Le couvre-feu est une pratique policière ancienne en Turquie, qui s'est renforcée depuis le siège de Kobanê par DAESH en octobre 2014, siège qui avait entraîné de nombreux mouvements de soutien en Turquie, sévèrement réprimés (plus de cinquante morts). En 2015, le succès du HDP lors du scrutin du 7 juin, puis les attentats de Suruç (20 juillet) et d'Ankara (10 octobre) ont rendu la situation explosive par le recours systématique au couvre-feu dans les villes kurdes.
Mais pourquoi envoyer des blindés dans des bourgades ou dans les quartiers pauvres des grandes villes, pourquoi déposer des snipers sur les toits, bombarder depuis les collines environnantes, et soumettre enfin la population civile à un blocus total, empêcher même le ravitaillement et les ambulances de franchir les barrages de police?
Il faut toujours garder à l'esprit qu'une grande partie de la population de ces villes sont des expulsés. Ce sont ces gens des villages à qui l'on a dit un jour, sous la menace d'un fusil d'assaut en main, qu'il fallait s'enrôler dans les milices anti-PKK, ou partir. Le plus souvent, ils sont partis, le temps de voir les soldats brûler leurs maisons. Ils sont partis où ils pouvaient, là où ils avaient de la famille, un parent, là où leur tribu était présente pour leur assurer un minimum de solidarité : dans les bourgades de la région, ou, si possible, dans les quartiers kurdes des grandes villes. Bourgs, bourgades, petites villes perdues, quartiers éloignés et boueux des grandes villes s'accroissaient démesurément. C'était il y a vingt ans.
Ils avaient des enfants, ils ont fait des enfants, qui ont vingt ans. Ils sont là, dans ces bourgades perdues qui sont devenues des villes de 100 000 habitants ou plus, Nusaybin, Cizre, Qoser, Bismil, les quartiers périphériques de Diyarbakır et son quartier historique de Sur, surpeuplé. Ils sont là, vingt ans et aucun avenir. Ils voient, à quelques dizaines de kilomètres, la résistance menée par le YPG, le mouvement kurde syrien, contre DAECH et pour la libération des Kurdes. Ils n'ont aucune situation, ne peuvent en espérer aucune. Dans les rues, ils croisent sans cesse des blindés, ils subissent sans cesse des contrôles et le mépris des soldats et des policiers.
Toutes ces populations, qui ont subi la violence, l'expulsion et les violences de l'expulsion, vivent maintenant en situation d'occupation militaire. Cela nous avait déjà frappés en séjournant à Dersim (Tunceli) en 2013 : le Kurdistan aujourd'hui, c'est l'Algérie de 1960. Peut-être en pire. Imaginez, si vous vivez dans une petite ville française, imaginez des miradors sur toutes les collines alentour ; pour entrer dans la ville, des barrages filtrants et des casernes ; les rues parcourues par les blindés de la police surmontés d'une mitrailleuse lourde ; sans cesse, des rondes d'hélicoptères.
Vous avez vingt ans. Vous serez vite tenté par le PKK. De très nombreuses vidéos sur Youtube vous présentent une vie exaltante, le combat pour un idéal, une vie de partage, et d'égalité dans la fraternité des armes – y compris pour les jeunes femmes. Ils peuvent s'y essayer sans même rejoindre la montagne, là, dans leurs villes. Ils délimitent un quartier, le protègent par des fossés, des barrages de pierres, de pneus, de pavés. Certains sont de véritables casemates. Ils vont pouvoir dire fièrement « Ici pas un flic ne mettra les pieds ». Ces quartiers se multiplient, qui tentent d'échapper au contrôle de l'Etat, Devlet, par quoi ils désignent en vrac toute forme de répression : c'est Léviathan.
Mais Léviathan ne peut céder devant ces jeunes. Comme le claironnent les inscriptions laissées sur les murs par les policiers ou les miliciens après leur retrait : « L'Etat est là ! », signifiant qu'en effet, pour un Kurde, l'Etat, c'est la répression, et qui plus est la répression fasciste, puisque ces inscriptions sont souvent accompagnées des trois croissants du parti fasciste MHP.
L'Etat est là, il s'impose, il va vous rendre la vie impossible jusqu'à ce que vous cédiez : voilà le message. Aussi, depuis août 2015, la vie sous couvre-feu devient tristement banale pour ces populations. Grosso modo, l'Etat prend des coups (policiers ou militaires tués), il rend la pareille (combattants du PKK tués) mais veut faire plier la population civile en tuant dans les quartiers ou en laissant mourir par un blocus prolongé.
