Version:1.0 StartHTML:0000000168 EndHTML:0000046451 StartFragment:0000000786 EndFragment:0000046434
L'affaire Sevil Sevimli n'a fait son apparition dans les médias français que plus d'un mois après l'arrestation de la jeune femme, survenue le 10 mai 2012, dans le cadre d'une grande rafle visant l'organisation de gauche radicale DHKP-C. Sauf erreur, c'est le quotidien turc Cumhuriyet qui a commencé à en parler, le 1er juin, dans un article un peu ironique sur les illusions de la jeune Lyonnaise, qui pensait pouvoir exercer sa liberté d'opinion comme en France ; ainsi, l'attention des agences de presse était attirée sur la présence d'une française dans les prisons turques.
Une dépêche de l'AFP est donc parvenue aux rédactions françaises, sans doute à la suite de l'article de Cumhuriyet et aux déclarations de l'avocat de la jeune femme. Si je ne me trompe, l'information été reprise d'abord dans Libération, le 7 juin, avec un article de Ragıp Duran, puis le 8 dans le Figaro. Sevil Sevimli étant originaire du Rhône, le Progrès, de Lyon, a suivi le même jour. Ensuite, les sites Internet ont diffusé l'information.
A ce stade, une certaine désinformation a accompagné l'information. En effet, si l'article de Ragıp Duran est un début d'analyse qui replace l'arrestation de Sevil Sevimli dans le contexte plus large de la vague répressive, d'autres médias ont publié des articles fortement inspirés de la dépêche d'agence ; les jours suivants, la manie du copié-collé a dévoyé les informations.
Qui rédige les dépêches d'agence ? Ces textes ont un statut bien particulier dans le cycle de l'information. Ils ne sont pas signés, sauf par la mention des initiales de l'agence ; ils en acquièrent une autorité : c'est une nouvelle « brute », censément « objective » car dépourvue, apparemment, de commentaire. Les rédactions qui ne veulent pas s'étendre sur un fait jugé mineur se contentent de citer littéralement la dépêche ; l'article non signé a ainsi un effet de véracité. Or, nous allons voir que l'information diffusée par une agence peut être lourdement chargée de connotations.
La dépêche concernant Sevil Sevimli est apparue presque à l'état brut dans des quotidiens qui ont repris, sans commentaire ni analyse, des expressions comme : « [les autorités font état de] soupçons de liens avec un mouvement clandestin d'extrême-gauche qui figure sur la liste des organisations terroristes de l'Union européenne (…) à l'origine de nombreux attentats contre l'Etat turc qui ont fait des dizaines de morts depuis 1976 » (cf. lefigaro.fr et leprogres.fr, 8 juin).
Il est exact que le DHKP-C (Parti-front révolutionnaire de libération du peuple), mouvement auquel il est fait allusion, a assassiné 53 personnes (dont 32 policiers), et qu'il s'agit d'une branche violente de l'extrême-gauche. Mais c'est la justice turque qui fait allégation de « soupçons » de liens entre Sevil Sevimli et le mouvement. Reprendre cette allégation sans précautions contribue à diffuser le point de vue de l'autorité répressive et à faire passer les soupçons pour fondés. En outre, puisqu'il s'agit de soupçons de « liens », il aurait fallu s'interroger sur la nature de ceux-ci. Une brève investigation aurait rapidement révélé au rédacteur de la dépêche et aux auteurs des articles le caractère abusif du terme de « lien ».
Enfin, associer au nom de Sevil Sevimli, dans la même phrase, le caractère violent et clandestin du DHKP-C et les assassinats commis, relevait de l'amalgame, de l'insinuation, de la charge gratuite. L'impression qui ressort d'une première lecture de la dépêche est celle d'une militante cachant bien son jeu, venue en Turquie sous l'identité d'une sage étudiante, en réalité une terroriste... Le même genre d'amalgame a conduit à l'affaire Pınar Selek.
La rigueur exigeait de ne pas se laisser prendre à la théorie du complot qui empoisonne la Turquie depuis des décennies ; d'utiliser les guillemets chaque fois qu'il s'agissait d'une allégation ; de replacer l'information dans le contexte de répression étendue, brutale et antidémocratique qui prévaut actuellement en Turquie, puisque des milliers de personnes, notamment des centaines d'étudiants, sont emprisonnés sous le chef de « terrorisme » pour avoir réclamé des avancées démocratiques.
