Etrange archéologie, étranges lieux que ces 3800 villages fantômes du Kurdistan turc, vidés de leur population, souvent incendiés par les "forces de sécurité" pour forcer les habitants à choisir leur camp. Un désastre humain et culturel, un échec politique total pour l'armée et le pouvoir comme l'ont montré les élections du 7 juin
Les derniers habitants du village de Budamış (arr. d'Eruh) posant parmi les ruines en 1989. Photo Milliyet, 17 août 1989
Dans le sud-est de la Turquie, plus de 3 800 villages ont été évacués ou détruits depuis le début de la guerre entre l'armée turque et le PKK. Souvent, les maisons ont été incendiées ou bombardées. Pour celles qui ont été simplement abandonnées par leurs habitants, trente ans d'intempéries les ont transformées en ruines qu'on pourrait prendre pour d'antiques sites archéologiques. La nature va vite, la pluie dissout la maçonnerie de terre et le liant de chaux, la neige fait s'écrouler les toits plats, et le gel, puis la végétation, disjoignent les pierres ; souvent, les gens du voisinage terminent le travail en se servant des ruines comme d'une carrière.
Même s'il faut un œil un peu exercé, on peut facilement déceler ces villages disparus grâce à Google Earth ou Google Maps. Un sens topographique, géographique, une habitude du terrain réel facilite la compréhension du terrain virtuel. Dans les régions durement éprouvées par la guerre, autour de Şırnak par exemple, d'Eruh, de Kulp, Kıgı ou Lice, il suffit parfois de naviguer sur les images satellitaires, le long d'une route de terre qui monte vers la montagne. Si l'image a été prise en été, les pâturages sont jaunis par la sécheresse ; la présence d'une tache de végétation encore verdoyante – avant dessèchement total dans quelques décennies - indique un ancien réseau d'irrigation, des sources captées, où la probabilité d'un établissement humain est forte. C'est là, souvent, qu'on trouve des ruines, souvent simplement à l'état de fondations, dont l'ensemble dessine, sur l'image, un plan précis comme un cadastre. Parfois, on distingue nettement des maisons encore habitées, reconnaissables à leurs toits de tôle ou de béton très clairs ou brillants sur l'image ; à proximité, des bâches bleues abritant le fourrage sont bien visibles, et de nombreux chemins et sentes bien battus témoignent d'un reste d'activité.
Cette approche « en promenade » permet une meilleure compréhension de la région, du relief, des versants et vallées. Mais on peut aussi procéder à partir des témoignages disponibles dans la presse de l'époque, ou de la presse actuelle, car on reparle beaucoup de ces villages fantômes à l'occasion de procédures judiciaires intentées à l'Etat par les expulsés, ou à propos de mouvements de retour. On peut les trouver par les moteurs de recherche en utilisant des mots-clés tels que boşaltılan köyler (villages évacués), mecburi göç (évacuation forcée), köye dönüş (retour au village), ou sur les sites des associations d'expulsés dont la principale est la Göç Edenler Sosyal Yardımlaşma ve Kültür Derneği (Association d'entraide sociale et culturelle aux personnes déplacées) : Göç-Der, Akdeniz Göç-Der, Amed Göç-Der, etc. Une fois qu'on a trouvé un témoignage sur le sort d'un village, il suffit de renseigner son nom sur le moteur de recherche de Google Earth.
Plus directement encore, il existe des listes de ces villages évacués ou détruits, notamment celle qui a été établie sur Wikipedia. Les auteurs de cette liste ont renseigné les toponymes en kurde, qui ne sont pas pris en compte par Google Earth. Mais elle permet de se faire une idée précise de la répartition géographique des faits de guerre, de la densité des destructions et donc du phénomène migratoire dans certains secteurs.
Les villages détruits ne sont pas toujours situés en montagne, dans des lieux isolés, vulnérables ou propices au retrait des combattants. On en trouve dans des régions visiblement opulentes, à proximité de plaines irriguées, et dans ce cas l'exode rural d'ordre économique, propre à notre époque, ne suffit pas à expliquer la désertification.