Cette politique est impressionnante par son étendue, sa durée, son caractère obstiné et répétitif. Elle aboutira le plus sûrement au résultat contraire de ce qui est espéré, car l'Etat ajoute chaque jour, dans le cœur de chaque jeune, une raison de résister.
J'ai choisi de vous présenter ci-dessous le travail d'une doctorante de l'université de Marmara (Istanbul), Ayça Söylemez, qui a fait le bilan de ces couvre-feu. Ayça Söylemez a écrit depuis 2002 pour de nombreuses revues et journaux dont Birgün. Depuis 2011 elle est responsable de la sections Droits humains pour l'agence bianet.org.
La liste des couvre-feu établie par Ayça Söylemez vous paraîtra peut-être fastidieuse mais c'est le meilleur moyen d'en comprendre le caractère répétitif et donc insupportable. Songez à ce que « fastidieux » veut dire pour ceux qui subissent la situation.
J'ai maintenu la plupart des liens insérés par l'auteure dans l'article. Pour les amis turcophones, ils permettront de se référer directement aux dépêches de bianet.org. Même si vous ne comprenez pas le turc, vous trouverez chaque fois des photographies très expressives de cette situation de couvre-feu.
Les graphiques et la carte que vous pourrez voir dans l'article original sont de Ceyda Ulukaya, les photographies inclues dans l'article sont de l'Agence Anatolie.
Toutes les précisions entre crochets sont de moi.
Depuis les élections du 7 juin, les mesures de couvre-feu [littéralement « interdiction de sortir dans la rue »] a été édicté à Diyarbakır et dans de nombreuses villes. Les opérations de polices conjointes ont provoqué le décès de dizaines de personnes et les tirs de bombes et roquettes ont rendu inhabitables de très nombreuses maisons et lieux de travail.
Dans de nombreux secteurs, les coupures d'eau et d'électricité ont duré plusieurs jours, et les denrées alimentaires et d'autres produits de première nécessité étaient bloqués. Le téléphone était coupé également.
İdris Baluken, député (HDP) de Diyarbakır, estime à 78 le nombre de victimes du couvre-feu. D'après les données de la Ligue turque des Droits de l'Homme (İHD) et de la fondation pour les Droits de l'Homme en Turquie (TİHV), entre le 1er janvier et le 5 décembre 2015, 171 membres des « forces de sécurité » (police, armée, milices), 195 combattants [du PKK] et 157 civils, soit au total 523 personnes, ont perdu la vie.
Nous avons rassemblé les données de manière à connaître précisément les effets du couvre-feu arrondissement [ilçe] par arrondissement, depuis le 7 juin.
Durée cumulée des mesures de couvre-feu, par département: au moins 163 jours, dans 6 villes et 17 arrondissements
Durant ces six derniers mois, le couvre-feu a été instauré dans 6 villes et 17 arrondissements [ilçe]. Au total, on comptabilise au moins 163 jours de couvre-feu.
Le département le plus touché est celui de Diyarbakır. Ce sont au total 102 jours (avec des interruptions) d'interdictions de sortie.
Les arrondissements où le couvre-feu continu a duré le plus longtemps sont Nusaybin (14 jours d'affilée), Silvan (12 jours), Cizre (9 jours) et Derik (9 jours).
Nusaybin a dû endurer le couvre-feu trois fois et le subit en ce moment pour la quatrième fois. Au total, cette ville [qui se trouve dans le département de Mardin, sur la frontière syrienne] a connu le couvre-feu durant 29 jours.
C'est à Silvan (département de Diyarbakır) que le couvre-feu a été instauré le plus fréquemment, à sept reprises.
20 morts à Silvan, 30 à Cizre |
Selon un bilan du HDP, entre le 7 juin et le 23 novembre, 143 civils ont perdu la vie en raison du couvre-feu, et des centaines de personnes ont été blessées. « L'Etat est là » (Devlet geldi): ces inscriptions laissées par les forces de l'ordre sur les murs signifient pour Silvan (7 mesures de couvre-feu) 20 civils tués. A Cizre [sur le Tigre, à la frontière irakienne], ce sont trente personnes qui ont perdu la vie. Selon la Ligue turque des droits de l'Homme (İHD), 113 civils ont été tués au cours des affrontements avec les forces de sécurité, entre le 24 juillet [c'est-à-dire juste après l'attentat de Suruç] et le 8 octobre [juste avant l'attentat d'Ankara]. Nils Muižnieks, Commissaire européen en charge des droits de l'Homme au Conseil de l'Europe, a reconnu au cours d'une conférence de presse que les droits les plus fondamentaux ont été bafoués au cours de ces périodes de couvre-feu. Il faut souligner en outre que les journalistes ont été empêchés de faire normalement leur travail d'information.
