C'est la première attaque en règle des laïcistes contre le parti islamiste Refah. Fin août 1996, le député Refah Fethullah Erbas se rend dans un camp du PKK en Irak pour négocier la libération de prisonniers de l'armée turque. Son initiative, appuyée par la Ligue des droits de l'Homme, est torpillée par la presse laïciste qui le désigne comme "traître", parce qu'il a été photographié sous le drapeau du PKK...
C'est un gros livre qu'il faudrait écrire pour en finir avec l'extraordinaire été 1996, où l'entremêlement des faits est difficile à débroussailler. Un été précédé d'un premier-mai violent, marqué ensuite par l'atroce grève de la faim des prisonniers d'extrême-gauche et l'attentat-suicide du PKK (voir l'esquisse n° 49). La guerre au Kurdistan s'est intensifiée, la crise chypriote a atteint une dimension dramatique. Le nationalisme est plus exacerbé que jamais et toute anecdote concernant le drapeau provoque des psychodrames créés, alimentés, entretenus par les médias.
La guerre ? Les journaux de juillet et août sont ponctués par les relations d'arrestations, soigneusement mises en scène par la police, de militants du PKK ou supposés tels, dans toute la Turquie. Et il ne se passe pas de semaine sans un compte rendu d'obsèques de soldats tombés en « martyrs » dans le sud-est du pays. Il s'agit souvent d'hécatombes : seize jeunes gens tombés à Çukurova (Hakkari) le 30 juillet ; onze à Semdinli (Hakkari) le 3 août ; huit morts à Kangal (Sivas) le 8 août ; treize cérémonies d'obsèques de « membres des forces de sécurité » dans la seule journée du 26 ; et quinze « martyrs » dans le secteur de Çaldıran (Van) le 4 septembre...
Pendant ce temps se joue le jeu politique. Le Refah vient d'arriver au pouvoir et tente de se démarquer, dans certains domaines, de la politique habituelle et surtout de l'armée. Mais comment un gouvernement pourrait-il se démarquer de l'armée, dans un pays en guerre ? Ce que je vais relater ici ressemble à une manœuvre humanitaire du parti Refah, destinée à élargir son soutien populaire et à prendre des distances avec la gestion du problème kurde qui prévalait jusque-là. Mais, dans cette histoire, les intentions des acteurs ne sont pas claires.
L' « affaire Erbas » a défrayé la chronique d'août à décembre 1996. Fethullah Erbas (prononcer « Erbach ») a été maire (depuis 1982) et député (1991-2002) de Van, affilié successivement au Refah, au Fazilet et enfin au Saadet Partisi, de 1991 à 2002. C'est un « islamiste » convaincu ; à plusieurs reprises, il a exprimé des positions en faveur de la charia comme système juridique (Milliyet, 17 février 1997), et considère la communauté des croyants (ümmet), et non la nation (millet) comme base de l'Etat (Hürriyet, 25 avril 1998). A son crédit, il a la réputation de très bien connaître le sud-est de la Turquie.
Au moment où a éclaté l'affaire, en août 1996, huit soldats turcs étaient détenus depuis déjà quinze mois par le PKK, au camp du Zap, en territoire irakien. Erbas dit avoir été contacté par plusieurs familles de ces soldats, qui l'ont pressé d'agir en leur faveur. S'est-il simplement laissé persuader par ces citoyens ? A-t-il songé, en contact avec son parti, à la réalisation d'un « coup » médiatique qui serait tout au bénéfice du Refah et du gouvernement ? Etait-il sincèrement désireux d'ouvrir un chemin, mû par une volonté de conciliation, croyant en une possible solution pacifique au conflit ? Les récits successifs d'Erbas lui-même, ceux de la presse encore moins, ne permettent pas de percevoir clairement ses intentions, ni de savoir si le parti Refah fut à l'origine de l'initiative, ni même s'il l'a effectivement soutenue dès le début.