Les sources officielles et la grande presse, dans les années 1990, faisaient volontiers état de destructions, mais en faisant parler des témoins qui accusaient le PKK. De telles exactions ont eu lieu bien sûr : des villages refusant gîte et couvert, voire l'argent, exigé par les combattants ; ou des villages soumis au contrôle des « protecteurs de village »; ou encore servant trop facilement de base aux opérations des « forces de sécurité » (güvenlik güçleri, terme désignant en vrac l'armée, la gendarmerie, la police, les « équipes spéciales » et les « protecteurs de villages »).
Mais le PKK n'avait guère intérêt à détruire des villages ou à faire fuir la population, car il avait trop besoin des ressources de la campagne (produits alimentaires, bétail, fourrage... et recrues). Au contraire, les « forces de sécurité » avaient intérêt à détruire des villages ou à en expulser les populations : c'est la vieille politique de la terre brûlée, par laquelle on cherche à enlever à l'ennemi toute possibilité de refuge, d'appui, de ravitaillement et de recrutement. L'armée turque a délimité des zones d'opérations transformées en zones interdites, comme le fit l'armée française durant la guerre d'Algérie. Les allées et venues étant sévèrement contrôlées, tout mouvement d'hommes, de bétail, de marchandise était suspect et traité comme tel. Souvent, le pacage était interdit, ainsi que le transport de denrées alimentaires : la vie était rendue impossible aux villageois, qui ont dû partir « volontairement » pour survivre. Plus radicalement, l'armée a fait procéder à l'évacuation forcée de nombreux villages qui se trouvaient dans les zones d'opérations.
La destruction de villages ou de maisons par les « forces de sécurité » a été largement pratiquée à titre de représailles : un attentat contre un « protecteur », un gendarme, un instituteur ou tout représentant de l'Etat, et le village entier était suspecté d'aide à l'ennemi et brûlé. De même pour les villages qui refusaient de fournir des « protecteurs ». La doctrine de l'armée était nette : le 21 septembre 1989, à Van, le général Recai Uğurluoğluavait averti « C'est oui ou non ; ou vous êtes avec nous, ou vous êtes avec le PKK » (cité dans « Rapport sur les protecteurs – Koruculuk raporu » émanant de la Göç-Der d'Istanbul, 2013). Et lorsque le village était divisé, lorsqu'une partie seulement versait dans le système de « protection », les autres habitants en étaient expulsés.
Lorsqu'on découvre un village ruiné sur Google Earth, on doit s'assurer de la période d'abandon. En effet toute ruine n'est pas due à la guerre, surtout en montagne : un glissement de terrain, des sources qui tarissent, des conditions de vie trop dures (beaucoup de ces villages sont à plus de 2000 m) ont pu pousser les habitants à chercher une vie meilleure, comme dans toute la Méditerranée.
Un bon moyen de vérifier la date du déclin ou de la ruine d'une localité est le site officiel yerelnet, qui fournit le chiffre des recensements pour chacun des villages de Turquie depuis 1985. La plupart du temps, l'évolution de la population d'un village en ruine confirme ce dont on se doutait : la chute de la population (une brusque diminution par deux, par cinq, par dix, ou la disparition totale des tableaux statistiques) se situe bien entre 1990 et 2000, avec quelquefois une reprise qui atteint très rarement le niveau de population antérieur à l'évacuation. Ces données permettent d'éviter les confusions possibles entre les villages évacués à la fin du XXe siècle, et d'autres, notamment arméniens abandonnés au moment du génocide. Une diminution rapide de la population au cours de la dernière décennie du XXe siècle ne laisse pas de doute sur la cause du phénomène : ce sont les faits de guerre qui ont fait fuir la population.
