Le battage médiatique à propos des attentats de janvier commence à faiblir. Pendant des semaines, les émissions sur l'islam, sur le terrorisme, l'humour, la caricature, le terrorisme, la lutte contre le terrorisme, se sont succédé. On n'avait jamais vu cela, je crois. Les journalistes des grands médias ont dû apprendre à prononcer certains mots arabes, ils ont appris nahda, djahiliyya, takkiye, idjtihad, qu'ils ont énoncé doctement pour faire croire qu'ils connaissaient tout cela depuis l'enfance.
Péremptoirement, certains ont annoncé, sur les ondes et dans la presse, que « l'islam doit se réformer », qu' « il faut une mise à niveau », une « modernisation », une « réorganisation par l'Etat », un « concordat ». Des théologiens ont été convoqués, des imams, des philosophes musulmans. Puis dans une seconde vague, on a vu apparaître des avis contraires : que l'Etat n'avait pas à réguler l'islam, que l'islam s'était sans cesse réformé tout au long de son histoire.
L'école était montrée du doigt, car elle n'avait pas réussi à empêcher l'apparition d'enfants dévoyés de la République. Il fallait donc réformer l'école, introduire un enseignement des religions, accentuer l'apprentissage des valeurs républicaines, familiariser les enfants avec le drapeau, la Marseillaise...
J'ai passé ma vie à l'école, en quelque sorte, et je me suis senti interpellé par ces assertions. Si l'école avait échoué, je devais m'en sentir responsable. Or, et particulièrement dans ce domaine de « l'apprentissage d'une religion autre », je croyais avoir fait mon possible. Et je n'étais pas seul, je présume que nous étions des milliers d'enseignants à avoir fait ce travail auprès de nos élèves, pendant des décennies. Nous n'avions pas besoin de réforme de l'enseignement, de directives, d'instructeurs. Nous faisons le travail, par conviction. Etions-nous trop minoritaires ? Qu'est-ce qui a échoué ?
Les événements bouleversants de janvier l'ont été, pour ma génération et pour mon milieu, parce qu'ils nous forçaient à un retournement sur nous-mêmes, notre vision de la société, nos pratiques d'enseignants. Puis, au fur et à mesure de l'avancée des débats médiatiques en janvier et février, l'introspection a débordé sur l'autre versant de ma vie, celui d'une recherche sur la dissimulation d'un discours religieux dans un Etat musulman laïque, la Turquie, sur l'analyse de ce qui fait qu'un discours historique est laïque ou non... Enfin, de retour dans l'enseignement et fort de cette expérience, j'ai réfléchi à la manière de la faire passer (ou comment échouer à la faire passer) parmi les élèves et au sein des institutions scolaires.
Une part du bouleversement provient de ce que tout au long de notre vie nous avons côtoyé à la fois Charlie et l'islam.
Hara-Kiri puis Charlie-Hebdo ont fait partie de notre formation, dès l'âge de quinze ans, et nous n'étions pas choqués qu'ils veuillent nous choquer. Au contraire, cela faisait du bien dans la France gaulliste, celle de la fin de la guerre d'Algérie et de l'OAS, celle de l'aménagement-déménagement du territoire, celle de la police de Raymond Marcellin.
Ces années d'après-1968 étaient un temps de déceptions ; elles étaient aussi les années d'entrée dans la vie, la confrontation avec l'autorité, l'autorité politique réactionnaire, celle qui encadre la vie professionnelle, et l'autorité militaire qui m'a permis, malgré moi, de mieux comprendre le fonctionnement de la société.
Il y avait Charlie, chaque semaine, qui n'était pas si excessif que cela, et dont les dessins et les textes ne nous faisaient pas seulement rire mais aussi avancer. Il y avait, à l'époque, Reiser, le plus fort de la bande peut-être car, à la fois, rigolo, pédagogique, et grand artiste. Il y avait bien sûr Cabu, ancien d'Algérie, qui connaissait bien l'armée, le militarisme, et les traces que cette longue violence avait laissées dans la société française. Et parallèlement, des essais de lancement de revues à thème écologique, dans le même esprit que Charlie : Le Sauvage, un peu tiède, et surtout La Gueule Ouverte, fondée par l'exigeant Pierre Fournier.