Voyage au centre du PKK
Le député Fethullah Erbas se rend donc en Irak le 26 août 1996, accompagné d'Akın Birdal, président de la Ligue turque des droits de l'Homme (IHD), de Yılmaz Ensaroglu et Ihsan Arslan, de l'organisation humanitaire islamiste Mazlum-Der. Ils emmènent avec eux cinq proches parents de prisonniers. De cette manière, Erbas accentue le caractère humanitaire de son entreprise, évitant de lui donner une couleur partisane marquée.
Mais il a commis l'imprudence de s'entourer de nombreux journalistes : sont représentés, au minimum, Milliyet, Hürriyet, Yeni Yüzyıl, Sabah, la chaîne télévisée ATV, et l'agence officielle Anatolie (AA). Plus tard, en décembre, Erbas affirmait à l'hebdomadaire islamiste Aksyon qu'il n'avait mis personne au courant de son initiative ! Ce n'est pas crédible. En plus des rédactions mentionnées, on pense que le ministre de l’intérieur Mehmet Agar était au courant (Sabah, 31 août 1996), et l'on s'est douté dès cette époque que le président Demirel lui-même avait non seulement été averti, mais qu'il avait approuvé le député par téléphone, ce que l'intéressé a confirmé dans une interview en 2007, ajoutant même : « Tout le monde était au courant ». Erbas se sentait donc couvert, sans pourtant bénéficier d'aucun soutien officiel ni avoué. Mais il a précisé chaque fois qu'il le pouvait qu'il n'a pas agi en tant que député, ni en tant que membre du Refah, mais à titre personnel.
Il est invraisemblable que les services de renseignement (MIT) et l'état-major de l'armée turque n'aient pas été au courant. Selon Milliyet du 13 septembre, les familles ont obtenu un passeport en 24 heures, alors qu' « on savait bien qu'elles n'allaient pas faire du tourisme » ; et, sur les 50 km de Cizre au poste-frontière de Habur, la délégation a bénéficié d'une escorte. Comme dans toute négociation entre des parties qui n'ont pas de contacts officiels, les autorités ont laissé faire, prêtes à engranger les bénéfices d'un succès, mais aussi à désavouer les négociateurs en cas d'échec. La partie était délicate, étant donné le contexte évoqué plus haut : l'opinion nationaliste n'accepterait pas que l'Etat, même officieusement, « s'abaisse » face aux « terroristes ».
Dans un entretien publié par Aksyon en décembre 1996, Erbas se défendait d'être un héros ou un traître : « C'est justement parce que j'aime mon pays que je cherche une solution [au conflit]. D'autres estiment que la solution consiste à tuer des gens. C'est la voie de la facilité ». Au moment où il accordait cet entretien, en décembre 1996, il revenait d'un second voyage en Irak où, cette fois, il avait obtenu la libération de six soldats de l'armée turque. « Vous voyez, dit-il au journaliste, simplement en discutant, on a pu libérer six soldats. Ne laissons pas toute l'initiative aux militaires. Leur devoir est de protéger la patrie ; si nécessaire, ils tuent ; si tu ordonnes à un soldat de tuer, il tue. C'est pour cela que ça n'a pas de sens de tout laisser à l'armée. Notre société civile est faible ; si elle était forte, un processus pacifique pourrait commencer ».
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Mais revenons à sa première tentative, fin août 1996. Selon le récit qu'il en a fait en 2007 pour la revue Tempo, la délégation a attendu des émissaires du PKK dans la ville de Duhok (Dahûk), en Irak, sans intention de se rendre au camp d'entraînement du Zap. Mais les émissaires leur ont demandé de rejoindre le camp, ce qui a nécessité un long trajet à dos de mulets.
