Premier novembre 2015, élections anticipées destinées, dans l'esprit du président Erdogan, à corriger l'« anomalie » du scrutin du 7 juin, qui pour la première fois depuis 2002 contraignait l'AKP à former une coalition, et pour la première fois dans l'histoire de la république, avait donné à un parti pro-kurde un nombre de voix suffisant pour lui assurer une forte présence à l'Assemblée nationale (80 députés). Le président n'a même pas eu à violer la loi pour obtenir la tenue d'un nouveau scrutin. En effet, la constitution prévoit que si un gouvernement n'est pas formé 45 jours après les élections générales, il faut voter à nouveau. Le gouvernement AKP n'a eu qu'à mettre beaucoup de mauvaise volonté dans la formation d'une coalition : au courant de l'été, la nécessité d'un nouveau scrutin était légalement constatée.
Entre-temps, la Turquie a été ensanglantée comme elle l'avait rarement été : attentats de Suruç (20 juillet, 33 morts) et d'Ankara (10 octobre, plus de cent morts), siège meurtrier par la police de plusieurs villes dont Cizre (plus de vingt morts) et Nusaybin (neuf morts), couvre-feu ou état de siège dans de nombreux secteurs, incessants accrochages avec le PKK, le tout ponctué par d’écœurants épisodes de violence d'Etat sur les vivants, les morts et les sépultures. On estime à environ 700 le nombre de victimes de la violence entre les deux scrutins. Le HDP a été plongé dans une quasi-impossibilité de faire campagne : manœuvres d'intimidation, saccage de plus de cent locaux du parti par des bandes fascisantes lâchées par le pouvoir, passages à tabac de journalistes et de militants, restrictions sur les réseaux sociaux. En outre, l'Etat a fait procéder à des centaines d'arrestations dans les rangs du HDP, notamment 19 co-présidentes de municipalités.
Le scrutin du premier novembre se tenait donc dans une atmosphère de tension, et des fraudes ou irrégularités étaient à craindre. C'est pourquoi de nombreux observateurs ont été dépêchés en Turquie, à l'appel de diverses ONG turques (comme Oy ve Ötesi ) ou étrangères, et souvent à la demande du HDP (voir rapport sur le site Penser/Classer). C'est pour répondre à cette demande que l'Association de Solidarité France-Kurdistan (cliquer pour voir la page Facebook) avait envoyé une délégation d'une vingtaine de personnes à Mardin, à laquelle se sont joints trois représentants de SOS-Racisme. Plusieurs membres de la délégation avaient précédemment rempli la même mission le 7 juin, à Agrı et sa région (au nord du lac de Van).
Le premier novembre, nous nous sommes divisés en groupes de manière à couvrir une grande partie du département de Mardin : Yesilli, Midyat, Savur, Derik et Mazıdagı, Kızıltepe et Nusaybin.
Nusaybin, sur la frontière, en face de sa jumelle syrienne Qamishly, venait d'être meurtrie par une sanglante période de couvre-feu imposé par l'armée (neuf morts). La veille, nous y avions suivi le convoi électoral du HDP. Le matin du scrutin, nous nous rendons au QG électoral du HDP, le Centre culturel Mitanni, dont le nom évoque l'ancienne culture mésopotamienne – toujours cette préoccupation d'enraciner le présent dans un passé très lointain. Le hall est orné des portraits de femmes tombées pour la cause kurde, dont les trois femmes assassinées à Paris le 9 janvier 2013, que certaines d'entre nous connaissaient personnellement. Je reconnais également Zilan, la première sacrifiée du PKK dans l'attentat de Tunceli en 1996.
Nous trouvons notre guide, un membre du HDP, qui nous mènera aux lieux de vote et nous introduira, et qui est en constant rapport avec des avocats au cas où des problèmes surgiraient. Nous sommes protégés par des accompagnateurs vigilants, et une escorte de deux voitures ; on en impose, d'autant que nous portons des badges « European observer » sur fond bleu-blanc-rouge. La traduction est assurée par une membre franco-kurde du groupe, Hulo.
Au cours de la journée, nous visitons une trentaine de bureaux de vote, abrités par des écoles ou lycées. Chaque urne est dans une salle de classe différente. Tout est apparemment en règle : isoloir, urne scellée, bulletins de vote, président(e), assesseurs...
Tout est « en règle » aussi du côté de la police, avec au moins un petit blindé de type akrep dans la cour de chaque école. Des policiers sans uniformes, équipés d'armes de guerre (fusils d'assaut, kalachnikov). Tout au plus, leur gilet pare-balles porte le mot Polis ; mais souvent, rien ne les identifie : sont-ils des policiers, des miliciens du type « protecteurs de villages », ou des membres des redoutables « équipes spéciales » (özel tim) ? Au mieux, ils restent dans la cour, à l'extérieur ; mais au fil de la journée, ils sont de plus en plus présents à l'intérieur. Ces gens n'ont aucune tenue, dans tous les sens du terme. Souvent avachis, déhanchés contre leur blindé, ils jouent leur personnage en fumant une cigarette, nous regardant avec mépris.
