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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Prêter sa voix à ceux qui sont "là-bas" : recherche radicale

Publié par Etienne Copeaux sur 7 Juin 2015, 16:29pm

Catégories : #La Turquie d'aujourd'hui

Un concept de "recherche radicale" est en train de s'inventer. Est-il vraiment possible, sans hypocrisie, de respecter une "distance scientifique", c'est-à-dire ménager la chèvre et le chou pour, en réalité, se ménager l'avenir? Quelques réponses nous viennent de Toronto, de New-York, de Boston...

Prêter sa voix à ceux qui sont "là-bas" : recherche radicale

Il est difficile d'écrire un jour de scrutin historique. Sur Facebook, des ami(e)s font du bon travail en relayant de brèves informations sur les fraudes ou tentatives de fraudes, sur les tensions dans les régions kurdes... Chacun est impatient, les journalistes sont sur les dents.

Pour ma part je n'écris pas volontiers sur l'événement présent. Il m'est arrivé plusieurs fois d'écrire des bêtises en voulant aller trop vite.

Mais que faire ? J'ai beau me dire que mon article en chantier, qui porte sur les ruines bizarres dont j'ai montré quelques exemples voici quelques jours, est en rapport étroit avec le présent de ce scrutin, j'ai l'impression d'être en décalage total avec cette journée.

Le temps passe, l'issue du scrutin s'approche et j'essaie vainement de me concentrer sur ces fichues ruines... qui sont pourtant le fond du problème.

Raccorder le passé récent au présent, enraciner le présent, c'est un peu l'objectif que je me suis fixé, en laissant souvent au lecteur le soin de faire lui-même ce « raccord ». Me sera-t-il possible ces jours-ci, est-ce d'ailleurs possible en général, de faire un petit travail sur le passé, sans être absorbé par le présent ?

L'attitude des chercheurs « ancienne manière » ou classiques consistait à se retrancher dans une feinte neutralité baptisée « distance scientifique ». Mais qu'est-ce que cette « distance » sinon une manière confortable de ne pas s'impliquer ?

Heureusement, une attitude nouvelle commence à se répandre, à gagner du terrain : une recherche impliquée, engagée, qui peut et veut mettre l’expertise, l'expérience, le savoir et les compétences en matière d'écriture et de diffusion, au service de... de quoi au juste ? De quelle cause ? Et comment agir « scientifiquement » au service de la cause qu'on défend soi-même sans tomber dans l'idéologie, dans le dévoiement de la connaissance ?

La réponse pourrait paraître simple : on doit pouvoir agir, écrire, en faveur de la démocratie, faire connaître l'histoire des injustices, des opprimés, l'histoire de ceux dont l'histoire n'a pas été écrite ou qui a été masquée, ou travestie. Mais le camp adverse vous reprochera toujours de tomber dans la partialité, dans l'idéologie. Le camp adverse : les fachos ? Non, pas forcément ! L'académisme timide, prudent, carriériste, le chercheur qui ménage la chèvre et le chou, ménage ses avants et ses arrières, a toujours en tête la tactique à suivre, les manœuvres à effectuer, le « tact » qui ne blesse personne et surtout pas ceux qui ont un pouvoir de décision sur la carrière.

Ecrire de manière engagée, oui, cela comporte un risque, pas forcément la torture ou la prison, mais un avancement qui traîne, une mutation non souhaitée, un licenciement. Ou pour un doctorant, une difficulté d'accès au terrain, aux archives... ou une difficulté de publication, de recrutement, que sais-je. Au moment du soulèvement de Gezi, on recommandait parfois la plus grande prudence aux jeunes chercheurs, en entrevoyant pour eux la possibilité d'un refus d'accès au terrain de l'enquête. J'avais trouvé ces recommandations insultantes vis-à-vis de ceux et celles qui vivent, étudient, recherchent, dans leur propre pays, la Turquie, en prenant des risques. Et qui risquent, eux, la prison, ou des ennuis bien pires que la difficulté d'accès à un terrain de recherche. J'ai suffisamment parlé de certains cas, auxquels je vous renvoie. Heureusement, la turcologie française dispose aujourd'hui d'une riche pépinière de jeunes chercheurs et chercheuses, engagés, intrépides et qui renouvelleront la connaissance de la Turquie.

Face à ceux qui sont victimes d'une répression, s'engager, soutenir ceux et celles qui sont du mauvais côté est un devoir moral. Il ne s'agit pas d'engagement politique direct, mais d'une manière de chercher et d'écrire qui ne ménage pas la chèvre et le chou, qui soit une recherche de la vérité et non d'une position universitaire. Une manière de faire qui met le chercheur en accord avec lui-même, et qui procure une profonde satisfaction.