Sur l'image satellitaire d'un village abandonné, on peut avoir la chance d'y trouver d'autres sources, photographiques et textuelles. Les temps ont changé, on circule librement dans la plupart des anciennes zones de guerre, et les anciens habitants ou leurs enfants retournent au village, au moins pour le souvenir, et prennent des photos qu'ils « postent » sur Google Earth. Celles-ci peuvent être une manne. Elles renseignent sur le paysage à différentes saisons, et sur l'état des maisons et, souvent, leur auteur donne le nom kurde du lieu. Elles peuvent renvoyer à des albums plus fournis qui concernent plusieurs villages, ou encore à des sites ou des pages Facebook elles-mêmes liées à une Göç-Der. Ainsi la découverte d'un village sur Google Earth peut être le début d'une recherche vertigineuse, qui peut conduire, par exemple, sur You Tube, à des documents tels que des films en super-8 tournés avant la destruction.
En outre les photos sont parfois commentées par des personnes du même village, ou encore, si le lieu est proche d'un établissement militaire, par d'anciens soldats qui ont effectué là leur service dans les années 1990.
La recherche sur l'image satellitaire peut donc mener, avec un peu de chance, à une petite constellation de données, incluant des articles de journaux de l'époque, mis en ligne dans les archives de quotidiens comme Milliyet ou Hürriyet. Mais il faut de la chance : de très nombreux villages n'ont pas de photos, et leur nom ne donne aucun résultat dans un moteur de recherche.
En y regardant de plus près, on peut observer plusieurs stades, plusieurs situations, entre la désertification et la reprise de population. Aux villages dont les statistiques s'éteignent vers 1995 correspondent des ruines parfois à peine discernables sur les images satellitaires, comme Kalkanlı (département de Van), 230 habitants en 1985, 47 en 1990, 5 en 2011 (photos disponibles à cette adresse) ; ou Pazarköy (département de Nusaybin), 94 habitants en 1985, 46 en 1990, inhabité en 1995. Dans cette région de Nusaybin, dès 1996, la moitié des villages avaient été évacués (cf. Cumhuriyet, 16 novembre 1996).
A l'inverse, certains villages retrouvent un niveau de population presque égal à la situation antérieure ; souvent, dans ce cas, comme le montrent les photos, le village a été reconstruit à proximité, sous forme d'un lotissement aux maisons semblables et alignées, très facilement repérable ; aux alentours, de petites taches bleues signalent les bâches qui protègent le fourrage comme à Kocadağ (Nusaybin), population stable autour de 250 personnes.
C'est également le cas de Budamış (arr. d'Eruh), dont la population se maintient autour de 20 habitants dans un quartier neuf. En 1989, deux reporters de Milliyet, Turgay Gözdereliler et Tunca Bengin, se sont intéressés à ce village en ruines, qui n'abrite plus qu'une famille en 1989, Metin Dündar et ses six enfants. Tous les autres sont partis à Ceyhan, au sud. A Budamıs, dit-il, « jusqu'en 1985, on était bien. On avait l'électricité, même le téléphone. Mais le PKK nous harcelait, il exigeaient des vivres, de l'argent. On craignait une attaque à chaque instant. Ceux qui refusaient étaient menacés de mort. Ils nous parlaient des villages voisins, déjà détruits : on va faire pareil ici » (Milliyet, 10 et 17 août 1989).
Le village de Çetinkol (Eruh) connaît au contraire un regain de population entre 1985 et 1990 ; sans doute des habitants de villages voisins se sont-ils réfugiés là, pour un temps, avant de repartir ailleurs : on passe de 273 habitants (1985) à 304 en 1990 avant de chuter (78 en 2012, qui vivent dans un lotissement récent). Les lotissements ont été construits sous protection de l'armée ou directement par elle, après la phase de relative pacification qui a suivi l'arrestation d'Öcalan, le chef du PKK, en février 1999. Il s'agit vraisemblablement de villages ou de tribus dont la population s'était rangée du côté de l'Etat.
Çetinkol (Eruh). A gauche, vue verticale des ruines. A droite, le village nouveau (photo Cerrahitek)
Entre les deux extrêmes, on observe dans de nombreux cas, sur les lieux mêmes, des maisons ou des quartiers entiers habités et entretenus, au milieu des ruines, comme à Göllüce (Darende, Malatya) qui perd les ¾ de sa population, mais où une soixantaine de personnes se maintiennent dans une dizaine de maisons ; ou Hedik (Lice) qui perd les 9/10e de sa population en passant de 305 à 30 habitants subsistant dans quelques maisons seulement.
