Taksim! Chypre divisée, par Etienne Copeaux et Claire Mauss-Copeaux, Lyon, éditions Aedelsa, 2005
Gialia (partie sud de Chypre), mars 1997. À l’extrême ouest de l’île, sur les flancs de l’imposant massif du Troodos, des vallées profondes incisent la montagne et débouchent sur une mince frange littorale. Gialia (les cartes turques disent « Yayla »), au nord de Polis, occupe l’une de ces étroites vallées boisées. Passé un petit pont, la route parcourt le village qui s’étire sur plus d’un kilomètre le long de la rivière. Les maisons sont à mi-pente, entre la lisière d’une forêt de pins et les orangeraies irriguées. C’est le printemps, la nature est exubérante, les orangers portent des fruits énormes et succulents. Le village et les jardins sont déserts. La route est en bon état, mais les maisons, abandonnées depuis 1975, sont envahies par la végétation. Certaines s’écroulent et d’autres sont presque à l’état de souvenirs ; les murs de pisé fondent, les boiseries pourrissent. Pas une âme. On ne peut qu’essayer d’imaginer la vie des anciens habitants, leur travail dans les vergers, dans ce paradis d’eau et de verdure.
Yayla (partie nord de Chypre), juin 1997. Près de Morphou, à l’extrémité ouest de la plaine de la Mesaoria, le petit village est écrasé par la chaleur de juin. Vers le sud, les monts du Troodos ferment l’horizon. Nous sommes en « République turque de Chypre du nord » (RTCN) ; le lieu s’appelle Yayla, mais les cartes grecques disent « Syrianochori ». Le soir tombe. L’église est délabrée. Près de la mer, le cimetière est entièrement dévasté. Au bout de la rue principale, des dizaines d’hommes de tous âges sont attablés à la terrasse du café « Talas ». Dès notre arrivée, les regards se tournent vers nous. Après l’échange de salutations, nous entrons dans le vif du sujet : « Nous connaissons, au sud, un village qui s’appelle également Yayla. Venez-vous de là-bas ? » Subitement les conversations cessent, les hommes rapprochent leurs chaises. Nous sommes en effet les premiers à leur apporter des nouvelles de leur village, vingt-deux ans après leur départ en 1975. Tous en même temps, ils nous interpellent, nous pressent de questions, veulent connaître l’état de la route, de leur maison, de leur jardin. Ils évoquent la beauté et la fertilité des orangeraies, alors qu’ici les arbres dépérissent car le sol s’imprègne de sel ; ils se souviennent aussi des difficiles conditions de vie, des privations et des coupures d’électricité imposées entre 1964 et 1974, dans ce qui fut une enclave turque minuscule, parfois isolée du monde par les milices grecques. Le garçon de café, un homme jeune, est bouleversé. Il n’avait que quatre ans au moment de l’exode, mais il n’a pas oublié. Il nous offre une glace et va chercher la photo du village qu’il a pieusement conservée. Nous reconnaissons la vallée, la forêt, les maisons dispersées dans les jardins. Cinquante kilomètres, vingt-deux ans, et une frontière infranchissable les séparent de chez eux.
Gialia, mars 1999. Nous revenons au paradis perdu, deux ans plus tard, à la même saison. Dans la partie sud de Chypre, on a construit une autoroute qui permet aux citadins de Nicosie, Larnaca ou Limassol de venir en week-end dans cette partie de l’île autrefois difficile d’accès. Cette fois, Gialia déborde de vie. Les maisons, officiellement propriétés des anciens occupants, sont à la disposition des amateurs de résidences secondaires, moyennant un modeste loyer. Les bricoleurs ont investi les lieux. Le marteau des charpentiers impose son rythme vif et gai, les scies circulaires stridulent. Partout, on rebâtit, on défriche. Des parties du village embroussaillées il y a deux ans sont accessibles ; l’école, sur le haut, est utilisée comme écurie, mais la petite mosquée est en bon état, sa porte est cadenassée. Nous parcourons à nouveau le village, saluant les gens affairés dans les maisons et les jardins, regrettant de ne pas parler grec. L’accueil est chaleureux et on nous comble d’oranges. Le village renaît, en d’autres mains.