La visite dans les bureaux de vote de personnes portant badge déclenche évidemment une petite bourrasque. Je ne peux m'empêcher de me demander quelles seraient les réactions si des observateurs étrangers, arborant par exemple un badge aux couleurs turques, pénétraient dans les bureaux de vote de ma sous-préfecture... Les couleurs françaises ne sont-elles pas en trop ? Un sigle européen n'aurait-il pas été préférable ? Mais aucune réflexion désagréable ne nous a été faite sur ce sujet. Le souvenir de Danièle Mitterrand, très populaire voici vingt ans, est sans doute encore vivant. Et nous n'avons pas été confrontés à des réactions xénophobes comme je le craignais ; au contraire peut-être.
Nous saluons chacun et chacune en serrant les mains, le délégué du HDP nous présente, et généralement nous sommes accueillis avec chaleur. Toutefois, nous rencontrons aussi des visages fermés, ou indifférents. Sylvie Jan, présidente de l'Association, ou Léo, expliquent le sens de notre présence, exprimant l'espoir que la paix et la démocratie sortent des urnes ce soir. Hulo traduit. J'ajoute quelquefois, quand je vois des visages ouverts semblant approuver notre démarche, qu'il ne s'agit pas pour nous, Européens, de donner une leçon de démocratie ; ces démocrates turcs - « de Turquie » plutôt – font mon admiration et nous donnent des leçons de courage politique. Visages ouverts, un court dialogue s'installe. Visages fermés – souvent la différence correspond au genre majoritaire, devinez lequel – nous regardons discrètement l'urne, l'isoloir, le parcours des électeurs dans le bureau. Et la présence ou l'absence de policiers, qui ne se décèle pas forcément à vue d'oeil.
A l'issue de la première visite, un responsable de la police vient à notre rencontre, nous demande brièvement quelles sont nos intentions, et nous rassure, on nous ouvrira les bureaux de vote. Promesse en l'air : au cours de la journée, la présence policière se fait de plus en plus pressante, et de plus en plus ouverte. A plusieurs reprises, nous remarquons également des civils lorsque nous arrivons dans un bureau, qui s'éclipsent aussitôt. Dans un lycée, des étudiants nous rejoignent à la cafétéria, et nous signalent que des policiers en civil y sont postés ; ils se sont éclipsés à notre arrivés, et vont revenir. Clairement, un peu partout, on écoute...
Jusque-là nous sommes parvenus sans encombre à pénétrer dans chaque bureau de vote (il y en a trois à cinq par école ou lycée), mais les choses se compliquent par la suite. De plus en plus, nous rencontrons des hommes en armes dans les locaux mêmes qui abritent les bureaux de vote. Nous sommes choqués et le disons aux présidents et assesseurs présents. Plusieurs fois, on nous répond que c'est habituel : « Cela fait 32 ans que nous vivons cela, nous ne sommes pas impressionnés ». Quand nous sommes présents, nous ne constatons aucune pression sauf psychologique – voter sous les armes – mais comment savoir ce qui se passe dès que nous avons le dos tourné ?
Il ne suffit pas de dire que le scrutin se déroule en présence policière, ni même en présence d'hommes armés. Ces hommes, tous en civil, sont des membres des « équipes spéciales » (özel harekat timleri) spécialement entraînés pour la répression. Dans le sud-est, ce sont des tueurs. Que ressent-on quand on a vécu toute sa vie sous la menace de ces gens, lorsqu'on a subi des violences de leur part, des décès de proches, des destructions, que ressent-on lorsqu'on doit passer entre ces sbires pour aller voter ?
Dans la cour d'un lycée, deux journalistes viennent à notre rencontre, ils sont de l'agence kurde DIHA. Il y a des policiers partout. Nous discutons, ils nous interrogent, nous pénétrons dans les locaux où ils nous suivent.
Là, six hommes nous barrent le passage : une kalachnikov, un fusil d’assaut, des pistolets ; certains dissimulent leurs armes maladroitement. Nous essayons de discuter, mais il n'est même pas évident de savoir qui est leur chef. Les journalistes sont derrière nous, qui photographient la scène ; je pense que dans ce genre de circonstance, l'évocation de l'intervention d'un avocat et du recours à un juge, par le représentant du HDP, est décisive ; les portables fonctionnent sans cesse. Et finalement, on nous laisse passer, mais les journalistes doivent rester dehors ; il est vrai qu'à l'entrée de chaque bureau de vote est placardée l'interdiction de photographier et de filmer. Mais rien n'interdit d'observer. Nous ne bougeons pas, et demandons le passage pour eux, qui leur est finalement accordé.