Si la grande presse et les sources officielles incriminent le PKK, le rapport sur les protecteurs de villages émis par Göç-Der en 2013 fournit d'autres explications : très souvent, lorsqu'un village était évacué, ce sont les protecteurs qui s'y installaient avec leurs familles, et mettaient la main sur les biens abandonnés, les champs, le bétail s'il n'avait pas été abattu, sous la protection de leur tribu et avec la complicité de l'Etat. C'est ainsi que de nombreux villages ont échappé à l'abandon total.
Mais cette présence est un obstacle presque insurmontable au retour des expulsés. Les protecteurs, dont beaucoup ont commis des crimes, craignent la vengeance et font tout pour empêcher les retours, y compris les menaces de mort ou même l'assassinat. Le Koruculuk raporu en donne quelques exemples.
En 1993, Yusuf Ünal a été expulsé de son village de Nureddin (Nordin), département de Muş, pour avoir refusé l'embrigadement dans les protecteurs. Il y retourne en 2002 pour faire les foins. Tombé dans un piège, il est tué ainsi que son frère et son fils (Koruculuk raporu, p. 11, citant Özgür Politika, 10 juillet 2002.
En 1994, le village d'Uğrak ou Cadê, 350 habitants (arr. de Bismil, Diyarbakır) est évacué de force. Les protecteurs s'y installent, la population est de 70 habitants en 2000. En 2002, un tribunal autorise les habitants à y retourner et ordonne aux protecteurs de rendre les terres à leurs propriétaires. Ceux-ci se rendent au village sous la protection des gendarmes, mais très vite trois personnes sont tuées dont un enfant de six ans (Koruculuk raporu p. 11, citant Milliyet du 28 septembre 2002). Aujourd'hui, 123 personnes vivent à Ugrak.
En 1995, Hayrettin Yıldırım a été expulsé du village de Kaşyayla (arr. de Sason, Batman) prétendument pour des raisons de sécurité. En 2004, il décide d'y retourner, avec ses 10 enfants. Mais les protecteurs sont restés et occupent ses terres. Il s'est établi provisoirement dans un village voisin mais il est battu et gravement blessé par des protecteurs (Koruculuk raporu p. 10).
Il est possible d'entrer assez profondément dans la vie et la reprise de vie d'un village grâce à tous les outils de recherche mentionnés – et tous ceux que j'ignore. De riches monographies sont possibles, qui devraient bien entendu être complétées par des travaux de terrain, sur place, et non plus sur les images.
Je voudrais mentionner deux localités, repérées au hasard de mes promenades sur Google Earth, qui sont documentées sur la Toile.
Yediyaprak ou Hergulê (à 5 km à l'ouest d'Eruh, non loin de Budamış) était un gros village bâti sur une butte, dans un environnement de collines. Il avait été totalement détruit, et se trouve en reprise timide après être passé de 248 habitants (1985) à 70-80 de nos jours. Malgré le grand nombre de documents sur la Toile et mes tentatives de contacts avec des internautes, je n'ai n'ai pour l'instant pas pu savoir ce qui s'est passé exactement. Mais depuis quelques années, des maisons ont été construites à l'écart, visibles sur les images satellitaires.
Il existe des pages Facebook dont certaines sont d'inspiration fortement religieuses ; toutes comportent de nombreuses photos. Mais en tapant les mots « Yediyaprak Hergule » sur un moteur de recherches, on obtient de nombreux résultats : photos, diaporamas, petits films, musique comme à cette adresse. On peut également accéder à ces photos en passant par Google-Maps.
De gauche à droite et de haut en bas: Vue générale verticale du vieux village en ruine et des maisons nouvelles; vue des ruines; vues du vieux village par "hergule" et "TheEruh" postées sur Google Earth en 2009
Un nommé Murat a rassemblé des clips musicaux tous dédiés au village de Yediyaprak. Un autre, TheEruh, a réalisé des compilations illustrées de photos du lieu. La nostalgie est visiblement très forte, et le mouvement de retour au village également ; voyez le petit film de Murat « Hayalim, özlemimsin Hergulê » (Tu es mon rêve, tu me manques Hergulê ».