Yayla, août 1999. L’ancien Syrianochori se morfond, en d’autres mains. En cette soirée d’été, les hommes sont assemblés au café Talas, où quelques-uns nous reconnaissent. Nous rapportons des photos de Gialia, et c’est de nouveau l’effervescence. Ils se bousculent autour de nous, se passent et se repassent les images, les commentant entre eux. Leur vallée est bien là, l’école et la mosquée aussi, mais où est leur maison ? Ils tentent vainement de se repérer mais transformées en leur absence, les bâtisses sont méconnaissables. L’angoisse les gagne. Le passé a été effacé, le village familier où vagabondait leur mémoire les a trahis, ils sont devenus des étrangers. Certains s’impatientent, d’autres se murent dans le silence et quittent l’assemblée sans saluer. Un couple âgé s’approche, attiré par l’agitation ; les autres leur expliquent, ils s’en vont sans un mot. Un homme s’obstine : « Retournez-y et filmez, cette fois ». Tous paraissent tristes. Nous sommes inquiets, notre enquête progresse mais le chagrin de nos interlocuteurs l’accompagne.
Les villageois de Yayla (Syrianochori), au nord, observent et commentent nos photos de leur ancien village, Gialia, au sud, qu'ils n'ont pas vu depuis 25 ans
Avant même notre rencontre avec les habitants de Yayla, notre enquête avait commencé par l’observation des signes de la turquification et de la construction nationale au nord de Chypre, « république illégale ». Nous connaissions peu de choses du déroulement des affrontements depuis un demi-siècle, et rien de la manière dont ils avaient été vécus. Nous avons d’abord été sensibles au désordre du paysage rural. Villages turcs abandonnés au sud, dont les maisons étaient envahies par la broussaille ou servaient d’écuries aux éleveurs des villages voisins. Villages du nord peuplés de Turcs taciturnes vivant dans un cadre monumental chrétien. Des deux côtés, les traces des combats jamais effacées : impacts de balles, maisons brûlées, quartiers détruits, et sur les murs des slogans d’un autre âge. Séparant les uns et les autres, la « ligne verte », frontière infranchissable qui entravait notre enquête. Mais à Yayla une porte donnant accès au passé s’ouvrait. Le sésame était le nom du village d’origine. Sur la carte de Chypre, nous passions de Gialia à Yayla, reprenant avec nos interlocuteurs le chemin de l’exode. Le trajet suivi du bout de l’index reliait aussi le passé au présent. Nous savions d’où ils venaient, nous avions visité et photographié leur village, à présent ils pouvaient nous parler. Ce que nous avions pris pour du mutisme n’était que la réticence de partager avec des étrangers ignorants ce qui avait fait et défait leur vie.
Mais le contact établi à Yayla nous avait empli de malaise. Certes, le petit séisme de la rencontre nous avait permis de rassembler des informations, mais il avait aussi rouvert des plaies. Ce réveil du traumatisme, de la douleur de l’exil nous a incités à chercher une autre clé pour accéder à l’histoire des villageois.
À Gialia-Yayla, nous avions sous nos yeux, à l’échelle locale, le résultat de la politique des autorités communautaires mais aussi celui de la politique des gouvernements grec, turc, britannique. Le village était l’aboutissement de politiques rivales dont les dimensions étaient aussi continentales. Le « déplacement de population », solution simple pour les stratèges, restait un problème trente ans plus tard. Le récit des villageois témoignait de blessures anciennes pas vraiment cicatrisées. Dans ce village sans importance, le déracinement renvoyait à la guerre, à la décolonisation, aux empires rivaux. Les nationalismes, qui avaient transformé les orthodoxes en « Grecs » et les musulmans en « Turcs », avaient su utiliser des conflits et rivalités de villages pour s’imposer. Inversement, les tensions villageoises s’étaient greffées sur les idéologies pour faciliter et légitimer les règlements de comptes. Les grands choix politiques imposés par le haut avaient été reçus et intégrés par les hommes qui y trouvaient leur compte et satisfaisaient ainsi des aspirations plus terre-à-terre.
L’affaire chypriote, conflit localisé et exemplaire, n’était d’ailleurs pas terminée en 2005. Les Chypriotes ont vécu à leur échelle le cauchemar de la Palestine, du Liban, de la Yougoslavie. Ces pays avaient en commun l’héritage sociétal ottoman où l’idée de nation (millet) se confondait avec celle de religion. À Chypre, les Anglais ont su en jouer pour diviser la population. Mais le passé ottoman ou la politique coloniale britannique n’expliquent pas tout. Les Chypriotes ont été bernés par des nationalismes colorés de religieux. Or on assiste partout à un retour du religieux, partout le nationalisme redevient l’un des moteurs de la vie politique, le chauvinisme envahit les domaines sportif et culturel, le communautarisme inquiète. Dès lors l’affaire chypriote n’apparaît pas comme un conflit du passé fondé sur des valeurs désuètes, mais comme un problème actuel et européen. Ce qu’ont vécu les Chypriotes pourrait bien arriver à d’autres.
