Sevil Sevimli est donc libre, mais elle est condamnée. C'est très grave sur le plan des principes, car la justice turque n'a pas renoncé à condamner à des peines d'emprisonnement pour des actes, des comportements, des lectures, des opinions parfaitement légaux.
La justice turque louvoie. Après une décision d'une extrême dureté à l'encontre de Pınar Selek, elle reporte ses jugements pour ainsi dire à l'infini dans d'autres cas, et réussit à condamner sans condamner dans d'autres encore.
Ainsi, à Istanbul, la prison à perpétuité pour Pınar Selek ; à Bursa, une condamnation à cinq ans de prison pour Sevil Sevimli, curieusement assortie d'une autorisation de quitter le territoire ! Et à Silivri, un énième report du jugement dans le procès des journalistes accusés de liens avec le « terrorisme ». Nous avons vécu tout cela en trois semaines. Par ailleurs, des remises en liberté dans cette dernière affaire, et des acquittements dans le procès de Bursa.
L'annonce du verdict concernant Sevil Sevimli, le 15 février, a provoqué la joie de ses proches, puisque la jeune femme va pouvoir rentrer en France, retrouver sa famille et ses amis, et reprendre ses études. Une fois rentrée en France, S. Sevimli sera en sécurité. Elle décidera d’elle-même ce qu'elle fera vis-à-vis de la justice turque : elle peut retourner en Turquie et faire face à un procès en appel ; elle peut aussi rester en France et se soustraire à cette « justice » pour se reposer du cauchemar qu'elle a vécu. En principe, elle ne sera pas extradable, puisque le principe de la double incrimination jouera en sa faveur : il faudrait que le « crime » pour lequel elle est condamnée en Turquie soit reconnu également comme tel par la France, ce qui n'est pas le cas... à moins que la France ne prenne au sérieux la présence du DHKP-C – mouvement dont S. Sevimli est soupçonnée par la Turquie de faire partie – sur la liste européenne des organisations terroristes. Car dès lors qu'une allégation de « terrorisme » entache un acte d'accusation, tout peut changer. La France est entrée dans une nouvelle phase d'amitié et de coopération avec la Turquie, il y aura des marchandages entre les deux pays, et il vaut mieux se montrer méfiant et ne pas accorder trop de crédit au mythe de « la patrie des droits de l'homme ».
Il se peut que la liberté accordée à la jeune femme résulte de la présence de témoins étrangers au procès (ce qui pourtant n'a pas joué en faveur de Pınar Selek), plus encore de la nationalité française de l'accusée, et peut-être aussi de pressions en sous-main. La mobilisation semble avoir été payante, et elle aura aussi profité aux co-accusé(e)s de la Française. La justice a lâché quelques petites proies, elle n'a pas lâché Pınar Selek ni les centaines d'autres victimes des dérapages des tribunaux, inconnues du public français.
Sevil Sevimli est donc libre, mais elle est condamnée. Sur le plan du droit, c'est important, car cela signifie que les principes d'accusation de la justice turque n'ont pas changé. C'est très grave pour la co-accusée de Sevil, Seren Özçelik, condamnée à 4 ans et 9 mois mais laissée libre jusqu'au procès en appel et qui, demeurant en Turquie, devra vivre ces prochains mois ou ces prochaines années avec l'épée de Damoclès du procès en appel. C'est très grave pour tous les jeunes qui sont incriminés pour des raisons politiques, car même s'ils sont condamnés à « seulement » quelques années ou même quelques mois, leur jeunesse sera marquée et leur avenir professionnel sérieusement compromis. C'est très grave sur le plan des principes, car la justice turque n'a pas renoncé à condamner à des peines d'emprisonnement pour des actes, des comportements, des lectures, des opinions parfaitement légaux.
Par-delà la joie que nous éprouvons pour Sevil Sevimli, il ne faut pas perdre de vue que c'est l'intelligence-led policing qui prévaut clairement. Et c'est cela, je pense, qui vaut à Pınar Selek sa condamnation à vie malgré toutes les expertises prouvant son innocence, car elle est désormais jugée à l'aune de cette redoutable doctrine policière.