L'impertinence était admise car nous n'aimions pas ses cibles : Pompidou puis Giscard d'Estaing, l'armée, le capital. Parfois, elle mettait tout de même mal à l'aise quand elle se transformait en attaques ad hominem. Je me souviens de conversations tendues, de disputes, lorsque Charlie, en mars-avril 1974, déconnait sur la maladie de Pompidou. Déjà, on se demandait si on pouvait rire de tout. Mais cela n'allait pas très loin car nous n'aimions pas Pompidou.
Peut-on rire de tout ? Se moquer de la maladie d'un président, est-ce que cela faisait avancer le débat, la réflexion politique ? Non. Le seul bénéfice, le seul acquis, c'était la démonstration qu'on pouvait ou qu'on devait se moquer de tout, y compris de cela, et qu'il ne fallait rien respecter. Quatre ans plus tôt, Hara-Kiri Hebdo avait fait une saillie géniale sur la mort de de Gaulle, ce qui avait motivé son interdiction. Après tout, ces épisodes et de nombreux autres ont fait avancer la question de l'offense au chef de l'Etat, réprimée sévèrement sous de Gaulle, qui est ensuite presque tombée en désuétude. En dehors de ces points discutables, Charlie Hebdo et La Gueule ouverte, et d'autres revues plus modestes, plus locales, ou visant un lectorat plus précis (les enseignants pour École de Mai) ont porté le vent du changement durant la décennie 1970.
Ces revues, surtout Hara-Kiri et Charlie, visaient souvent la religion et la bigoterie, notamment parce que le catholicisme de droite voulait régir nos vies. C'était l'époque de la lutte pour le droit à la contraception, le droit à l'avortement, c'était le début d'une remise en cause sociétale de la structure familiale, de l'autorité des parents, du mariage... De plus en plus nombreux étaient les couples qui vivaient en union libre. L’Église catholique, et le pouvoir de ces années-là, résistaient vigoureusement à ce mouvement de fond. L'homosexualité, alors, était pénalisée par la loi, et considérée comme une maladie mentale.
C'est pourquoi l'attaque par la satire de l'Eglise et de ses valeurs morales rétrogrades nous paraissait non seulement normale, mais légitime et indispensable. Il s'agissait d'attaques contre des institutions hégémoniques qui prétendaient exercer un pouvoir sur notre manière de vivre : un bio-pouvoir.
Et l'autre compagnon c'est l'islam.
En feuilletant de vieux exemplaires de Charlie, je ne vois pas que l'islam ait été caricaturé comme l'était le catholicisme. Pourtant l'islam exerçait, exerce également un bio-pouvoir. Mais cette religion n'était pour ainsi dire pas perçue. Pas comme une menace en tout cas, sauf pour le Front national et les organisations racistes. La guerre d'Algérie n'était pas très loin, dix ans seulement, et le discours ouvertement raciste était réservé au FN, aux milieux pieds-noirs aigris et réactionnaires, et à l'armée, dont les cadres avaient combattu les fellaghas. Ainsi, l'islam était-il une religion d'opprimés, et l'attaquer, même par la dérision, aurait été copier les méthodes, le discours et les objectifs du FN et les propos de sous-offs racistes : deux cibles essentielles, justement, de la satire dans Charlie. La caricature de l'islam était impossible. Au contraire, la condition de religion des opprimés (par la colonisation, par l'exploitation d'un sous-prolétariat d'origine maghrébine) induisait à gauche un discours très bienveillant, d'autant que l'idée de compatibilité entre islam et socialisme était forte dans des pays « progressistes » comme l'Algérie d'alors.
Une altérité, une autre civilisation, un autre mode de vie, une autre manière d'être, on trouvait cela tout près. Il y avait à nos portes cet autre islam, domestiqué en quelque sorte, européen et socialisé, en Yougoslavie, à Sarajevo, à portée de voiture. Au-delà, d'autres pays d'islam ; l'un secret et fermé, l'Albanie ; l'autre peu avenant, malgré les coupoles d'Istanbul, porteur d'une réputation de violence et de militarisme ; mais, sur la route des Indes, il fut beaucoup parcouru par les routards.