Depuis 1995, nous avons inlassablement parcouru la partie nord de Chypre. Voyages étranges. Dans cette île « vouée » aux vacances et à la plage, les camps de l’armée turque se succédaient le long des routes. Des zones interdites mitaient aussi bien l’arrière-pays que le littoral et la visite des villages butait immanquablement sur des églises et des cimetières profanés. Les hommes ici semblaient vivre sur le pied de guerre, ils n’effaçaient pas, ne dissimulaient pas les traces de la violence. Personne n’en parlait, mais elle était là, à leurs côtés, à nos côtés. Impossible d’y échapper.
Les premiers temps de l’enquête furent difficiles. Nous ne cherchions pas à recueillir la parole officielle, omniprésente dans les médias de l’île, ni celle des quelques porte-parole agréés par les intellectuels ou les militants, constamment diffusée par les journalistes pressés qui se succèdent le temps d’un reportage. Nous avions décidé de nous entretenir avec des gens ordinaires. Mais la réalisation de ce projet était plus difficile qu’il n’y paraissait, car comment faire admettre notre présence dans ces villages délabrés, dépourvus de pittoresque, où les étrangers passent rarement et ne s’arrêtent jamais ? Après plusieurs tentatives malheureuses, nous avons trouvé dans les anciens guides touristiques quelques vieilles pierres perdues dans la campagne, légitimant notre présence au village. Mais dans un aussi petit pays, l’automobile prive le visiteur de la nécessité de s’arrêter. Aussi, nous avons préféré marcher. La lenteur piétonnière est propice à l’observation, et rend toute naturelle la halte au café ; le verre d’eau prend alors tout son sens et la conversation démarre naturellement. Le guide et la carte à la main, nous nous installons au milieu des consommateurs. Notre soif évidente, notre plaisir à passer du café turc au grand verre d’eau fraîche fait sourire nos voisins. Notre connaissance de la langue les intrigue. La conversation démarre.
Rechercher une parole spontanée au cours de rencontres le plus souvent imprévisibles ne signifiait pas pour autant tout abandonner au hasard. Mais la connaissance du terrain n’a pas suffi à créer les conditions d’une enquête. Au début, la conversation s’éteignait rapidement, ou restait dans un registre banal, car notre connaissance du passé était insuffisante pour l’alimenter et poser les bonnes questions. Ce n’est qu’après une patiente étude des événements sur le plan local, et surtout après une visite des anciens villages turcs du sud, que notre travail a vraiment commencé. Nous avons alors choisi les lieux d’enquête en fonction des informations que nous avions rassemblées à leur sujet. Mais, si on admet volontiers la curiosité de la part d’un journaliste, on s’interroge à propos de celle d’un touriste, et quand nous nous présentions comme historiens, on nous renvoyait aux antiquités. Ici, dans l’île, l’histoire du temps présent est encore une affaire de famille. Or, nous ne sommes pas de la famille ni de la belle-famille, et nous ne pouvions espérer obtenir la confiance des villageois en venant les mains vides.
De ce point de vue, la connaissance des villages du sud a été la clé des premières étapes de l’enquête au nord. Très surpris de rencontrer des étrangers informés de leur histoire, ils se sont ouverts aux questions, aux remémorations et aux analyses, d’autant plus que nous étions les premiers à leur apporter des nouvelles de leur lieu d’origine, et parfois des photos. La relation s’équilibrait, chacun questionnant l’autre.
Cependant, rien n’était acquis pour autant, une simple maladresse pouvait tout ruiner. Au début, quand, dans un café, un consommateur nous adressait un « Hello » suivi de quelque amabilité en anglais, nous répondions par un « Merhaba » et quelques phrases en turc, pensant le mettre à l’aise. Faux calcul, il avait justement choisi l’anglais pour montrer ses compétences, s’extraire du commun ou marquer une appartenance. Notre réponse en turc coupait court. Le refus d’une cigarette a parfois eu le même effet négatif.
