Il m’arrive quelquefois de souligner le rôle de la délation dans le fonctionnement de la vie publique en Turquie ; je vais ici évoquer un cas personnel, qui a contribué à me « griller » dans certains milieux. Il s’agit d’une affaire sans gravité, plutôt comique, mais qui permet de mesurer comment, au quotidien, s'est exercée la coercition dans la Turquie que j'ai connue. Le faux pas, dans un pays où le contrôle social est si fort, n’est pas forcément sanctionné par la violence d’État, mais de manière plus insidieuse par la mise à l’écart professionnelle, ou simplement l’absence de promotion. Ce sont de petites sanctions qui ne feront jamais la une des journaux, mais dont le poids peut en inciter beaucoup à adopter le conformisme dans leur vie professionnelle.
En avril 1999, alors que l’étais pensionnaire à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA), un enseignant d’une université française accompagnant un groupe d'étudiants m’avait demandé de leur exposer la conception officielle de l’histoire en Turquie, ce que j'ai fait. Il faut souligner que c’était un exposé adressé à des étudiants français, prononcé dans les locaux d'un institut français.
On ne se méfie jamais assez. Mon exposé a déplu aux deux guides de nationalité turque qui accompagnaient le groupe. Elles m'ont verbalement agressé car, à leurs yeux, j'avais commis deux fautes impardonnables. D’une part, j’avais prétendu qu’aucun État-nation n’avait existé sous le nom de « Turquie » dans les limites territoriales actuelles avant 1923 (or, la Turquie est éternelle). D’autre part, j’avais prononcé le mot « génocide ».
Puis, le groupe, toujours accompagné par ces deux guides, est allé visiter le département francophone de l’université de Marmara. Là, les guides m’ont dénoncé auprès de la direction de l’établissement qui, appuyée par une enseignante prestigieuse, Nur Vergin, a fait « monter » la délation, en protestant auprès de la hiérarchie, qui a protesté auprès du ministère des Affaires étrangères, qui a protesté auprès de l’ambassade de France, qui a demandé des explications à Stéphane Yerasimos, alors directeur de l'IFEA.
C’est l’occasion pour moi de rendre hommage à ce dernier, qui m’a chaleureusement défendu. Pendant toute la durée de mon contrat à l’IFEA, Stéphane Yerasimos m’a laissé parfaitement libre et n’a exercé aucun contrôle, aucune censure, ni sur mes recherches, ni sur mes activités à l’Institut. C’est ainsi que j’ai pu assurer un séminaire sur la Turquie contemporaine au cours duquel aucun sujet tabou n’a été évité. Par exemple, il n’a pas vu d’objection à ce que j’invite Taner Akçam à parler du génocide, ou Bülent Tanör à propos du MGK, ou encore Niyazi Kızılyürek sur Chypre. Cela n’allait pas de soi à l’époque.
L’incident est bénin, mais il illustre le fonctionnement du contrôle social. L’attaque n’est pas venue de fanatiques de l’extrême droite. Comme le soulignait Stéphane Yerasimos dans le rapport qu'il a remis sur cette histoire, il s’agissait de « collègues universitaires », « collaborateurs potentiels de l’IFEA », de personnes avec qui on pouvait se sentir en confiance. En réalité, celles et ceux qui m’ont dénoncé se moquaient bien de mon humble personne ; l’affaire était surtout l’occasion pour elles de régler, à travers moi, une question de rivalité professionnelle. Ainsi la dénonciation pour non-conformité politique était-elle utilisée sans scrupule pour des motifs de convenance personnelle, de carrière, de rivalité. Inversement, la conformité au kémalisme (réelle, sincère ou de façade) aidait à effectuer un parcours professionnel rectiligne.
Le discours concernant le génocide était utilisé comme instrument de contrôle social.
Stéphane Yerasimos concluait ainsi son rapport daté du 22 avril 1999:
"Plus qu’un intention calomnieuse et une mauvaise compréhension de certaines des subtilités de la langue française, l’incident semble découler de la vision manichéenne d’histoire inculquée aux guides chargés de présenter la Turquie aux visiteurs étrangers. Leur souci de présenter une image valorisante du pays, sans l’ombre d’une critique, afin de compenser la propagande négative dont ils sont persuadés que tous les étrangers subissent chez eux à l’encontre de la Turquie, les rend extrêmement susceptibles à toute vision nuancée et ont tendance à considérer comme pure malveillance toute expression d’un doute. Or, dans ce cas précis s’agissant d’un exposé adressé à des étudiants à la demande du groupe, celui-ci ne pouvait pas revêtir les mêmes caractéristiques que le discours d’un guide."
"Quant à l’adoption pure et simple – et même probablement avec une certaine surenchère – de cette version des faits par des collègues universitaires, francophones et collaborateurs potentiels de l’IFEA, sans discernement et le moindre souci de vérification, c’est une autre histoire."