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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


La Crimée, les Tatars, la Pologne

Publié par Etienne Copeaux sur 11 Février 2022, 09:08am

La Crimée en 1855 et la "République autonome de Crimée" (2014) (source: wikimedia commons) (cliquer pour agrandir)La Crimée en 1855 et la "République autonome de Crimée" (2014) (source: wikimedia commons) (cliquer pour agrandir)

La Crimée en 1855 et la "République autonome de Crimée" (2014) (source: wikimedia commons) (cliquer pour agrandir)

A priori, il peut paraître incongru d'évoquer des lieux aussi éloignés les uns des autres – dans notre imaginaire de Français – que la Crimée, la Pologne... et la Turquie. En 2014, lors de l'annexion de la Crimée par la Russie, on s'est interrogé sur l'appartenance de la péninsule : est-elle russe ou ukrainienne ? Pour répondre à cette question, les médias n'ont remonté le cours du temps que jusqu'à l'époque de Staline. Mais bien peu ont évoqué la population originelle de la Crimée, qui fait partie de l'aire tatare.

Les Tatars sont, ethniquement et linguistiquement, des « turciques », s'exprimant dans une langue très proche du turc de Turquie, et de culture musulmane. L'aire tatare s'étend jusqu'à la Volga et à l'Oural, notamment autour de la grande ville de Kazan, qui en est en quelque sorte la capitale. Si l'on inclut dans cet ensemble les Bachkirs, culturellement proches des Tatars, cette aire couvre une superficie immense, dont la plus grande partie a été incluse dans l'Empire russe puis l'Union soviétique. Mais l'influence des Tatars s'est étendue en fait d'un bout à l'autre de l'Eurasie, de la Finlande à Shanghai et au Japon, car ils étaient spécialisés dans le commerce des fourrures et avaient constitué un réseau de comptoirs autour desquels se groupaient des communautés qui, même très loin de Kazan ou de la Crimée, avaient préservé la langue, la culture, la religion, et avaient contribué à la circulation des idées – réformatrices, politiques, nationalistes - émises en Crimée et sur la Volga. Si l'on ajoute que les élites tatares, comme les Azéris d'ailleurs, avaient étudié à Saint-Pétersbourg ou à Istanbul, on comprendra l'étendue de l'influence tatare.

Je vous propose donc un coup d'oeil sur une étude que j'avais publiée voici trente ans sur la circulation des idées entre la Crimée, la Pologne et Istanbul. Entre la Crimée et la Turquie, la mer Noire a été dans le passé un « lac ottoman ». Il en reste des traces notamment le long de la rive occidentale, avec des populations de langue turcique voire turque, une importante minorité turcophone en Bulgarie, des communautés de Turcs dans la Dobroudja roumaine et une population de langue turque, mais chrétienne, les Gagaouzes, en Roumanie et en Moldavie. Je reviendrai dans un autre article sur cet axe nord-sud du triangle Istanbul/Crimée/Baltique.

L'espace inclus entre la mer Noire et la mer Baltique, que Fernand Braudel appelait l' « isthme polonais », c'est une étendue de plaines parcourue par le Dniestr et le Dniepr, et les affluents de rive gauche du cours inférieur du Danube. Il est partagé aujourd'hui par l'Ukraine, la Moldavie, la Biélorussie, la Pologne et la Roumanie, mais ce morcellement n'a pas toujours existé et, longtemps, il ne s'est agi que d'un espace russo-polonais, puis soviéto-polonais, donc politiquement très unifié, voisin d'un autre grand ensemble, l'empire austro-hongrois, ce qui a favorisé les échanges de toutes sortes. Considérons par exemple que vers 1900, un Polonais, un Caucasien, un « Turkestanais » ou un Russe de Sibérie sont des sujets du même empire, et lorsque cet empire fait place à l'Union soviétique, seuls les Polonais en sont soustraits.

Les constants va-et-vient effectués par les populations, les langues, les cultures de cet espace sont très bien évoqués par le journal de Catherine Sayn-Wittgenstein, La Fin de ma Russie. Journal 1914-1919 (éditions Noir sur Blanc, 1990). Ce sont des courants, des marées étonnantes, qui ont conduit à l'établissement de communautés tatares en Pologne et en Lituanie depuis le XVIe siècle, et de communautés polonaises en Crimée. Braudel lui-même n'avait pas vraiment compris « le curieux rayonnement, en Pologne, des modes vestimentaires, des tentes somptueuses de Turquie dont les musées conservent aujourd’hui encore des échantillons. Aurions-nous sous-estimé les rapports commerciaux en direction du Sud ? » (in La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, A. Colin, vol. 1, p. 184). En fait, les États de la maison des Jagellons, entre les XIVe et XVIe siècles, couvraient presque entièrement cet espace entre deux mers, car la principauté de Moldavie était vassale du royaume de Pologne, dont l'influence s'étendait jusqu'à l'embouchure du Danube. Cet espace a évidemment été unifié ensuite par la tsarine Catherine II à la suite des partages de la Pologne (1772, 1793, 1795).

Mon article – c'est un de mes premiers travaux – met l'accent sur les relations est-ouest, à travers cet isthme, en particulier après la première Guerre mondiale, avec l'organisation d'un réseau de réfugiés politiques de Russie/URSS, Russes blancs ou non-Russes (Tatars, Turkestanais, Azéris, Géorgiens) soutenus politiquement et financièrement par la Pologne de Pilsudski (qui rêvait d'un Intermarium restituant la grandeur polonaise du XVIe siècle). Il a été publié, grâce à Semih Vaner, dans une revue disparue, les Cahiers d'Etudes sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien ; il est disponible sur Internet à cette adresse : https://www.persee.fr/doc/cemot_0764-9878_1993_num_15_1_1034.

La Lituanie, la Pologne et la Moldavie au XVIe siècle; et l'Intermarium rêvé par Pilsudski (carte publiée par le Tagesanzeiger le 20 septembre 2016 et sur le site southfront.org) (cliquer pour agrandir)La Lituanie, la Pologne et la Moldavie au XVIe siècle; et l'Intermarium rêvé par Pilsudski (carte publiée par le Tagesanzeiger le 20 septembre 2016 et sur le site southfront.org) (cliquer pour agrandir)

La Lituanie, la Pologne et la Moldavie au XVIe siècle; et l'Intermarium rêvé par Pilsudski (carte publiée par le Tagesanzeiger le 20 septembre 2016 et sur le site southfront.org) (cliquer pour agrandir)

Vous pourrez également également mon étude « Le mouvement prométhéen » (CEMOTI n° 16, 1993 (https://www.susam-sokak.fr/pages/Le_mouvement_prometheen_1993-8623873.html.

... As well as the complete text in English, link below

Ainsi que le texte complet en anglais, lien ci-dessous

Catherine Sayn-Wittgenstein, La fin de ma Russie, 1990

Catherine Sayn-Wittgenstein, La fin de ma Russie, 1990

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