La discussion entamée, notre présence, notre enquête restaient incongrues, inexplicables. On nous a souvent posé la question des raisons qui nous y avaient poussés. Nous étions placés face à notre démarche, sommés de nous expliquer, ne disposant pas nous-mêmes d’une réponse simple et claire. Il nous fallait pourtant répondre autrement que par des pirouettes. L’enquête nous a menés à une interrogation sur le sens de notre travail, et les entretiens ont souvent tourné en dialogues où nous étions, à notre tour, les interviewés. La démarche était lente et fragile, les moments de découragement inévitables, à la suite d’échecs, parfois aussi après des succès, car on n’écoute pas impunément le récit du malheur des autres.
Comme ce fut le cas à Yayla, le café a été le lieu privilégié de la rencontre. Quand il est vide de clients, on y discute avec le tenancier. Il est le témoin obligé des débats graves ou dérisoires qui animent le village. Les consommateurs, toujours des hommes, s’y retrouvent sans mesurer le temps qu’ils y passent. Les vieux surtout, disponibles, restent des heures à siroter leur café – nature, sucré ou moyen, toujours accompagné d’un verre d’eau fraîche. En période de ramadan, ils jouent aux cartes ou au trictrac, sans rien consommer, en attendant la rupture du jeune. C’est là que se fait la politique, celle du village et celle de l’île. Les réunions, la propagande des partis, la préparation des élections, se font dans les cafés. Dans la journée, c’est un lieu calme, voué aux retraités. Le soir, surtout les soirs d’été, il y a foule. Souvent, au cœur du village, plusieurs cafés se font face, en vis-à-vis. La fréquentation de l’un ou de l’autre peut dépendre des penchants politiques, des réseaux d’amitiés, ou plus simplement du partage entre l’ombre et le soleil. Parfois, le café est le siège d’un club de chasseurs, d’un club de jeunes, d’une association sportive. Mais il est toujours ouvert à tous, et surtout, indifféremment, à nous, étrangers. Ignorants des réseaux et des rivalités locales, tout impair nous est d’avance pardonné. La salle n’est meublée que de quelques tables et d’une télévision. Lorsque le tenancier n’y affiche pas ses convictions politiques ou celles de son entourage, les images stéréotypées reflètent le consensus obligé, comme le portrait de Rauf Denktach ou d’Atatürk, la carte de la Turquie, à la rigueur l’emblème du parti qui a la sympathie du patron et des consommateurs. Certains établissements sont indécelables de l’extérieur, comme ces arrière-salles de boucheries où l’on sert aussi le café. Le samedi, les jeunes gens y vont volontiers en groupe déguster le fameux kleftiko, rôti de mouton cuit au four, servi sans façon sur une feuille de papier à même la table, accompagné d’un oignon, de quelques tomates et poivrons, à proximité du billot où le patron débite la viande. Rares sont les villages qui n’ont pas de café. S’il n’y en a pas, il y en a eu, et dans les villages dépeuplés par la guerre ou l’exode rural, on reconnaît facilement ces bâtiments au croisement des rues principales, avec leurs grandes fenêtres et leur ancienne terrasse.
Les vieux cafés ont de vastes salles partagées par des arches supportant des plafonds en canisses, les cafés modernes sont en béton. Tous débordent sur la rue. À l’extérieur, des chaises rafistolées, bancales, ou, de plus en plus, ces sièges en plastique blanc empilables qui ont envahi la planète, attendent le client dans le désordre. Le plus souvent, il n’y a pas de table. On pose le petit plateau des consommations sur une chaise vacante, ou sur un étroit guéridon de métal qui n’en peut recevoir qu’un seul. Dans les campagnes, les hommes fréquentent leur café où ils sont pratiquement chez eux. Aussi, envers l’étranger qu’ils ont reconnu, auquel ils se sont adressés comme à un hôte, ils rivalisent d’attention. Du salut aux mots de bienvenue, ils passent à une curiosité de bon aloi qui introduit une conversation plus ou moins longue et complexe. Lorsqu’il y a foule, il est bien rare que nous ayons à payer nos consommations. Si elles ne sont pas réglées par un client, c’est le patron qui les offre. Mais celui qui paie fait de nous ses hôtes, nous sommes ses obligés, prisonniers de sa conversation.
