Il est difficile d'écrire un jour de scrutin historique. Sur Facebook, des ami(e)s font du bon travail en relayant de brèves informations sur les fraudes ou tentatives de fraudes, sur les tensions dans les régions kurdes... Chacun est impatient, les journalistes sont sur les dents.
Pour ma part je n'écris pas volontiers sur l'événement présent. Il m'est arrivé plusieurs fois d'écrire des bêtises en voulant aller trop vite.
Mais que faire ? J'ai beau me dire que mon article en chantier, qui porte sur les ruines bizarres dont j'ai montré quelques exemples voici quelques jours, est en rapport étroit avec le présent de ce scrutin, j'ai l'impression d'être en décalage total avec cette journée.
Le temps passe, l'issue du scrutin s'approche et j'essaie vainement de me concentrer sur ces fichues ruines... qui sont pourtant le fond du problème.
Raccorder le passé récent au présent, enraciner le présent, c'est un peu l'objectif que je me suis fixé, en laissant souvent au lecteur le soin de faire lui-même ce « raccord ». Me sera-t-il possible ces jours-ci, est-ce d'ailleurs possible en général, de faire un petit travail sur le passé, sans être absorbé par le présent ?
L'attitude des chercheurs « ancienne manière » ou classiques consistait à se retrancher dans une feinte neutralité baptisée « distance scientifique ». Mais qu'est-ce que cette « distance » sinon une manière confortable de ne pas s'impliquer ?
Heureusement, une attitude nouvelle commence à se répandre, à gagner du terrain : une recherche impliquée, engagée, qui peut et veut mettre l’expertise, l'expérience, le savoir et les compétences en matière d'écriture et de diffusion, au service de... de quoi au juste ? De quelle cause ? Et comment agir « scientifiquement » au service de la cause qu'on défend soi-même sans tomber dans l'idéologie, dans le dévoiement de la connaissance ?
La réponse pourrait paraître simple : on doit pouvoir agir, écrire, en faveur de la démocratie, faire connaître l'histoire des injustices, des opprimés, l'histoire de ceux dont l'histoire n'a pas été écrite ou qui a été masquée, ou travestie. Mais le camp adverse vous reprochera toujours de tomber dans la partialité, dans l'idéologie. Le camp adverse : les fachos ? Non, pas forcément ! L'académisme timide, prudent, carriériste, le chercheur qui ménage la chèvre et le chou, ménage ses avants et ses arrières, a toujours en tête la tactique à suivre, les manœuvres à effectuer, le « tact » qui ne blesse personne et surtout pas ceux qui ont un pouvoir de décision sur la carrière.
Ecrire de manière engagée, oui, cela comporte un risque, pas forcément la torture ou la prison, mais un avancement qui traîne, une mutation non souhaitée, un licenciement. Ou pour un doctorant, une difficulté d'accès au terrain, aux archives... ou une difficulté de publication, de recrutement, que sais-je. Au moment du soulèvement de Gezi, on recommandait parfois la plus grande prudence aux jeunes chercheurs, en entrevoyant pour eux la possibilité d'un refus d'accès au terrain de l'enquête. J'avais trouvé ces recommandations insultantes vis-à-vis de ceux et celles qui vivent, étudient, recherchent, dans leur propre pays, la Turquie, en prenant des risques. Et qui risquent, eux, la prison, ou des ennuis bien pires que la difficulté d'accès à un terrain de recherche. J'ai suffisamment parlé de certains cas, auxquels je vous renvoie. Heureusement, la turcologie française dispose aujourd'hui d'une riche pépinière de jeunes chercheurs et chercheuses, engagés, intrépides et qui renouvelleront la connaissance de la Turquie.
Face à ceux qui sont victimes d'une répression, s'engager, soutenir ceux et celles qui sont du mauvais côté est un devoir moral. Il ne s'agit pas d'engagement politique direct, mais d'une manière de chercher et d'écrire qui ne ménage pas la chèvre et le chou, qui soit une recherche de la vérité et non d'une position universitaire. Une manière de faire qui met le chercheur en accord avec lui-même, et qui procure une profonde satisfaction.
Alors que la jeunesse de Turquie cherche des voies nouvelles vers la démocratie, alors que la population tout entière essaie de faire face au passé que leur ont légué les Jeunes Turcs et les kémalistes, alors que les Kurdes, depuis que la république existe, luttent pour que leur langue, leur culture, leurs droits soient pris en compte par la République, alors que les droits des travailleurs sont bafoués, que le pays et son écologie sont mis à sac et ravagés par des affairistes corrompus, est-il possible de rester « neutre », de respecter une « distance scientifique » ?
Un groupe de chercheurs new-yorkais d'origine turque a répondu « non ». Il s'agit du Research Institute on Turkey créé en février dernier par un groupe de militants, chercheurs, universitaires. Leur but, « une initiative de recherche coopérative visant à une Turquie plurielle, égalitaire et démocratique ». Leur origine, « une suite naturelle de la collaboration entre la plate-forme new-yorkaise et d'autres plate-formes localisées hors de Turquie qui avaient suivi le mouvement de résistance de Gezi ». Leurs principes, « une pratique opposée à la production de savoir élitiste, hiérarchique et soumise au marché (…). Nous envisageons notre projet dans le cadre d'un travail coopératif s'insérant dans une conscience sociale ».
Le mouvement est en lien avec un groupe d'intellectuels de Boston, les Bostonbullular, et depuis ce printemps tous sont très actifs à New-York, Washington et Boston. Ces chercheurs radicaux sont également présents au Canada et en Allemagne. En France ? Je ne sais pas.
Ceci me paraît en excellent raccord avec ce qu'écrivait hier sur Facebook Nergis Canefe, enseignante et chercheuse à Toronto, au cours de son attente fébrile des résultats des élections :
« Mes chers amis, étudiants et collègues de la diaspora ... nous portons une grande responsabilité : nous sommes les yeux, les oreilles, les mains d'un peuple qui souffre sous une dictature de plus en plus sanglante... Demain, la victoire restera peut-être marginale et il faudra de toute manière la payer chèrement... Nous devrons être incisifs, vigilants, en alerte, et ne jamais céder au désespoir.... Nous avons le privilège de ne pas subir directement ce régime où la vie est sujette à une loterie gérée par l'Etat... Certes, il est difficile d'être loin du pays, même si ce n'est qu'une partie du temps, mais c'est une position que nous pouvons utiliser comme un avantage, une possibilité de recul, une opportunité de soutien à ceux qui souffrent des maux insupportables, et nous avons la responsabilité d'agir en tant que voix qui disent leur histoire, qui passée sous silence... »
On ne peut mieux exprimer ce que je voulais dire, en incluant les amis de la Turquie, les spécialistes, les chercheurs étrangers, dans une même « responsabilité d'agir en tant que voix » de ceux qui sont « là-bas ».
Voici le texte original en anglais de Nergis Canefe :
« My dear friends, students and colleagues in the diaspora....we have a great responsibility as the eyes, ears, hands of a people who suffer under an increasingly blood-thirsty dictatorship...Tomorrow, likely the wins will be marginal and a heavy price will be paid even for that...We must be incisive, vigilant, alert, and never give in to hopelessness....We have the privilege of not living in the midst of a regime where one's life is subject to a lottery run by our state....As much as it is hard to be away at least part of the time, it is a position that we could use as a vantage point, as a point of support for those who suffer insufferable ills, and we have the responsibility to act as the voice that tells their story which is silenced... »