Alors que la jeunesse de Turquie cherche des voies nouvelles vers la démocratie, alors que la population tout entière essaie de faire face au passé que leur ont légué les Jeunes Turcs et les kémalistes, alors que les Kurdes, depuis que la république existe, luttent pour que leur langue, leur culture, leurs droits soient pris en compte par la République, alors que les droits des travailleurs sont bafoués, que le pays et son écologie sont mis à sac et ravagés par des affairistes corrompus, est-il possible de rester « neutre », de respecter une « distance scientifique » ?

Un groupe de chercheurs new-yorkais d'origine turque a répondu « non ». Il s'agit du Research Institute on Turkey créé en février dernier par un groupe de militants, chercheurs, universitaires. Leur but, « une initiative de recherche coopérative visant à une Turquie plurielle, égalitaire et démocratique ». Leur origine, « une suite naturelle de la collaboration entre la plate-forme new-yorkaise et d'autres plate-formes localisées hors de Turquie qui avaient suivi le mouvement de résistance de Gezi ». Leurs principes, « une pratique opposée à la production de savoir élitiste, hiérarchique et soumise au marché (…). Nous envisageons notre projet dans le cadre d'un travail coopératif s'insérant dans une conscience sociale ».

Le mouvement est en lien avec un groupe d'intellectuels de Boston, les Bostonbullular, et depuis ce printemps tous sont très actifs à New-York, Washington et Boston. Ces chercheurs radicaux sont également présents au Canada et en Allemagne. En France ? Je ne sais pas.

 

Ceci me paraît en excellent raccord avec ce qu'écrivait hier sur Facebook Nergis Canefe, enseignante et chercheuse à Toronto, au cours de son attente fébrile des résultats des élections :

« Mes chers amis, étudiants et collègues de la diaspora ... nous portons une grande responsabilité : nous sommes les yeux, les oreilles, les mains d'un peuple qui souffre sous une dictature de plus en plus sanglante... Demain, la victoire restera peut-être marginale et il faudra de toute manière la payer chèrement... Nous devrons être incisifs, vigilants, en alerte, et ne jamais céder au désespoir.... Nous avons le privilège de ne pas subir directement ce régime où la vie est sujette à une loterie gérée par l'Etat... Certes, il est difficile d'être loin du pays, même si ce n'est qu'une partie du temps, mais c'est une position que nous pouvons utiliser comme un avantage, une possibilité de recul, une opportunité de soutien à ceux qui souffrent des maux insupportables, et nous avons la responsabilité d'agir en tant que voix qui disent leur histoire, qui passée sous silence... »

On ne peut mieux exprimer ce que je voulais dire, en incluant les amis de la Turquie, les spécialistes, les chercheurs étrangers, dans une même « responsabilité d'agir en tant que voix » de ceux qui sont « là-bas ».

 

Voici le texte original en anglais de Nergis Canefe :

« My dear friends, students and colleagues in the diaspora....we have a great responsibility as the eyes, ears, hands of a people who suffer under an increasingly blood-thirsty dictatorship...Tomorrow, likely the wins will be marginal and a heavy price will be paid even for that...We must be incisive, vigilant, alert, and never give in to hopelessness....We have the privilege of not living in the midst of a regime where one's life is subject to a lottery run by our state....As much as it is hard to be away at least part of the time, it is a position that we could use as a vantage point, as a point of support for those who suffer insufferable ills, and we have the responsibility to act as the voice that tells their story which is silenced... »

 

http://bostonbul.org/

http://riturkey.org/tr/

 