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Secteur par secteur, le bilan des proclamations de couvre-feu
Dans les arrondissements de Diyarbakır : au moins 94 jours
Lice: 15 jours
Silvan: 27 jours
Sur [la vieille ville de Diyarbakır intra muros] : 20 jours
Bismil: 10 jours
Hani: 12 jours
Dicle: 5 jours
Bağlar: 2 jours
Kayapınar: 2 jours
Yenişehir: 2 jours
Kocaköy: 3 jours
Hazro: 4 jours
Dans les arrondissements du département de Mardin : au moins 38 jours
Nusaybin: 29 jours
Derik: 9 jours
Şırnak, Cizre: au moins 13 jours
Hakkari, Yüksekova: 5 jours
Elazığ, Arıcak: 3 jours
Muş, Varto: 2 jours
La chronologie des mesures de couvre-feu
16 - 17 août : interdiction de sortir dans la rue à Muş et Varto, pour deux jours.
17 - 19 août : couvre-feu pour trois jours décrété à Lice et Silvan (département de Diyarbakır), tandis que quatre secteurs ruraux sont placés pour 15 jours sous « régime spécial de sécurité ».
24 août : couvre-feu pour 24 heures instauré dans les localités de Tekel, Konak et Mescit (sous-préfecture de Silvan, département de Diyarbakır).
6 septembre : A Sur [vieille ville de Diyarbakır], deux policiers sont tués par une attaque à la roquette. La préfecture instaure 24 heures de couvre-feu.
4 - 12 septembre : Neuf jours de couvre-feu à Cizre (département de Sırnak). |
Le co-président [Selahattin Demirtas] du Parti démocratique des peuples (HDP) et ses adjoints, voulant entrer dans la ville pour réclamer la fin du blocus et des opérations de police, en sont empêchés. La délégation annonce qu'après six jours de blocus, six personnes ont déjà perdu la vie, que certains quartiers sont privés d'eau et d'électricité, et qu'il ne reste qu'un seul médecin à l'hôpital. Un instituteur interrogé dans son école : « Ici, il n'y a aucun dépôt d'armes, et pourtant ils tuent des civils. Les jeunes qui dressent des barricades sont nés dans les années 90, ils essaient de se protéger. [L'Etat] s'est créé une génération d'ennemis. » Tahir Elçi, bâtonnier du barreau de Diyarbakır, a adressé une requête à la Cour constitutionnelle (AYM) pour réclamer la levée du couvre-feu. Après le refus de l'AYM, il s'est tourné vers la Cour européenne des droits de l'Homme. Mais le 28 novembre, il est assassiné. |
13 - 14 septembre : après deux jours, levée du couvre-feu dans le quartier de Sur.
8-9 septembre : le couvre-feu est étendu pour deux jours à la ville de Bismil.
13-14 septembre : à Cizre (département de Sırnak), couvre-feu instauré pour deux jours .
13 septembre : couvre-feu de 24 heures à Silvan.
27 - 28 septembre : couvre-feu pour quatre quartiers de Bismil (département de Diyarbakır), « jusqu'à nouvel ordre ». La mesure est levée après deux jours.
28-29 septembre : à nouveau, à Bismil, couvre-feu de deux jours.
28 - 29 septembre : dans neuf « mahalle » [quartiers ou villages] de la sous-préfecture de Hani (Diyarbakır), le couvre-feu est instauré jusqu'à la fin des opérations militaires. Il a duré deux jours.
29 septembre : à nouveau un couvre-feu de 24 heures à Bismil.
1 - 6 octobre : couvre-feu instauré par la préfecture de Mardin dans plusieurs mahalle de Nusaybin (Girmeli, Eskihisar, Tepeüstü et Kayadibi). Il a duré six jours. Le député Mithat Sancar est empêché de se rendre dans sa ville.
2 - 5 octobre : quatre jours de couvre-feu à Silvan (département de Diyarbakır).
6 octobre : à nouveau couvre-feu d'une journée à Bismil, où quatre personnes trouvent la mort.
9 - 10 octobre : couvre-feu instauré pour deux jours dans les quartiers et sous-préfectures suivantes du département de Diyarbakır : Sur [vieille ville intra muros], Bağlar, Kayapınar, Yenişehir, Silvan, Bismil, Lice, Dicle et Hani.
10 - 13 octobre : Un jour plus tard, un couvre-feu spécial sur les vieux quartiers de Sur (Diyarbakır), pour quatre jours .
16 - 18 octobre : Trois sous-préfectures de Diyarbakır, Lice, Hani et Kocaköy sont sous couvre-feu pour trois jours.