Heureusement, la vision suggérée par la dépêche d'agence et les premiers comptes rendus de la presse française (à l'exception de Libération) a été rapidement balayée par la vague de soutien et de sympathie qui s'est levée, en particulier dans la région lyonnaise et dans le milieu étudiant. Un élément décisif a été le communiqué du président de l'université de Lyon-II, Jean-Luc Mayaud, qui a reçu le 14 juin la famille de Sevil Sevimli et des représentants de son comité de soutien, et a tenu à soutenir l'étudiante française :
« Sevil Sevimli, étudiante en troisième année de licence information - communication, admise à bénéficier d’une mobilité dans le cadre du dispositif européen Erasmus avec l’Université partenaire Anadolu à Eskisehir (Turquie), est incarcérée depuis le 10 mai 2012 en ce pays, sous un chef d’inculpation gravissime (il est question de 'terrorisme') que rien, absolument rien, ne vient étayer. »
« Jusqu’à preuve du contraire, une participation à un concert public et autorisé, le rassemblement de coupures de journaux et la possession d’ouvrages (en lien avec sa formation universitaire) ne peuvent justifier d’une incarcération. »
« Nous apportons un soutien sans réserve à la famille et aux proches de Sevil, étudiante exemplaire, que notre Université s’honore de former (...). »
La mobilisation pour Sevil Sevimli, sous forme de manifestations et de pétitions, a commencé à la mi-juin. Le communiqué du président de Lyon-II avait efficacement contribué à redresser l'image de l'étudiante. De la sorte, lors de sa libération conditionnelle, puis de l'annonce des requêtes de ses juges (elle encourt 32 ans d'emprisonnement), la presse française, sur tout le territoire, s'est réveillée.
Mais, toujours à propos de la dépêche d'agence initiale, je voudrais revenir sur un élément préoccupant : cette dépêche, puis les premiers articles de certains quotidiens, n'ont pas manqué de préciser que le DHKP-C « figure sur la liste des organisations terroristes de l'Union européenne ». Il s'agit de la Décision-cadre du conseil du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme) et l'information est exacte : à ce jour, le DHKP-C est l'une des trois organisations turques figurant sur cette liste 1. C'est un mouvement clandestin, militarisé et entraîné ; il revendique l'emploi de la violence pour aboutir à sa cause, ciblant de préférence ses victimes parmi ceux qu'il considère comme « ennemis » (policiers, membres des forces de sécurité, militaires américains ou de l'OTAN).
Quoiqu'il en soit, Sevil Sevimli n'a pas été convaincue d'appartenance à ce mouvement, et les charges retenues contre elle et ses centaines de camarades feraient rire si les conséquences ne risquaient d'être tragiques. Il était donc parfaitement inutile de préciser, dans la dépêche d'agence, que le DHKP-C figure sur la liste des mouvements terroristes de l'UE : cela n'a rien à voir avec la personne de Sevil Sevimli. En faire mention augmente la charge morale sur l'accusée, car la formulation semble alors écarter le point de vue subjectif de l'autorité accusatrice, pour adopter un point de vue extérieur, objectif, celui de l'Union européenne. Le « nôtre », en quelque sorte.
Cela contribue à jeter l'opprobre et à condamner avant jugement. Car le mot « terroriste », qui est, dans tous les cas, péjoratif, induit une telle réprobation que les Etats coercitifs, classiquement, en usent pour délégitimer leur opposition : c'est le cas en Turquie. Ainsi, dans une dépêche d'agence, et à plus forte raison dans un article, la référence à la Décision-cadre associée à des termes lourds comme « soupçon », « clandestin », « assassinats », ne peut qu'induire l'idée de culpabilité.
Or, c'est la Turquie, et non l'Union européenne, qui juge que les agissements commis par Sevil Sevimli et les autres sont en rapport avec le « terrorisme ».
La mention de la fameuse liste produit, à son tour, un effet d'amalgame : un lecteur distrait peut en retirer l'impression que Sevil Sevimli figure elle-même sur une liste noire de l'Union européenne. Un travail sérieux requérait une critique même rapide des notions utilisées par la Décision-cadre.