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P
Merci pour votre réponse. Pour répondre à votre article maintenant: dans un pays où il est difficile de révéler l'exacte pour ne pas dire la vérité - toujours difficile à approcher pour les chercheurs en sciences sociales qui s'interrogent toujours sur le moyen le plus efficace pour atteindre l'objectivité tant recherchée - sortir du discours officiel devient, même si on se le refuse, un engagement politique. Qu'on le veuille ou non, on entre dans une lutte intellectuelle qui, pour ma part, n'a pas de lien ou pas forcément avec le militantisme. Quand je lis vos articles sur ce blog, par exemple, je n'ai pas l'impression de lire un militant. Simplement, un chercheur qui travaille à partir d'éléments et de matières et en cela répond à la démarche scientifique. Éclairer c'est s'engager, en effet, mais au profit d'une honnêteté intellectuelle. Et quand je vous lis, même si j'avais déjà eu vent du propos, je me dis merde alors le monde de la recherche est si aseptisée que cela? En Turquie, c'est une évidence mais ailleurs? Vraiment, je voudrais bien vous lire à ce sujet, entendre votre témoignage. A quel point avez-vous été "éjecté"? Entre nous, qui est le plus militant: celui qui écrit "ce qui est" ou celui qui écrit "ce que l'on veut qu'il soit"? On a vite sa réponse.
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P
Selon vous, pourquoi cette volonté de faire de la recherche engagée ne s'exprime-t-elle que maintenant? Le changement s'opère-t-il en réaction à un homme (Erdogan), un parti politique (AKP) considéré comme islamiste et autoritaire ou parce qu'il y a un réveil, un sursaut, une envie de démocratie pour tous dans ce pays? En bref, est-ce une réaction des laïcards qui ont une vision de la démocratie limitée (comme on a pu le voir dans le passé) et qui refusent de voir leur pays tomber aux mains du "religieux" ou des démocrates qui veulent aider le pays? Je vous pose la question car il m'arrive de lire journalistes, militants ou chercheurs qui nous racontent sincèrement que l'AKP et Erdogan ont fait de la Turquie une dictature, un pays au régime autoritaire comme si, avant lui, tout était beau et rose.
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E
Non, je ne crois pas à une réaction de laïcards. En ce qui me concerne, ma motivation vient du constat (ancien, dès ma 1e visite en 1981) "comment peut on écrire des bouquins aussi soporifiques sur un pays aussi passionnant?" - je fais allusion à la production turcologique "à la papa"? Il n'y a qu'à voir comment JP Roux expédie la question kurde, en quatre mots "ce ne sont pas des tendres" dans son Histoire des Turcs. Comment ne pas réagir à ça? Mes "sursauts" m'ont valu d'être éjecté, ce qui en même temps donne la liberté! Pourtant, la possibilité d'écrire librement ne va pas de soi. Pour moi il y a eu le miracle Internet et ce blog. Pour d'autres comme à New-York un effet de groupe, et le choc décisif de Gezi qui s'ajoutait à tous les autres accumulés (question kurde, génocide, le kémalisme, Erdogan etc). Quant à ceux qui croient que le déficit de démocratie et l'islamisation datent de 2002, eh bien... ils ne lisent pas susam-sokak!. Le monde des médias est ainsi fait: les journalistes courent d'un sujet à l'autre, pour la plupart l'actualité s'enracine dans un passé d'un an ou d'eux, les meilleurs remontent à 10 ans, mais généralement ils n'ont pas le temps. Pour appuyer leurs dires ils ont recours à des "experts" en place: si ceux-ci ne sont pas universitaires ou au CNRS, leurs propos à leurs yeux n'ont pas de valeur. Heureusement les intellectuels et universitaires turcs SONT engagés, comme Ahmet Insel. Heureusement il y a des journalistes français qui connaissent parfaitement la Turquie et y consacré leur vie ou presque. Il y en a d'autres, des jeunes, la liste serait longue, mais on les entend ou lit très rarement en France. Ils feront leur chemin. <br /> Enfin la vision "rose" de la période qui précède Erdogan vient de la complaisance générale à l'égard de la Turquie, qui vient de loin: complaisance à l'égard d'Atatürk en son temps, nécessaire allié anti-soviétique, membre de l'OTAN, "seul pays musulman laïque" (!!!) rempart contre l’islamisme etc.<br /> A propos de journalistes, France Inter avait envoyé pour les élections Christian Chénaux en Turquie. Ce n'est pas n'importe qui mais quelle expertise a-t-il de la Turquie? Comme c'est un grand professionnel, son reportage était bien, il a interrogé les bonnes personnes, mais pourquoi ne pas avoir fait parler les nombreux jeunes journalistes et experts français présents actuellement en Turquie? C'est de la paresse, tout simplement!<br /> Enfin, vous constaterez que les médias et les diplomates préfèrent toujours recueillir des paroles qui vont dans le sens de leurs propres préjugés et de leurs idées reçues. C'est grave mais c'est comme ça.
A
Mronsieur, vous êtes uns des rares personnes en France qui avez la clairvoyance de ce qu'est la Turquie d'aujourd'hui. <br /> Je vous encourage à poursuivre votre mission d'information et de recherche sur un sujet aussi complexe. <br /> La démocratie devrait devenir une réalité à plus ou moins long terme, sinon ce sera le triomphe du totalitarisme.<br /> Le travail des intellectuels turcs est une pièce maitresse du processus, ainsi que votre travail d'information d'une grande qualité.<br /> Bien cordialement.
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