hûn pașîv in » - en quelque sorte : « Nous sommes le hors-d'oeuvre, vous serez le plat de résistance ! ». On ne saura peut-être jamais si ces propos, mis dans la bouche de ceux qui sont emmenés au massacre, sont authentiques ou s'ils ne sont qu'une légende kurde, destinée à corroborer la continuité de la violence d'Etat frappant les non-Turcs et non-musulmans dans le processus d'homogénéisation de l'Anatolie. En tout cas, l'existence de l'avertissement, dans la réalité ou dans l'imaginaire, est une clé de compréhension : les Kurdes redécouvrent leur condition à travers celle des Arméniens. C'est pourquoi le génocide est largement reconnu au Kurdistan, et le désir de paix, sinon de cohabitation, avec les différentes altérités, est actuellement clamé. Si l' « Etat » adoptait une autre politique que la violence, et permettait à ces aspirations de s'exprimer librement, la Turquie pourrait en sortir transformée.
Photomontage publié sur le site t24.com.tr, 30 mai 2014, dans le cadre d'une interview des auteurs de Diyarbakır 1915
C'est un livre exigeant, car on pénètre dans des propos souvent emboîtés les uns dans les autres : puisqu'il n'y a pas de témoin vivant, les interviewés rapportent les récits de leurs ainés, qui souvent rapportaient eux-mêmes d'autres témoignages... Mais le travail sur des témoignages indirects n'affaiblit pas la démonstration 1. Et si l'on croit parfois se perdre dans l'évocation des personnages et des lieux, c'est parce que l'ensemble reflète, et très bien, la complexité, la pluralité de la société d'alors, à l'envers de la représentation lisse et turco-musulmane du nationalisme turc.
On entame ici un voyage complexe, entre le passé pré-kémaliste et le présent, au sein de la société kurde dans son historicité et ses soubresauts, et un parcours au long des différentes interfaces reliant/séparant les communautés. Pour tout dire, on plonge dans les tréfonds de la Turquie actuelle.
NB Le compte rendu (en français) de Diyarbakır 1915, par l'historienne Duygu Tasalp, est accessible par le lien ci-dessous.
İsmail Beşikçi Vakfı Kürtlerin 1915'ini araştırıyor
İsmail Beşikçi Vakfı, 1915'in yüzüncü yıldönümü yaklaşırken Diyarbakır özelinde bir araştırma başlattı. Yaklaşık 8 aydır devam eden proje kapsamında bölgede yaşayan, farkl...
https://t24.com.tr/haber/ismail-besikci-vakfi-kurtlerin-1915ini-arastiriyor,259795
Interview des auteurs sur le site t24, 30 mai 2014
'1915, Kürtler açısından daha temel ve kurucu bir yere sahip' | Agos
Emre Can Dağlıoğlu, Diyarbakır ve civarındaki Kürtlerle 1915'e dair sözlü tarih çalışması yapan Namık Kemal Dinç ve Adnan Çelik'le konuştu. Adnan Çelik ve Namık Kemal Dinç EMRE C...
http://www.agos.com.tr/tr/yazi/6994/1915-kurtler-acisindan-daha-temel-ve-kurucu-bir-yere-sahip
Interview des auteurs dans l'hebdomadaire arméno-turc Agos, 24 avril 2014
It took only ninety minutes to get to Cermik. The run as far as Ergani has little to commend it, although good memories were revived when we passed the turning for Egil, one of the many small towns...
https://amongarmenianruins.wordpress.com/2015/07/03/to-cermik-and-cungus/