Pour la curiosité de la scène, et sa beauté aussi, je vous recommande cette vidéo due également à Murat, où des gamins délurés font mine de chanter « Roj Naçe » de Şahe Bedo en play-back, avec pour décor les ruines du village.
A partir de son image sur Google-Earth, j'ai découvert un autre cas très particulier, à une dizaine de km au sud d'Eruh, un village important, originellement établi sur une pente, au-dessus d'une zone de riches jardins irrigués tellement verte qu'elle est repérable de très haut sur les images satellitaires. A proximité immédiate, formant un V renversé avec l'ancien village, un quartier de maisons neuves alignées. Au nord-ouest, presque à la jonction des deux branches du V, on distingue un poste militaire fortifié.
Il s'agit de Dağdöşü ou Bikêt, l'un des premiers villages attaqués par le PKK le 15 août 1984, car il est le siège d'un centre de commandement de la gendarmerie, qui est en Turquie une troupe d'élite ayant joué un grand rôle dans la répression du mouvement kurde. Le village d'origine est en très grande partie ruiné. En y regardant de près, seules les parties les plus basses du village, les quartiers qui devaient être difficilement accessibles autrement qu'à pied ou en mulet depuis la route qui passe en haut, ont peut-être été simplement abandonnés. Car il est certain que le nouveau village du haut a été construit par l'armée. La gendarmerie est une véritable forteresse.
Sous une telle protection, la population, de 500 habitants en 1985, est passée à plus de 1000 dès 2000 car le lieu a accueilli la population de deux autres localités (Hürriyet, 8 février 1999). Jusqu'à 1500 personnes se sont entassée à 2 ou 3 familles par maison dans l'ancien village, jusqu'à la construction du nouveau par l'armée. Ces villageois étaient-ils réellement menacés par le PKK, ou l'armée a-t-elle imposé le regroupement ? En tout cas pour les villageois, la protection a été renforcée, à proximité immédiate du poste fortifié, et pour l'armée le contrôle a été facilité, d'autant plus que c'est un village de « protecteurs » : c'est, à l'époque, la condition sine qua non pour continuer à vivre dans un village.
Les photographies de Dağdöşü sont nombreuses sur Google-Earth. Et les commentaires, tous postés par d'anciens militaires qui y ont fait leur service, sont instructifs. Certains se plaignent, quinze ans plus tard, de la vie difficile, éloignée de tout. La construction du nouveau village, en 2000-2001, a absorbé une grande partie de leur activité : « Dans chaque pierre il y a notre boulot. Je souhaite maintenant que ces gens, nos compatriotes, continuent de vivre tranquillement là-bas, et qu'ils profitent bien de leur nouveau village ». L'un d'eux a photographié une scène, probablement une noce. On y voit les habitants danser le halay au son de musiciens qui se tiennent, presque invisibles, dans l'ombre d'une maison. Les maisons sont tristement semblables et grises. De place en place, les paysans ont fait des tas de fourrage. Les pâtures, au dessus du village, sont immenses.
Dans les commentaires des photos, un ancien soldat se plaint du commandant du poste, le colonel Harun Çapur, « dont on avait peur comme de Dieu » ; un autre lui répond vertement, et à l'occasion on peut lire en filigrane ce qui faisait la vie des soldats et des villageois : « Je vois bien quel genre de type tu es. Je te réponds : qui est le commandant qui a fait faire par les bidasses des maisons en béton pour remplacer les maisons en terre des paysans ? Qui est le commandant qui marchait devant tout le monde avec le détecteur de mines ? Qui partait en tête du convoi ? Quel commandant disait 'Toute balle qui touche un de mes soldats c'est comme si j'étais touché moi-même' ? Quel est le commandant qui a créé au village une gendarmerie, une école, des maisons modernes ? Quel commandant a rétabli l'eau parce que les terroristes l'avaient coupée ? Comment s'appelait le commandant qui protégeait les pauvres ? Qui donnait du fric de sa poche au bidasse sans-le-sou qui partait en permission ? C'était un héros et un père pour les soldats, c'était Harun Çapur. » (commentaires datés du 2 octobre 2009).