Sarajevo fut pour nous le premier contact, en 1967 ; bref et superficiel. Mais la même année le Proche-Orient s'engouffrait dans nos jeunes vies. Car 1967 fut surtout l'année de la guerre des Six Jours, le premier vrai choc. Nous n'avions pas les bons schémas pour l'interpréter. En 1948, au moment de l'expulsion des Palestiniens, nous étions des bébés, et c'est un événement qui ne nous avait jamais été enseigné, dont la mémoire ne nous avait pas été transmise. En 1967, nous n'y comprenions rien, avouons-le. Mais la sympathie pour les Arabes allait de soi : ils étaient dans la légitimité de l'opprimé. Nasser était un laïc, un progressiste, il défiait les anciens maîtres.
La fascination progressait en nous. Monteil, Massignon, Berque, Rodinson...
En 1972, soit dix ans après l'indépendance, nous sommes allés « de l'autre côté », en Algérie, pays dont le nom avait sonné à nos oreilles depuis notre naissance. Il s'était libéré les armes à la main, se posait en leader du Tiers-Monde, nous semblait construire un nouveau monde, à la fois musulman et progressiste. Alger n'avait-elle pas accueilli les dirigeants des Black Panthers ? N'avait-elle pas organisé en 1969 le premier Festival panafricain où Archie Shepp avait joué avec des musiciens traditionnels algériens ? Alger était en pointe à cette époque.
Lors de ce premier séjour, l'islam nous importait peu, en fait. Nous ne voulions voir que la construction d'un socialisme, la construction d'un pays après une guerre terrible. Que savions nous de l'islam ? Que savaient nos hôtes algériens du christianisme ? Bien peu, et cette quasi-ignorance mutuelle nous amusait. Partout nous étions bien reçus. Les allusions au passé conflictuel si proche étaient rares, discrètes et exemptes de ressentiment. Nous Français, nous n'étions pas « la France » ; les Algériens faisaient la différence et nous le rappelaient à toute occasion.
Notre jeunesse nous portait vers l'enthousiasme. Au cours de nos fréquents séjours, nous n'avons vu que tardivement monter ce qui nous hante aujourd'hui : la religion officielle, l'islam rigide importé par des coopérants égyptiens ou irakiens, souvent Frères musulmans. Lorsque nous avons vu se construire l'immense faculté de théologie d'Alger, nous avons senti la page se tourner, et nous avons délaissé l'Algérie.
Entre-temps, que pouvions nous côtoyer en France ? Nous avons toujours vécu avec des Arabes sous les yeux. Ils font partie de mon enfance, comme les autres « autres » aussi, Polonais et Sardes, surtout, qui se rendaient en interminables files de bicyclettes vers les haut-fourneaux, qui s'entassaient dans les wagons de troisième classe en début de nuit pour aller travailler à Hagondange, quand nous, nous rentrions du cinéma.
Pour les Arabes, on disait peu les « bougnoules ». C'étaient des « Sidi ». On les voyait mais ils n'existaient pas. On ne savait pas où ils habitaient. Pendant la guerre d'Algérie, ils étaient insultés, moqués, haïs. Souvent, les chauffeurs de bus refusaient de s'arrêter pour eux, ou s'amusaient à les faire courir. Personne ne protestait. J'étais enfant, j'étais choqué, je ne disais rien. Un vol, un meurtre ? Forcément, un Sidi était suspecté, arrêté, battu, souvent abattu.
On les a vus en octobre 1961, à Paris. Ils ont vu, eux, de quoi était capable la police. Nous aussi. Comme en Algérie.
L'islam ? On s'en fichait. J'entendais parler de l'Algérie parce que des cousins étaient soldats là-bas ; on craignait pour eux, je craignais pour mes frères aînés mobilisables. C'est tout ce qui comptait. Nous souhaitions l'indépendance, évidemment. Ne serait-ce que pour la fin de l'angoisse. Mais quand elle vint, j'entendis dans la bouche d'une tante : « Alors, les Sidi, il va falloir leur donner du 'Monsieur' maintenant ?! » Elle aurait été étonnée d'apprendre que « Sidi » voulait justement dire « Monsieur ».
Notre enfance a été blessée par l'Algérie. Mais nous n'avons côtoyé aucun musulman, il n'y avait pas d'enfants musulmans, très peu dans la société française, et pas du tout à l'école ni au lycée. Alors l'islam... Il a fallu la faculté pour en entendre parler, si peu, à la marge des cours seulement, parce que l'histoire de l'islam était en marge seulement de la nôtre !