Si beaucoup de rencontres se sont faites dans ces lieux si importants de la société villageoise masculine, nous avons eu aussi d’heureuses conversations sur les lieux de travail, dans les ateliers des artisans, les huileries, les commerces où nous étions clients, parfois aussi dans la rue ou au champ. Lorsque la rencontre tourne bien, elle peut être suivie d’une invite à prendre le café à la maison. C’est alors un partage souvent chaleureux de quelques instants ou de plusieurs heures, qui permet de faire connaissance avec l’ensemble de la famille, et peut être suivie d’une nouvelle visite, quelques jours plus tard ou l’année suivante. On nous fait asseoir dans la pièce de réception, immédiatement derrière la porte d’entrée, une sorte de sas meublé de fauteuils, d’une banquette et d’une table basse, pour accueillir simplement les hôtes de passage, voisins, parentèle ou plus rarement étrangers. Sur les murs, les photos célèbrent la famille : mariages, cérémonies de remise de diplômes des enfants. C’est là qu’on fait connaissance, qu’on bavarde un instant, à l’abri de la chaleur de l’été ou du vent glacial de février.
Nous avons touché presque autant de femmes que d’hommes de tous âges. Les catégories professionnelles sont diverses, mais en majorité rurales et modestes : paysans, bergers, artisans, petits commerçants, petits fonctionnaires, retraités, des « gens de peu ». Toutefois, deux professions sont sur-représentées : les policiers et les instituteurs. Les uns et les autres ont l’habitude d’adresser la parole aux inconnus. Même retraités, ils bénéficient du prestige de l’autorité et s’imposent facilement dans les conversations. Les policiers retraités, en outre, sont en nombre disproportionné parmi la population turque de Chypre, pour des raisons qui sont exposées dans le premier chapitre. Il est donc banal d’avoir affaire à des représentants de ces catégories, même sans le rechercher.
Afin de préserver la spontanéité des entretiens, nous n’avons pas utilisé de magnétophone, ni pris de notes. Nous avions mis au point une grille de mémorisation que nous avons affinée au fil de l’enquête. Tenant compte du contenu mais aussi du discours, elle nous a permis de reconstituer dans une certaine mesure la complexité du récit. Être en couple nous a aidés : nos interlocuteurs, rassurés, étaient plus ouverts, et les observations, relevées par l’un ou par l’autre, s’additionnaient. Nous nous sommes partagé les rôles en respectant les compétences et les conventions sociales. Celui qui s’exprimait couramment en turc avait l’initiative des questions, celle qui comprenait la langue mais la parlait plus difficilement s’était chargée des stratégies d’interruptions ou de recentrage nécessaires lorsque l’interlocuteur se lançait dans une logorrhée incontrôlable. Cela permettait de ralentir un rythme trop rapide, de souffler un peu, de revenir sur un point important, de faire confirmer, préciser. Après chaque entretien, nous nous isolions, prenions en note la trame de la conversation, les événements mentionnés, la terminologie utilisée. Le soir, nous rédigions une seconde version, plus élaborée. Souvent, à ce moment, des détails nous revenaient en mémoire, et nous esquissions une première analyse. Enfin, de retour en France, une rédaction plus fouillée était enrichie de renseignements relevés dans les quotidiens ou les publications chypriotes.
Agia Trias est un des derniers villages grecs du nord. Quelques familles orthodoxes y vivent, dont cette vieille dame, parmi des immigrés venus de la mer Noire, en toute amitié. Les deux femmes de droite, originaires de Turquie, ont appris le grec et nous ont servi d'interprètes
Le parcours très varié des familles ballottées par les événements est au cœur de notre enquête. Les témoignages mettent en évidence la complexité du vécu de chacun, déterminé par la « ligne verte » depuis 1974 mais aussi par une multitude de frontières invisibles.
Parmi les Chypriotes vivant au nord, beaucoup se sentent étrangers chez eux, soit qu’ils aient subi l’exode de 1974 et aient été relogés dans d’anciens villages grecs, dans un environnement culturel, géographique et social nouveau, soit que, Grecs ou Maronites, ils aient choisi de rester chez eux et se soient retrouvés noyés dans un milieu étranger. Les Turcs, eux aussi, ont subi ou ont été témoins de grandes violences et nous avons tenté de restituer leur douleur et leur amertume, ainsi que la prise en charge de cette mémoire par la collectivité.
Enfin, nous avons cherché à démêler les sentiments d’appartenance affichés par nos interlocuteurs, qui ne se nourrissent pas seulement de la propagande, mais aussi de la mémoire familiale. Complexes et changeants, ils subissent aussi le contre-coup des retrouvailles avec l’altérité rum et avec l’ancien village, et des événements qui ont récemment bousculé l’île.
Pour lire la suite, vous pouvez commander cet ouvrage sur amazon.fr où des exemplaires neufs sont disponibles à prix réduit (cliquer sur "ruedesalpes")