Notre parcours passe par un « quartier libéré » aux mains des rebelles, le quartier Ali Kaya. On y entre par des rues barricadées : barrages de sacs, de pierres entassées ou plus élaborés, construits en pavés de béton, et comportant à l'intérieur une petite casemate avec meurtrières et le nécessaire pour soutenir un assaut ; des militants veillent, avec leurs armes, tout en lisant les œuvres d'Öcalan ; on nous interdit de photographier. De nombreux graffiti sur les murs appellent à la vengeance et au soutien des forces kurdes syriennes du YPG. On nous mène à une grande tente militaire, à la fois salle de réception et centre de commandement, avec poste de surveillance. Un chef nous reçoit, arme au côté, et demande avec agressivité si nous sommes invités du PKK ou du HDP. Nous nous asseyons quelque temps au soleil. Des hommes font cercle ; tous les hommes sont assis bien droits, figés. Le chef n'a pas beaucoup de conversation. Nous prenons un thé et repartons. Je me demande quel est le niveau de démocratie populaire dans ce genre d'endroit, qui, paraît-il, comporte un bureau de vote, qu'on ne nous invite pas à visiter... C'est ce type de quartier que l'armée et la police attaquent systématiquement et avec une terrible violence, sans égards pour la population civile. Depuis le 10 octobre et jusqu'aux lendemains des élections, le PKK a instauré un cessez-le-feu, mais ce calme est très lourd. Il n'a pas duré longtemps.
L'heure avance. Dans l'après-midi, nous demandons à aller dans quelques villages. Notre guide du HDP nous mène dans la campagne à l'est de Nusaybin. D'abord le village de Girmeli ; l'école qui abrite le bureau de vote jouxte un petit camp militaire. Un gradé entre en même temps que nous, sans nous adresser la parole, sans manifester ni étonnement ni attention : il va voter. Après notre tour des urnes, nous sortons, croisons un soldat en arme : il escorte simplement son supérieur, et reste dans le hall.
Dans le second village, Duruca, on va nous mettre finalement en échec. Un blindé de la gendarmerie stationne dans la cour de l'école. Avant même que nous pénétrions dans la cour, un gradé nous arrête, prétend que le commandant de gendarmerie de la sous-préfecture a interdit l'accès des observateurs à tous les villages. Nous demandons à voir un ordre écrit, il n'en a pas, l'ordre lui est parvenu par téléphone à l'instant. Il semble que les autorités désormais réagissent plus fermement à notre présence, mais, chose étonnante, ils répondent à nos demandes. Nous demandons confirmation, notre guide évoque le respect du droit, les avocats, le juge, et le militaire a tout de même la courtoisie de téléphoner à nouveau à son supérieur. Nous attendons la réponse et un attroupement se forme. L'épicier du village sort des chaises, les enfants font cercle autour de nous qui sommes un peu tendus. Et cette fois c'est le vali (préfet) qui répond par un refus définitif. Nous n'insistons pas, le blindé et les armes sont là, très convaincants.
Pour les autres groupes, un scénario semblable s'est déroulé. Ceux et celles qui avaient participé à la mission d'observation de juin à Agrı ont pu faire des comparaisons intéressantes. En gros, si la présence policière était au moins aussi forte le 7 juin, les observateurs ont pu aller où ils voulaient. Mais cette fois, plusieurs groupes se sont sentis guidés par la police. Et tous ont témoigné d'un crescendo, au cours de la journée, dans le contrôle et la répression policière.
Un seul groupe, celui de Derik/Mazıdagı, n'a pas rencontré de problèmes particuliers ; aussi bien en ville que dans les villages, il a pu accéder à tous les bureaux de vote, relever les états des scrutins sans difficulté, et même assister au dépouillement à Derik, sans toutefois pouvoir, comme il le souhaitait, accompagner les urnes durant le transfert. Il a fallu également des palabres et un contrôle d'identité pour pouvoir accéder au bureau centralisateur. Mais comme ailleurs, la fin de la journée a été plus tendue, la police étant là avec boucliers et matraques.