La délégation se trouve alors piégée dès son arrivée au camp, piégée par le PKK et surtout par la presse laïciste. Les scènes qui se déroulent sont une aubaine pour les photographes de presse et les cadreurs de la télévision. En effet, la délégation est reçue par de hauts responsables du PKK : Duran Kalkan, Rıza Altun et surtout Murat Karayılan, aujourd'hui président de la « Confédération du Kurdistan (KCK) » ; ce dernier donne l'accolade à Erbas, « comme à un ami de quarante ans », ironise Hürriyet. Dans le camp, le PKK a préparé un cérémonial militaire ; une unité de pershmergas au garde-à-vous, hommes et femmes, les attend. On conduit la délégation face aux combattants qui leur présentent les armes, au pied des drapeaux du PKK et de l'ERNK, la branche civile de l'organisation. On leur demande de saluer les peshmergas. Selon ses dires, Erbas prononce simplement un « selamünaleyküm ». Puis, les délégués sont menés dans une caverne. Ils viennent d'une zone écrasée de soleil, et leurs yeux ne distinguent rien avant que les flashes ne crépitent : ils se rendent compte alors qu'à nouveau, on les a placés sous les drapeaux du PKK et de l'ERNK.
A gauche : Murat Karayılan donne l'accolade au député Fethullah Erbas (barbe noire) (Hürriyet, 31 aout 1996). A droite, la prise d'armes dans Hürriyet du 30 août.
A gauche, la prise d'armes du PKK dans Cumhuriyet du 31 août (photo Anadolu Ajansı); à droite, la même scène dans Yeni Yüzyıl (photo Barıs Bil). L'homme le plus à gauche, en tenue militaire, sur les deux photos du bas, semble être Murat Karayılan.
Après quelques heures de palabres, la mission échoue. Öcalan (Apo), le chef du PKK, qui finalement n'est pas venu, avait exigé un interlocuteur officiel. Erbas a été victime de sa propre ambiguïté, affirmant d'une part qu'il venait en tant que personne privée, mais se posant, lors des pourparlers, en député de la république. Le PKK s'en est tenu à la première version, estimant qu'Erbas ne représentait que lui-même.
Malgré les protestations du député, accusant ses interlocuteurs d'avoir fait un pas en arrière, les soldats prisonniers, après avoir, pour certains d'entre eux, rencontré leur mère, père ou frère, sont restés au camp, tandis que la délégation et la troupe de journalistes repassait la frontière turque le 29 août.
La manipulation photographique de l'événement
Mais les photographes et cadreurs se sont régalés. Leur mission désormais n'est plus vraiment l'information, mais le torpillage d'un homme et, à travers lui, de son parti et du gouvernement. Sans s'attarder sur le fond et le bien-fondé de l'initiative, la presse se focalise sur ce député du Refah qui embrasse un « chef de bande », « pose » devant le drapeau d'une organisation « séparatiste » et passe en revue, « comme un chef d'Etat », des troupes de « terroristes ». Trois types de clichés illustrent les premières pages des quotidiens du 30 août, qui révèlent l’expédition au public. Ils font plus qu'illustrer, ils en sont les sujets : l'accolade à Karayılan, la « revue des troupes » de peshmergas sous les drapeaux des « bandits », enfin la scène des drapeaux dans la caverne.
La gêne des négociateurs est visible. Sur une image de Yeni Yüzyıl (31 août), Erbas semble s'adresser aux peshmergas alignés devant lui ; Birdal et quelques autres regardent leurs pieds tandis que d'autres hommes ne semblent pas vouloir prendre la rigide posture militaire. Le photographe s'est posté derrière le premier rang des peshmergas, de sorte que le premier plan de l'image est occupé par une combattante qui présente les armes à la délégation. Pratiquement toutes les photos de cette scène sont cadrées large, de manière à inclure dans le champ les drapeaux, en haut de leur hampe, surmontant les visiteurs.
L'essentiel du contenu des articles du 30 août consiste en ce qu'un député de la république a été accueilli par une cérémonie militaire dans ce qui est considéré en Turquie comme un camp de terroristes et sous un drapeau illégal.