18 - 21 octobre : Silvan à nouveau sous couvre-feu pour quatre jours...
3-14 novembre : … puis, une fois encore à Silvan mais pour douze jours. Au neuvième jour, le HDP déclare : « C'est la sixième fois que le couvre-feu est instauré dans cette sous-préfecture [de Silvan]. Nous n'avons pas d'informations sur le nombre de morts et de blessés. Par centaines, des maisons et des lieux de travail ont été rendus inhabitables. De nombreux quartiers sont sans eau, sans électricité, sans pain, sans communication avec l'extérieur. Ils sont survolés sans cesse par des hélicoptères ou des drones. Chars et engins blindés des « forces spéciales », de la police et de la gendarmerie acheminent des munitions et installent des tireurs d'élite. Le bombardement des quartiers se poursuit par des blindés installés sur les hauteurs. »
4 - 5 novembre : à Hani et Lice (département de Diyarbakır), couvre-feu pour deux jours.
5 – 7 novembre : à Arıcak (département d'Elâzığ), couvre-feu de trois jours .
5 - 7 novembre : à Dicle (département de Diyarbakır), trois jours.
13-26 novembre : quatorze jours à Nusaybin (département de Mardin). Quatorze jours sans eau ni électricité, sans possibilité de se soigner, sans ravitaillement, sauf une journée où les sorties sont brièvement autorisées pour faire ses courses. Neuf personnes trouvent la mort pendant ce qui est un véritable siège ; notamment, une mère de cinq enfants est tuée devant chez elle par un éclat de shrapnel. Quatre députés du HDP entrent en grève de la faim pour protester contre le blocus.
20 - 22 novembre : Hani et Lice (département de Diyarbakır) subissent à nouveau trois jours de blocus.
21 - 23 novembre : trois jours d'interdiction de sortir à Yüksekova (département de Hakkari). Deux personnes décèdent pendant le couvre-feu, mais la police tente d'empêcher le déroulement des obsèques par l'emploi de canons à eau et de gaz contre les participants.
24 - 25 novembre : dans deux quartiers de Cizre, cinquième couvre-feu, de deux jours.
26 novembre - 4 décembre : neuf jours de couvre-feu pour la petite ville oléicole de Derik, près de Mardin.
Et la série se poursuit en décembre : à qui le tour ce soir ? Une forme d'humour noir commence à apparaître dans les villes kurdes. Dans le quartier de Sur à Diyarbakır, lors du couvre-feu du 28 au 30 novembre, Selahattin Demirtas, co-président du HDP, réclame un cessez-le-feu bilatéral.
29 novembre – 3 décembre : cinq jours de couvre-feu pour Nusaybin (département de Mardin)
4 – 6 décembre : trois jours à Hazro (département de Diyarbakır).
7 - 8 décembre, à nouveau Yüksekova (Hakkari), pour deux jours.
… et la série continue, à Diyarbakır où les affrontements se multiplient, à Nusaybin où l'on compte trois morts...
Articles sur les mesures de couvre-feu
La matière est abondante sur susam-sokak.fr. On peut commencer par la série sur les "Villages fantômes", esquisses n° 56 (recherche des villages ruinés à l'aide de Google-Earth), 57 (sur les migrations forcées) et 58 (L'impossible retour).
Des études et témoignages sur le couvre-feu:
"La police à Silopi. Retour aux méthodes de 1992"
"La vie à Cizre sous le siège"
"Cizre du point de vue des femmes" (avec Sarah Caunes)
Sur l'excellent Kedistan.fr de Naz Öke : "Chroniques de couvre-feu au Kurdistan"
La page Facebook de Kongreya Jinên Azad a présenté récemment des photos d'Ömer Çelik, prises dans le quartier de Sur (Diyarbakır) juste après le siège de novembre-décembre 2015.
Enfin le 12 novembre bianet.org a présenté une impressionnante série de photos d'Ömer Yasin Ergin prises durant une "pause" de 17 heures durant le siège de Sur (reportage en anglais, lien ci-dessous).
Photos from Kongreya Jinên Azad's post - Kongreya Jinên Azad | Facebook
Kongreya Jinên Azad posted this photo on 2015-12-11. 7 likes. 2 comments. 1 shares.
Photos of Destruction in Sur Under Curfew
Sur district is one of four districts of Diyarbakır. Sur is named after the walls surrounding the district. Co-Mayors: Fatma Şık Barut, Şeyid Narin (DBP - Democratic Regions Party) Sub-Governor...
http://bianet.org/english/militarism/170107-photos-of-destruction-in-sur-under-curfew