Car ce texte est discutable ; par exemple, il exclut de la définition du terrorisme « les activités des forces armées en période de conflit armé (…) et les activités menées par les forces armées d'un Etat dans l'exercice de leurs fonctions officielles » (alinéa 11 des considérations générales). Mais qu'est-ce qu'une « période de conflit armé », comment et par qui est-elle définie ? Dans le cadre d'un pouvoir répressif, coercitif (d'ailleurs souvent exercé par l'armée elle-même), les « fonctions officielles » de l'armée sont très étendues. Elles incluent la « lutte contre le terrorisme » pour laquelle, souvent, un Etat emploie contre sa propre population, sans sortir de sa propre légalité, des méthodes visées par la Décision-cadre. C'est le cas des violences exercées par l'armée turque contre la population kurde du pays, depuis des décennies. Si l'on suit la logique du texte de l'UE, l'armée turque agirait de façon légitime ; selon cette logique, les bombardements exercés par l'armée syrienne sur sa propre population seraient également légitimes.
De la sorte, la Décision-cadre tend à délégitimer la notion de résistance à l'oppression, pourtant reconnue par certains textes juridiques, à commencer par la Déclaration des droits de l'homme de 1789. Implicitement, la Déclaration universelle de 1948 reconnaît ce droit dans son préambule puisqu'elle énonce qu'il est « essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression » (cf. l'article de la juriste Geniève Koubi sur son site Droit Cri-TIC).
L'examen de la Décision-cadre nous emmène-t-elle trop loin du cas Sevil Sevimli ? Non, car il faut attirer l'attention sur ce texte, dont il faut se servir avec précaution. Il peut contribuer à jeter l'opprobre comme cela a été le cas avec Sevil Sevimli. Le complexe amalgame opéré par la dépêche entre l'accusée d'une part, et de l'autre le DHKP-C et le terrorisme, amalgame qui semble légitimé par l'estampille « Union européenne », contribuait à déconsidérer l'intéressée, par un syllogisme de mauvais aloi : 1) elle est soupçonnée d'appartenance au DHKP-C ; 2) ce mouvement est sur la liste noire de l'UE ; 3) donc S. Sevimli est une terroriste. Or le raisonnement ne tient pas compte du fait qu'il ne s'agit que de soupçons, et qui plus est formulé par un Etat coercitif.
Aussi, sur Internet, des lecteurs, dans leurs commentaires, tenaient pour acquise la culpabilité de Sevil Sevimli. Ainsi un nommé Sebastian sur le site de France-Info le 6 août : « Cette fille est de nationalité turque et a été arrêtée en Turquie. Elle est soupçonnée d'appartenir à un groupe reconnu comme extrémiste et dangereux (non pas seulement par la Turquie mais par l'UE également !). Elle est en attente de son procès comme cela se passe partout y compris en France, la démocratie ou encore les fantasmes du film Midnight Express(...) n'a rien avoir là-dedans !! Pas de quoi monter au créneau selon moi... ».
Heureusement, les accusations, soupçons et amalgames ont été rapidement replacés à leur juste échelle.
Mais tout cela n'est pas à prendre à la légère, car la Décision-cadre du Conseil de l'Union européenne n'est pas un simple avis ; elle est contraignante pour les Etats membres, qui sont tenus de la mettre en œuvre (article 11). L'article 9, alinéa c, précise que chaque Etat membre doit poursuivre l'auteur d'une infraction relevant de la Décision-cadre si celui-ci est résident dans cet Etat membre (c'est le cas d'un exilé sans statut). Enfin (article 5, §2), « Chaque Etat membre prend les mesures nécessaires pour que les infractions terroristes (…) soient passibles de peines privatives de liberté plus sévères que celles prévues par le droit national ».
Imaginons : si la Turquie condamne par contumace un de ses ressortissants comme « terroriste » (pour peu qu'on l'ait vu à une manifestation pacifiste, par exemple), et que celui-ci ait choisi l'exil en France, il peut avoir de sérieux ennuis avec la police française et être poursuivi par la justice française. La coercition turque peut donc s'étendre dans toute l'Union européenne par le biais de cette Décision-cadre.
(Lire aussi sur le même sujet sur ce même blog : « Le droit, instrument de 'prophylaxie sociale' », mis en ligne le 18 août.)
1 Avec le PKK (mouvement autonomiste kurde, armé, également sous ses nouvelles appellations de KADEK et Kontra-Gel) et l'IBDA-C (Front islamique des combattants du Proche-Orient)