Pourquoi diable Erbas s'est-il entouré de tant de journalistes, photographes, cadreurs ? Etait-il si sûr du succès de l'opération ? Il a apparemment oublié que le Refah et la coalition Refahyol étaient dans une période probatoire, ne bénéficiant que d'une base électorale étroite et d'aucun « état de grâce », et que tout faux pas serait impitoyablement exploité par les opposants kémalistes et par l'armée dont le seul but, depuis juin, était d'abattre ce gouvernement et d'obtenir la fermeture du parti islamiste.
Or la délégation d'Erbas est en porte-à-faux : non officielle, mais les autorités sont au courant ; se voulant discrète, mais sous le regard de toute la presse. Et c'est justement « la presse aux ordres » qui est là, la presse « au garde-à-vous » devant les prescriptions de l'armée, les quotidiens les plus conformistes et nationalistes (à l'exception de Yeni Yüzyıl), et l'agence officielle Anatolie.
Les photo-reporters et les journalistes présents, ainsi que leurs rédactions, connaissent parfaitement les stéréotypes visuels qui contribuent tous les jours à bâtir et maintenir un consensus national, puisque ce sont eux qui les créent et les diffusent. Ils savent très bien ce qui peut choquer les lecteurs et l'opinion, et retenir l'attention de l'establishment politique, l'armée et ses services de propagande – à moins que le processus ne soit inverse et que les rédactions ne reçoivent des consignes de ces derniers. En tout cas, les rédactions savent créer l'événement à partir d'un rien et provoquer presque à volonté un scandale visant à discréditer un personnage, en l'occurrence un notable du parti Refah au pouvoir et honni par les kémalistes et l'armée.
Depuis le début de l'année, les scandales concernant le drapeau se sont succédé, créés de toute pièce par la presse et provocant chaque fois un psychodrame nationaliste : fin janvier, il y a eu l'affaire de l'îlot disputé de Kardak, en mer Egée ; l'affaire de la descente du drapeau lors du congrès du HADEP, fin juin ; et à la mi-août, un incident dramatique sur la ligne démarcation entre les deux parties de Chypre, un chypriote grec ayant été abattu alors qu'il faisait mine de vouloir abaisser le drapeau turco-chypriote ; il faut y ajouter une multitude de micro-événements amplifiés par la presse nationaliste qui, mis bout à bout, ont sacralisé le drapeau et codifié avec rigidité le comportement attendu d'un individu par rapport au totem de la nation (voir notre analyse dans CEMOTI, 1998).
J'ai montré ailleurs l'importance du portrait connoté par le drapeau dans la presse. Les journalistes, au camp du Zap, savaient très bien ce qu'ils faisaient lorsqu'ils ont photographié le député Erbas sur fond de drapeau du PKK, et les rédacteurs lorsqu'ils ont insisté, dans leurs articles, sur cette posture probablement involontaire du député.
Les membres de la délégation découvrent qu'ils sont assis sous les drapeaux du PKK et de l'ERNK. A la droite de Fethullah Erbas (barbe noire) on reconnaît Akın Birdal, président de la Ligue des droits de l'Homme (IHD). De gauche à droite, photos Hürriyet, Sabah et Yeni Yüzyıl.
Les clichés qui ont résulté de ces prises de vue ont fourni l'essentiel des commentaires dans les jours qui ont suivi. La presse a offert aux politiciens opposés au Refah, et à l'armée, une magnifique occasion de discréditer le gouvernement en place.