Il n'y avait pas de problème avec l'islam, on ne le voyait pas : on ne voyait que des problèmes de décolonisation, d’impérialisme, de racisme et de discrimination, mais l'approche n'était pas religieuse. D’ailleurs, les religions n'allaient-elles pas partout disparaître, emportées par le progrès et la raison ?
La conscience de ce qui venait au Proche-Orient venait peu à peu. Israël avait eu, elle aussi, une aura de gauche, celle conférée par les kibboutz, une aura de socialisme communautaire où certains de nos aînés avaient séjourné, par idéal socialiste, laïque et égalitaire. On ne parlait pas, ceux-là non plus ne parlaient pas, des expulsions de masse des Palestiniens en 1948, de la première guerre israélo-arabe. L'affaire de l'Exodus en 1947, puis le succès du film Exodus en 1960 avaient fait admettre dans la société la légitimité de l'établissement des Juifs en Palestine.
En 1967, nous avons senti comme une évidence que notre sympathie serait pour les Arabes. Parce que trop longtemps, nous avions vu, sous nos yeux, des Arabes battus et humiliés.
Il y eut ensuite 1968... mais quel rapport eut ce mouvement avec la composante arabe de la société française ? Il y avait très peu d'étudiants d'origine maghrébine. Il y avait au contraire de très nombreux ouvriers algériens, parias parmi les parias. Les immigrés, c'est par ce biais, uniquement économique et social, et non culturel et religieux, qu'on abordait cette population. En 1968 on parlait de classe, de masses, mais sans distinction d'origine. C'est ensuite seulement que la préoccupation s'est fait jour, notamment par le biais de la sociologie des populations pauvres, des habitants des bidonvilles de la périphérie des villes.
A la même époque (1967) était paru Elise ou la vraie vie, de Claire Etcherelli, récit d'un amour entre une Française et un ouvrier immigré. Le roman fut un grand succès, mais surtout le film que Michel Drach (1970) en a tiré, qui a provoqué une prise de conscience dans la société française. Un peu plus tard (1975), Dupont Lajoie, d'Yves Boisset, dénonçait les violences racistes... Ce film a été vu par des dizaines de millions de spectateurs et téléspectateurs, mais l'un des acteurs algériens du film se faisait violemment agresser sur les lieux du tournage : les racistes faisaient malheureusement la preuve de la pertinence du film. La droite était au pouvoir depuis des décennies, les réactionnaires tenaient le haut du pavé : l'armée, l’Église catholique, tandis que de larges fractions de la population déstabilisées, traumatisées par la guerre d'Algérie et ses suites, certains « anciens d'Algérie » et des associations de Pieds-noirs revanchards, infusaient largement le racisme et l'activisme raciste. Les violences touchant les Maghrébins restaient impunies. En revanche, les infractions ou délits qu'ils commettaient ou dont ils étaient accusés étaient réprimés avec une sévérité disproportionnée.
Il faut se souvenir que c'est dans ce contexte qu'est né et s'est développé Charlie-Hebdo, porte-voix des antiracistes, des anticléricaux, des antimilitaristes.
Les événements internationaux ont exacerbé les tensions de la société française. En premier lieu la question palestinienne, la montée du Fatah, le prestige de Yasser Arafat, mais aussi les premières violences aveugles, et les attentats terroristes palestiniens. Ces attentats étaient révoltants, on le perçoit d'autant mieux depuis janvier 2015. Mais nous ne le percevions pas ainsi. Nous avions pris conscience de la violence israélienne, quotidienne, s'exerçant sur les Palestiniens depuis 1948. Nous concevions les attentats palestiniens comme leur seule arme possible contre un ennemi autrement puissant. Nous avions tort sans doute, mais le racisme contre les Arabes de France était tellement fort que les actions des Palestiniens semblaient les contrebalancer.
Elles renforçaient le racisme en réalité. Je faisais mon service militaire au moment de la guerre israélo-arabe d'octobre 1973 (dite du Kippour) et de la première crise du pétrole (1974), plongé dans le milieu le plus raciste de France, l'armée, dont les cadres avaient tous fait la guerre d'Algérie. Les éructations contre les Arabes étaient d'une violence verbale que je n'avais pas connue auparavant. Là étaient nos ennemis : l'armée et le militarisme, le racisme post-colonial, l'extrême-droite.
Les Arabes et les musulmans étaient, presque forcément, nos amis.
(à suivre)