Nombreux sont ceux qui ressentent la nostalgie d'un monde rural, celui de l'enfance ou d'un lieu où l'on a vécu adulte, où l'on a fait pousser des arbres et pris le temps de les voir grandir, où l'on a façonné la terre. Le son particulier du vent, le doux bruit de la pluie dans les grandes forêts, ou le parfum intense des pins sous la chaleur du sud. C'est une douce nostalgie, pas une douleur, à condition qu'on n'ait pas été expulsé.
Comment alors se représenter la douleur que d'autres peuvent éprouver après avoir été chassés ? Une douleur que avons longuement écoutée à Chypre, où il a fallu le temps d'une génération pour qu'elle s'apaise.
Relisons Le Grand Troupeau, de Jean Giono. C'est le livre de l'arrachement des conscrits de leur terre en 1914, du désastre des champs, des jardins et troupeaux à l'abandon, de la poignante nostalgie qui, au fond des tranchées, prend au ventre les poilus à tout moment, de manière inattendue. Giono seul peut parler de ce que signifie, quand on l'a perdu, « le petit cli-cli de la chaîne et le sabot qui tape doucement dans la paille » ; de ce qu'évoque le bruit d'une pomme de pin qu'on fait craquer : « Ça coulait dans lui, comme un ruisseau, avec tous les reflets ; ça bouillonnait en forêt dans son cœur. Il avait de la terre sur les lèvres ; le vent traversait sa tête ». A un ami qui agonise, le poilu Joseph parle tendrement des amandiers, des noyers, des beaux arbres de sa ferme, de l'eau-de-vie et des confitures. Des poilus en constant danger de mort ne pensent pas à leur mort, pourtant, mais à celle des arbres mitraillés : « Tu vois les salauds ce que ça fait à des arbres ! Je suis de la terre moi aussi. Ça, il n'y a que nous qui pouvons le comprendre ». Quant à la pensée du travail qui ne se fait pas, au pays, c'est un crève-coeur : « La force des mauvaises herbes, depuis qu'on avait perdu tout savoir et toute adresse. Depuis que les lourds de science et les porteurs de mains saines, on les avait envoyés en gros troupeau dessus la mort. (…) On entendait sourdement ruisseler des collines le torrent des graines et des racines. Des genévriers éclataient au milieu des champs. D'épaisses boules de cuscute s'engraissaient comme des tiques dans les luzernières. “On va tout perdre ! On va tout perdre !“ ».
Un paysan modèle sa terre par les soins qu'il lui porte ; la terre n'est pas seulement minérale, c'est une chose vivante. Un éleveur modèle son troupeau, par le croît qu'il contrôle au mieux, par ses achats judicieux, et il le contrôle par le long apprentissage des pâtures, le long apprentissage et le choix savant de ses chiens, mules et chevaux. C'est le travail d'une vie. « On va tout perdre ! » en est le cri de détresse.
Ceux de Giono étaient partis pour la guerre ; leurs femmes et leurs parents ont fait ce qu'ils pouvaient pour maintenir l'exploitation vaille que vaille. Les paysans algériens, les paysans kurdes, et tant d'autres dans le monde, ont été expulsés. Ils sont partis, et tout était déjà perdu : la maison, la terre, les bêtes. Croit-on qu'un paysan ne s'attache pas à ses vaches, à ses moutons et ses chèvres, à son cheptel abattu ou vendu à vil prix à des profiteurs ?
Au Kurdistan turc, la maison, si elle n'a pas été incendiée, a été pillée ou confisquée, sinon détruite après le départ. Souvent, les soldats ont piétiné ou détruit leurs affaires, leurs souvenirs de famille, leur photo de mariage, les cassettes de musique kurde. Les terres, patrimoine patiemment constitué au fil des générations, ne valent plus rien : qui voudrait les acheter ? Une terre, un jardin, des arbres fruitiers qu'on a vu pousser, des animaux que l'on a aimés, choyés, soignés, ne sont pas interchangeables comme des meubles ; ils sont l'extension de la vie, le prolongement du corps, la raison de vivre. Les villageois partent dans une détresse qu'un citadin ne peut imaginer, avec une rage inextinguible, qui se transmettra aux enfants, car les blessures morales, les humiliations, la perte de l'honorabilité qui était liée au cadre de vie, ne cicatrisent pas comme les blessures du corps.