Le « délit » si vigoureusement dénoncé est aggravé par la date de l'événement : le 30 août est la fête de la Victoire. Ce jour-là, la une de Hürriyet est tout simplement un drapeau turc. Ce jour-là, traditionnellement, le chef d'état-major, à l’époque le général Karadayı, donne une conférence de presse. Interrogé sur l' « affaire Erbas », il répond que c'est à la Cour de sûreté de l'Etat de faire le nécessaire. Mesut Yılmaz, ancien premier ministre et principal opposant, considère que l’initiative, « qui sert l'intérêt des bandits » [du PKK], n'est pas individuelle, c'est celle du parti au pouvoir, et qu'il convient de sanctionner le député et son parti. L'objectif de la manœuvre politique est clairement défini par Milliyet le 31 août, qui titre en une : « Les dirigeants du Refah en difficulté ».
La première torpille contre le Refah
Le 31 août, la presse commence à rapporter les réactions hostiles à Erbas. Le président de l'assemblée, Mustafa Kalemli, dénonce avec fermeté, dans une déclaration écrite, toute tentative de négociation avec le PKK de la part de députés ou de détenteurs d'une fonction officielle, et demande la démission d'Erbas. Le vice-président de l'assemblée Uluç Gürkan demande la levée de son immunité parlementaire en raison de la photo sous le drapeau du PKK et sa participation à une cérémonie militaire illégale, « diffusant objectivement » la propagande du PKK. Mümtaz Soysal, infatigable chantre du kémalisme, souligne que de très petites trahisons (infial) peuvent saper les bases de l'Etat. Mesut Yılmaz dénonce un fiasco du gouvernement Refahyol. Deniz Baykal, président du parti kémaliste CHP, ironise : « On savait que le Refah était un instrument de l'Iran et de la Syrie, on sait maintenant qu'il est l'instrument du PKK ». Même le chef du groupe parlementaire du parti DYP – pourtant allié du Refah au gouvernement - dénonce les négociations avec les « bandits ».
Ce 31 août, la tendance imprimée par les médias du 30 se confirme, se renforce et la protestation atteint massivement le monde politique, car l'occasion d'attaquer le Refah est vraiment trop belle. Hürriyet assure que l'affaire Erbas provoque un « tremblement de terre » à Ankara en focalisant entièrement ses informations sur l'accolade donnée à Karayılan et aux « poses » sous le drapeau du PKK. « Erbas devra rendre des comptes ! » : est-ce un constat de journaliste qui rend compte d'une situation politique, ou la formulation, présentée comme venant de l' « opinion publique », d'une exigence, mêlée d'un espoir de voir le parti Refah en difficulté ?
L'affaire entre très vite dans une phase judiciaire. Dès le 30 août, le procureur de la Cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakır examine toutes les photographies et vidéos détenues par les médias ; dans un premier temps, l'objectif est la levée de l'immunité parlementaire d'Erbas. Le Refah craint certainement que l'affaire ne fasse tache d'huile et qu'elle ne tourne à son désavantage. Sabah croit observer des manœuvres et conciliabules pour dresser des pare-feux. Le ministre de la justice Sevket Kazan (Refah) réaffirme devant les journalistes que son parti n'a pas à soutenir Erbas, puisqu'il s'agit d'une initiative individuelle, et Sabah, le 31 août, affirme que le ministre aurait enjoint au député de ne plus s’adresser aux journalistes... Le 1er septembre, Milliyet croit savoir que Kazan a approuvé et disculpé Erbas, le qualifiant de héros ; cela suffit au quotidien pour titrer : « Le Refah couvre Erbas ».
On sent pourtant une forte hésitation sur les postures politiques à adopter dans les milieux conservateurs, dans le parti DYP (membre de la coalition gouvernementale), et surtout au sein du Refah. Evidemment, tous les courants nationalistes, de droite et de gauche, dénoncent toute forme de discussion avec le PKK : le CHP kémaliste, le MHP ultra-nationaliste, et l'ANAP, parce qu'il est rival direct du DYP. Le MHP a la position la plus claire : il réclame la mise en accusation du parti Refah en vue de sa fermeture. Les cercles proches de l’ultra-nationalisme, qui ont toujours exploité la douleur des familles de soldats tués, s'agitent également et à Kayseri, 123 familles de « martyrs » portent plainte contre le Refah (Milliyet, 4 septembre). La presse aux ordres, qui a choisi dès le début le registre « patriotique », continue dans cette veine et fait la morale ; à Erbas qui lui dit qu'il était normal d'écouter les sanglots des mères de prisonniers, le chroniqueur Emin Çölasan rétorque qu'il aurait mieux fait d'écouter ceux des milliers de mères de « martyrs »...
