A Paris où nous n'allons pas souvent, pour Seydou Keïta. Je vous promets que quand j'ai vu cette jeune femme, "en vrai", j'ai dû retenir un sanglot.
Le parcours se fait les larmes aux yeux, ou avec le sourire. Je n'ai jamais vu les visiteurs d'une exposition aussi souriants, emplis de bonheur. Un photographe qui rend heureux. Qui sait capter l'humanité des regards, des hommes, des femmes, jeunes et vieilles, des enfants. Qui sait photographier l'amour : voyez ce couple allongé tendrement.
Le lendemain, que faire après un tel événement qui nous plongeait dans notre passé, notre voyage en Afrique qui fut si fort que nous n'avons jamais pu y retourner?
Un autre saut dans le passé. Nous n'avions pas vu les Nymphéas, de Monet, depuis nos vingt ans. Nous étions seuls, je crois, dans l'Orangerie, à cette époque.
Bonheur tout aussi fort, malgré, désormais, les sots qui prennent des photos et filment, manquant de confiance en leur regard et leur mémoire.
Avez-vous jamais plongé dans une oeuvre? Deux salles ovales avec chacune quatre tableaux qui en font le tour, une seule oeuvre. Vous en êtes le centre, vos yeux ne peuvent la saisir, vous déambulez, reculez, approchez pour voir les textures, vous les regardez de face, en perspective, vous vous asseyez sur les bancs au centre de la salle, vous vous baignez dans le jardin de Monet. Bonheur. On ne peut commenter.
Cette oeuvre est comme une belle église, architecturale, puisque vous êtes à l'intérieur et ne savez plus où diriger votre regard ni comment regarder.
Il se produit alors une seconde oeuvre. Essayez d'oublier les sots qui font des selfies. Oui, vous y parvenez tant l'oeuvre est forte, la deuxième: ce sont les regards des visiteurs. Beaucoup s'assoient et restent fascinés, tournent dans un sens, dans l'autre, lentement, se rassoient, passent dans l'autre salle et recommencent. En silence comme dans une église.
Et voici que vous vous apercevez que, comme l'oeuvre est partout, vous ne pouvez la regarder qu'en croisant d'autres regards, et vous vous mettez à regarder ces regards. Visages détendus, beaux, transfigurés par l'étonnante beauté. Souriants. Abandonnés à l'oeuvre.
Là aussi, comme parmi les visages de Seydou Keïta, on croise l'humanité.
Et qui sont ces sots qui prennent des photos dans une exposition de photographies? Qui filment les Nymphéas ou pire, photographient leur femme, leurs gamins, eux-mêmes avec pour fond l’œuvre de Monet ? Quel irrespect! quelle impertinence! Ils oublient de regarder, ils oublient qu'ils ont une mémoire, ils veulent seulement dire "j'y étais" à d'autres sots qui regarderont leurs clichés dans l'indifférence.
Par ces milliards de clichés ils tueront le regard, le leur d'abord, le nôtre ensuite, comme la "musique" omniprésente a déjà tué l'écoute.