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La porte d'un appartement d'une famille alévie à Didim : "Mort aux alévis" (5 mai 2012)
Lorsque j’ai évoqué la question alévie en Turquie dans mes articles précédents (« esquisses » n° 26 et 27), je faisais état de la crainte vivace qui pénétrait la population alévie dans les années 1990. Heureusement, celle-ci n’a pas connu de nouvelles violences depuis 1995. Mais des faits récents viennent raviver l’inquiétude.
A la veille du pogrom de Marache en 1978 (111 morts), les domiciles des alévis avaient été marqués pour faciliter le « travail » des assaillants. Voici que cette pratique de stigmatisation a repris – heureusement cela n’a pas été plus loin que les marques de peinture et inscriptions haineuses.
Dans la nuit du 26 février dernier, dans le quartier Karapınar d’Adıyaman (sud-est de la Turquie, entre Marache et Diyarbakır), 45 maisons ont été marquées de signes mystérieux. Leur point commun est d’être le domicile de familles alévies. La similitude avec les préparatifs du massacre de Marache est venue à l’esprit immédiatement. Le muhtar a prévenu les organisations alévies locales qui se sont rendues en délégation à la Sûreté. Les gens du quartier ont organisé des tours de garde. Le quartier est majoritairement kurde et alévi, mais jusqu’ici on n’y a enregistré aucun problème de cohabitation avec les habitants sunnites. Selon le président de l’association Pir Sultan Abdal, ce serait là l’œuvre d’un ou deux provocateurs seulement. « Mais cela crée un état d’esprit ».
Selon le vali d’Adıyaman, l’événement serait le fait de quelques enfants irresponsables. A son tour le ministre de l’intérieur Idris Sahin, dont on connaît la propension aux déclarations excessives et dangereuses, est venu conforter l’opinion du vali en minimisant la gravité de l’acte : ce serait simplement une blague, un acte infantile. Mais même si cet acte avait été accompli par des enfants, cela n’amoindrirait pas sa gravité. Souvent les enfants traduisent dans leurs comportements les propos des adultes, entendus à la maison – ce genre de propos excessifs, qui dépassent la pensée, qui peuvent fuser dans une conversation animée - et croient bien faire en les mettant en œuvre.
Le 3 mars, les alévis ont organisé une marche de protestation à l’issue de laquelle le président de l’association Pir Sultan Abdal, Hüseyin Güzelgül, a déclaré : « Ils qualifient de ‘braves gosses’ ceux qui ont placé une bombe à la librairie Umut de Sırnak. Ils qualifient de ‘gamin’ l’assassin de Hrant Dink. Maintenant ce sont aussi des ‘gamins’ qui auraient marqué les domiciles des alévis. Mais nous voulons qu’ils soient identifiés, ces gamins, et qu’on sache qui leur a fait faire cela. » Selon Ercan Geçmez, président de l’association Hacıbektas-i Veli, certains voudraient « remettre les alévis à leur place ». « C’est le devoir de nos frères sunnites, a-t-il dit, d’être vigilants sur cette affaire ».
Les choses n’en sont pas restées là, et il est à craindre qu’une épidémie commence en Turquie, sur tout le territoire, partout où résident des alévis. A Gaziantep, des faits semblables sont survenus dans les quartiers de Kıbrıs, Onur et Ulas. Puis à Izmir, dans le quartier de Harmandalı. Il y a décidément beaucoup de 'gamins' mauvais plaisants en Turquie.
Dans le département d’Erzincan, ce sont les alévis du village d’Avcılar près d’Üzümlü (20 km à l’est du chef-lieu) qui se sont réveillés avec des marques sur leur maison, des inscriptions haineuses, peintes également sur l’école : « Infidèles alévis, vous allez tous brûler ! ». Certains médias précisent aussi qu’il y avait « le sigle d’un parti » qu’on peut identifier comme le parti d’extrême-droite MHP puisque le responsable départemental de ce même parti a assuré que son organisation n’y était pour rien. « Le village d’à côté est sunnite, nous vivons côte à côte et une telle chose n’est pas envisageable de leur part. On veut dresser deux groupes l’un contre l’autre. J’ai 50 ans, je n’ai jamais vu une chose pareille. Alévis, nous vivons avec les sunnites depuis toujours ; je ne les crois pas capables de cela », a déclaré le muhtar du village.
Les protestations ont été générales dans les milieux associatifs alévis, qui dénoncent les provocations visant à dresser les Turcs les uns contre les autres, les alévis contre les sunnites, les Turcs contre les Kurdes, la droite contre la gauche… Mehmet Ocak, un dede alévi très respecté, a déclaré : « Par de tels actes, on cherche à semer le trouble dans notre nation. Je m’adresse au ministre et à tous les responsables : il ne faut laisser aucune chance aux provocateurs. Nous voulons que les événements douloureux que nous avons vécus dans le passé restent derrière nous. Dans plusieurs départements nous avons émis des messages d’unité et de concorde. Jusqu’ici nous n’avons subi aucun dommage. Nous voulons vivre tous ensemble, fraternellement, dans notre beau pays. C’est de la provocation » (zaman.com.tr)
Manifestation d'alévis à Didim, mai 2012: "Didim ne sera pas un nouveau Marache" - "C'est arrivé à Adiyaman et Erzincan, hier à Izmir, aujourd'hui à Didim, à qui le tour, demain?" - "Nous n'avons pas oublié Marache, nous n'oublierons jamais"
Les alévis, les Turcs en général sont désormais vigilants et les médias signalent le moindre incident. Même lorsqu’ils sont limités, leur récurrence est vraiment troublante. Ainsi le 6 mai dernier, un fait semblable est survenu près d’Aydın, à Didim (Didymes, Turquie de l’ouest). Sur les portes des domiciles de deux familles alévies, des signes ont été peints dans la nuit avec l’inscription « Mort aux alévis » et « Brûlez les alévis ». Une manifestation regroupant 200 personnes a marché jusqu’à la gendarmerie. La photo d’une des portes portant l’inscription a fait le tour des médias turcs.
Lorsqu’on sait ce qui a déjà eu lieu en 1978 et depuis, comment ne pas être inquiet ?