Les objets sur lesquels se focalisent la presse et les nationalistes dissimulent à peine l'accusation de fond : le crime de trahison. La Cour de sûreté de l'Etat (DGM) est à l'époque fortement influencée par le procureur général Nuh Mete Yüksel, véritable accusateur public au service du kémalisme le plus rigide. Le 2 septembre, la DGM interroge tous ceux qui ont été en contact avec le PKK ; Akın Birdal lui-même est mis en accusation.
Le début d'un processus
Le procès des membres de la délégation, accusés « d'avoir sciemment facilité, par leurs actes et leurs propos, la tâche de la bande armée dite PKK et de ses membres », a débuté le 12 novembre. Mais il n'a pas eu de conséquences graves pour les accusés. Erbas a conservé son siège de député jusqu'en 2002. Quant à Akın Birdal – que la presse a d'ailleurs évité de charger - il a durement payé ses engagements d'homme de gauche, de pacifiste et de président de la Ligue des droits de l'Homme. La justice a préféré le mettre en accusation sur le contenu de ses discours, prononcés lors des journées de la Paix (1er septembre) de 1995 et 1996. Désigné comme traître et soumis dès lors à la vindicte publique, il a été victime d'un attentat et transpercé de douze balles le 12 mai 1998. Miraculeusement, il en est sorti vivant, mais cela n'a pas atténué la rigueur de la justice qui, en 1999, l'a condamné à deux ans d'emprisonnement.
Il y a eu d'autres suites, plus heureuses. En novembre 1996, à l'occasion de la visite d'une délégation de parlementaires allemands, Akın Birdal annonçait qu'il retournerait sous peu en Irak avec Erbas (Milliyet, 22 novembre 1996). Le 9 décembre en effet, la presse annonçait la libération de six soldats par le PKK, livrés à une délégation composée d'Erbas, Birdal et d'un membre de Mazlum-Der. Cette fois, la délégation n'a pas commis d'imprudence ; la rencontre avec le PKK n'a pas eu lieu dans un camp mais en pleine montagne, dans le secteur d'Amadiye. Pas de prises d'armes, pas de drapeaux, pas de journalistes. La seule photographie, publiée le 10 décembre, est celle, heureuse, de la délégation avec les soldats libérés passant la frontière turque au pont de Habur. L'establishment politique a tout de même trouvé matière à critique ; le PKK ayant exigé d'Erbas la signature d'un procès-verbal reconnaissant l'absence de mauvais traitements envers les prisonniers, les opposants au Refah ont traduit : « Erbas signe avec ses camarades bandits » (Yasar Okuyan, secrétaire général de l'ANAP, Milliyet, 10 décembre).
Le succès de cette nouvelle médiation n'a pas encouragé l'establishment ni les militaires à suivre la voie de la négociation. L'armée a pris sa revanche : le 25 mai 1997, la presse annonçait triomphalement que la zone incluant le camp du Zap avait été prise, et 600 « terroristes » mis hors de combat. La photo du jour était celle du drapeau turc, le totem authentique, flottant sur le camp du Zap, en territoire irakien.