Le groupe de Yesilli a rencontré des policiers très agressifs et a dû faire appel aux avocats pour entrer dans un bureau : il s'est vu tour à tour autoriser l'accès par un juge, puis interdire par un autre – tout cela par contacts téléphoniques. Il a subi un « incident » créé par un énergumène, dans un bureau alors vide de tout électeur, qui leur a reproché de troubler l'ordre public et a appelé la police « pour assurer la sécurité ». Ce même groupe a observé à Ömerli un bureau de vote – école ou maison du muhtar - « protégé » par une dizaine de policiers dont cinq barraient l'entrée ; les électeurs étaient contraints de passer entre eux. Des barrages étaient également établis par la police sur certaines routes de campagne. Dans un village proche de Midyat, des policiers étaient postés sur un château d'eau.
Dans un village de l'ilçe de Savur, il y avait jusqu'à quatorze soldats, et le groupe a eu connaissance du même arrêté préfectoral qu'à Nusaybin : interdiction aux étrangers d'accéder aux bureaux de vote. A Savur même, plusieurs difficultés se sont succédé : nécessité de montrer ses papiers, expulsion d'un bureau de vote par un homme armé, contrôle par téléphone auprès des autorités, allégations de troubles à l'ordre public. L'entrée a été totalement impossible dans un des bureaux, même pour des témoins de nationalité turque. Un membre de ce groupe, qui était à Agrı en juin, a estimé que la pression policière était plus forte cette fois-ci, et s'est exercée avant le scrutin : une des personnes qui ont accueilli le groupe avait été arrêtée deux jours plus tôt, et une autre le jour même.
Enfin le groupe de Kızıltepe a visité une vingtaine de bureaux, dont ceux de huit villages. La première école visitée, comportant une dizaine d'urnes, était bien gardée, avec des militaires en armes de guerre à l'intérieur de l'école. Les membres du groupe ont interrogé les présidents de bureau sur les raisons de la présence militaire, ce qui leur a valu un contrôle d'identité. Heureusement, le groupe comportait un juriste qui a pu « dire le droit », et qui a été épaulé par des représentants du HDP venus avec des avocats ; ceci fait, les portes se sont ouvertes. La gêne s'est répandue et même les représentants de l'AKP ont demandé de faire sortir les militaires. Ceux-ci, d’ailleurs, n'étaient pas très présents, alors que les policiers étaient dans tous les halls d'entrée. Les membres du groupe ont eu l'impression d'une forte présence politique du HDP, qui influait sur les comportements : plusieurs personnes sont venus dire leur gêne, en aparté, aux membres du groupe.
Plusieurs groupes ont été confrontés à des comportements inhabituels pour nous Français : les personnes analphabètes sont souvent accompagnées par des membres de leur famille, qui votent à leur place. Dans un village de la région de Midyat, de population arabe, un groupe a constaté qu'une personne a voté pour la famille. L'accompagnateur en convient, il en va ainsi dans la région.
A Kızıltepe, on a affirmé aux observateurs que l'AKP achète le vote des grandes familles avec de fortes sommes d'argent, jusqu'à 15 000 lira (env. 5000 €). Cela paraît énorme, mais il s'agit de tribus, nombreuses, et c'est l'asiret bası, le chef de tribu, qui touche l'argent et décide de son usage et de sa répartition. Les accompagnateurs conviennent que cette influence du système tribal sur le déroulement du scrutin peut d'ailleurs aller dans les deux sens.
Certains d'entre nous ont pu se rendre compte également de l'attitude des groupes minoritaires non musulmans, surtout Yézidis dans cette région, dont la stratégie de survie, traditionnellement, est de faire profil bas. Lors d'un scrutin il est habituel qu'ils ne prennent pas position ou qu'ils le fassent dans le sens du pouvoir, ce qui a été observé pour un muhtar yézidi dans un village de Midyat votant pourtant à 80 % pour le HDP.
La connaissance des codes de relations inter-personnelles est importante dans ces régions qui, voici peu, étaient essentiellement rurales et où l'emprise des tribus est forte : « On s'approche tous du pouvoir par les contacts locaux et familiaux ». Compter parmi nous Ibrahim Seydo Akdogan, enseignant à l'INALCO et originaire de Mardin, a facilité bien des choses, par exemple pour l'accès au dépouillement à Kızıltepe. Sans parler d'une convivialité que nous n'aurions pas rencontrée autrement, Ibrahim a été essentiel dans les négociations. Non pas tellement par ses « relations », mais par la stratégie de communication en présence des autorités. Plus on se fait connaître et mieux on est accepté, y compris par les policiers. Car, comme le soulignait notre amie franco-kurde Hulo, l'attitude des policiers n'est pas tellement l'effet d'une politique mais celui de l'humeur et du bon vouloir du commandant qui se trouve là.
Il est donc essentiel aussi de se pénétrer des comportements, et même, pourquoi pas, de jouer de la fibre patriotique (l'image du pays à l'étranger) pour convaincre les porteurs de fusils. Cela marche jusqu'à un certain point, mais cela a marché au moins une fois.
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