Faut-il faire allégeance à l'armée pour vivre une vie normale ? C'est ce qu'essaie de faire croire Ferai Tınç dans Hürriyet, le 8 février 1999. Vraisemblablement convoquée par l'armée pour une opération de communication, elle arrive sur les lieux en hélicoptère. Il est vrai qu'à l'époque, les routes sont contrôlées par l'armée et les trajets par voie terrestre, dans cette région, sont interminables. Tout de suite, elle part visiter un atelier de confection de tapis, pour les filles du village, toutes vêtues de robes traditionnelles en velours fleuri : un cadeau du colonel Harun Çapur... L'atelier est dirigé pour l'heure par un soldat, et ce sont les soldats qui dessinent les motifs dont les filles s'inspirent.
Ferai Tınç veut décrire un « retour à la vie » après une période de misère et de dangers semés par le terrorisme. Désormais les hommes peuvent retourner aux champs et faire les foins. Sur les toits plats des maisons, le drapeau turc, et des antennes de télévision : 80 postes au village. L'école a 186 élèves, dont la moitié de filles. La journaliste se fait alors la porte-parole du préfet de Siirt, parle de la mobilisation pour l'éducation dans le département et notamment l'arrondissement d'Eruh.
L'Etat a ouvert à Dağdöşü un centre d'enseignement de quatre étages, dont l'un concentre les ordinateurs ; on y apprend l'informatique, l'anglais, on y prépare les examens d'université. La guerre est gagnée, selon Ferai Tınç, car « le plus grand ennemi du PKK, c'était la civilisation, il ne fallait pas qu'il y ait le moindre signe de civilisation au village. C'est pourquoi ils coupaient l'eau, la civilisation vient avec l'eau. »
Tout de même, Ferai Tınç avoue à la fin de l'article qu'elle a fait cette promenade en compagnie du fameux colonel Harun Çapur et du colonel Yurdaer Okan, commandant la place d'Eruh...
« Les jeunes de la région, qu'ils soient turcs, arabes ou kurdes, n'ont qu'un désir : vivre comme des êtres humains. C'est notre affaire à tous. C'est l'affaire de tous les Turcs ». Faut-il vraiment être à l'abri d'une forteresse pour « vivre comme des êtres humains » ? La pacification que connaît le mouvement kurde actuellement n'est pas celle des militaires, mais un processus de démocratisation maîtrisé, une révolution pacifique qui concerne effectivement tous les Turcs, mais pas dans le sens imaginé par les gendarmes et Ferai Tınç : il se peut qu'à terme la démocratisation du pays se fasse par le biais des mouvements kurdes. Je ne sais pas comment ont voté les gens de Dagdösü le 7 juin 2015, mais l'arrondissement d'Eruh, dans sa globalité, vote massivement pour le parti pacifiste et démocratique, que ce soit le BDP en 2011 (avec l'élection de la députée Gültan Kışanak, qui devint ensuite maire de Diyarbakır) ou le HDP en 2015 (78,5% des suffrages).
Cliquer ici pour plus de photographies de villages ruinés
Sources et liens:
http://www.akdenizgocder.org/,
http://ku.wikipedia.org/wiki/Bikarh%C3%AAner:Erdal_Ronahi/Gund%C3%AAn_%C5%9Fewit%C3%AE
Göç Edenler Sosyal Yardimlaşma Ve Kültür Derneğİ « Türkiye'de Koruculuk Sistemi: Zorunlu Göç Ve Gerİdönüşler” İstanbul 2013 22 p. http://www.bianet.org/system/uploads/1/files/attachments/000/000/893/original/koruculukraporu2013.pdf?1372945510)
Turgay Gözdereliler, Tunca Bengin, Seyfettin Özgezer,
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