La presse, une machine de guerre
Le drapeau, son image, sa symbolique et son caractère sacré en Turquie, nous ont suivis tout au long de cette étude. La réaction de la presse et du monde politique face à cette tentative de médiation – finalement réussie – montre bien que les objets sacralisés, et leurs représentations, agissent en politique. Ils sont à l'origine d'événements, et ils servent, à volonté, de déclencheurs. Mais pour cela il a fallu, pendant des décennies, une éducation, pour ne pas dire un dressage pavlovien, de la population, prompte à réagir au moindre signal de la presse aux ordres. L'été 1996 ayant été particulièrement dense en « événements-drapeau », la presse a cru bon de se focaliser sur les photos qu'elle avait elle-même produites pour dénoncer ce qu'elle a présenté comme un scandale, une atteinte à l'honneur du pays et une trahison. Les allégations de la presse, soutenue par le pouvoir militaire, ont trouvé une caisse de résonance dans l'habitus patriotique et la prégnance du sacré créé par l'éducation et entretenu à longueur d'année par les médias.
L'affaire Erbas montre à merveille comment cette mécanique peut servir de machine de guerre aux dans le monde politique. Qu'elle soit personnelle ou initiée par le parti Refah, la tentative de médiation du député Erbas a semé la confusion et offert aux militaro-kémalistes la première occasion de passer à l'attaque de la coalition au pouvoir. En mêlant astucieusement les symboles agissants, le sacré patriotique, un discours soigneusement calibré et des images fabriquées selon des canons et des stéréotypes éprouvés, la presse aux ordres s'est elle-même mise en situation de machine de guerre aux mains de l'establishment. Ce mode d'instrumentalisation lui-même a été éprouvé au cours des décennies.
En coalition avec le DYP de Tansu Çiller, le Refah était nouveau venu au pouvoir, c'était même le premier pouvoir islamiste en Turquie. Il fallait l'abattre. L'initiative du député Erbas, quelles qu'aient été ses motivations, sa bonne volonté, sa sincérité, et quels qu'aient été les liens entre son initiative et le parti, n'a intéressé la presse que dans la mesure où elle pouvait servir d'arme contre le Refah. L' « affaire Erbas » a été la première bagarre sérieuse, au cours de laquelle les journalistes, reporters-photographes, cadreurs de la télévision, rédacteurs et metteurs en page ont montré leur savoir-faire ; l'establishment militaro-kémaliste a montré son savoir-exploiter. Ce couple formé par la presse et l'état-major a fait merveille cinq mois plus tard, lors du coup d'Etat « en douceur » du 28 février 1997. Et l'événement dans son ensemble illustre les énormes difficultés qui existent, en Turquie comme ailleurs, pour « sortir des clous », imaginer et mettre en œuvre des politiques nouvelles hors des postures stéréotypées.
Les images de drapeau et d'accolades ont longtemps suivi le député Erbas. Il n'empêche que celui-ci a initié – même si c'est resté marginal – un type d'action qui s'est affiné de manière à parer les attaques de la presse : en 2007, huit soldats ont à nouveau été libérés à la suite d'une médiation opérée par trois députés du parti pro-kurde légal DTP, sans que cela ne provoque trop de hurlements. Désormais, entrer en pourparlers avec le PKK n'était plus qualifié de « discussion avec des bandits » ni d'acte de trahison.
Liens :
Dans susam-sokak.fr :
Sur le premier mai 1996 : "Premier-mai sanglants, 1977 et 1996".
D'autres affaires de drapeaux en 1996 " : "D'Iwo-Jima à Gaziosmanpasa, images de drapeaux".
Une autre manipulation de la presse et de l'armée : "Les chars à Sincan, février 1997".
Le premier attentat-suicide du PKK (juin 1996) : "Zilan, première sacrifiée du PKK".
Analyse : le rôle et la représentation du drapeau en Turquie (article publié en 1998 dans la revue CEMOTI).
Sur le portrait connoté, exemple du portrait d'Erbakan dans la presse quotidienne.
Autre:
Interview de Murat Karayılan par Nicolas Cheviron et Antoine Demaison (2009).
Sources :
La presse quotidienne turque, du 30 août à décembre 1996
et :