On peut désormais trouver facilement sur Internet de petits films tournés par des groupes qui vont revisiter leur village, ou ce qu'il en reste, vingt ans plus tard. En 2013, dans la région de Semdinli (département de Hakkari) quelques hommes reviennent pour la première fois dans leur village d'Ortaklar, évacué de force en 1994. Ils retrouvent avec émotion le peu qui reste : des maisons, seulement la base des murs. Une brouette. Une carcasse de voiture. Un arbre planté là à l'époque. La tombe d'un jeune, sans doute un ancien camarade, décédé en 1993. L'un d'eux s'écrie « Nous voulons la paix ! Nous voulons revenir ici ! Nous soutenons le processus de paix ! ». Ils ne surmontent l'émotion que parce qu'ils sont venus en groupe pour trouver le courage de revoir leur enfance détruite. Le film se termine par un panorama de ces montagnes étonnantes dans lesquelles ils ont vécu ; inéluctablement, on ne peut alors s'empêcher de penser : « Seraient-ils restés là, ces jeunes, s'il n'y avait pas eu la guerre ? » Sans doute pas ; mais la douleur ne vient pas du départ, elle vient des conditions du départ.
Captures d'écran: visite du village d'Ortaklar (Semdinli) en 2013. Le village a été évacué en 1994. https://www.youtube.com/watch?v=BYfifw6i7Ck
Un des témoins auxquels la sociologue Övgü Ülgen donne la parole dans son mémoire résume le gâchis en évoquant ce qui peut passer pour dérisoire, le sort d'une perdrix : « Au lieu de s'en prendre au PKK, les soldats turcs ont bombardé les villages et les animaux sans prendre en considération quoi que ce soit autour des habitations. Une perdrix nichait près de notre village ; il y avait des oeufs dans son nid. J'ai pris l'habitude d'aller la regarder pour voir ses petits. Au jour exact où ils ont éclos, j'étais là et ils étaient tout petits. Le lendemain, je suis allé pour voir la perdrix et ses oisillons, ils étaient morts. Je ne peux pas oublier cet oiseau, je prenais bien soin de son nid et je le nettoyais délicatement pour préserver la perdrix et ses petits des loups qui pouvaient venir et les manger. Le feu des explosions les avaient brûlés. Pouvez-vous imaginer ? Cela peut être un homme aussi » (Ülgen, p. 39). Cet homme n'est ni sentimental ni ridicule. La perdrix assassinée représente à ses yeux le bonheur passé – même s'il est idéalisé – et la misère kurde.
J'ai évoqué dans l'article précédent les conditions de vie des centaines de milliers de miséreux partis dans les villes, des miséreux qui « étaient quelqu'un ». Vouloir retourner au village, ce n'est pas seulement le résultat de la nostalgie, même si celle-ci peut être une tristesse mortelle. C'est retrouver une vie qu'on aimait, un cadre dans lequel on avait sa place, c'est redevenir « quelqu'un ».
Les bardes kurdes chantent tout cela depuis des décennies mais leur chant ne nous parvient guère. Surgira-t-il parmi eux un nouveau Yasar Kemal, un Giono kurde qui mettraient en épopée la violence de l'expulsion, la violence de l'arrachement qui marquent la population kurde depuis au moins trois décennies ? Peut-être existent-ils déjà ?
Toujours est-il que le désir de retour, dans les années qui ont suivi immédiatement l'expulsion, n'était pas une utopie. Tout n'était pas perdu : il restait le savoir-faire, élément le plus précieux du capital. Avec une aide de l'Etat, on pouvait rebâtir et remettre en culture.
L'Etat, justement, devait faire face aux problèmes engendrés par l'exode. Le premier était une question d'image car dès 1992, des villageois de Kelekçi (s/p de Dicle) s'étaient adressés à la Cour européenne des droits de l'homme (CDEH) et en septembre 1996, la Turquie était mise en accusation en vertu des articles 3, 5, 6, et 13 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme (Sabah, Cumhuriyet, 17 septembre 1996 et Rapport HWR 2002). A la fin de 1997, environ 1800 personnes avaient adressé une requête à la CDEH (Rapport 532, pp. 89 à 97). Ainsi, le traitement de la population kurde par l'Etat turc commençait à faire scandale en Europe, et les autorités turques s'en inquiétaient. La seconde source d'inquiétude était l'ensemble des problèmes sociaux, politiques et urbanistiques engendrés par la migration, tout entier résumés par la poussée d'immenses quartiers d'habitat précaire (gecekondu) dans les grandes villes (voir sur ce blog L'Anatolie en ville).
Mais cet Etat ne pouvait envisager un retour à la situation antérieure, c'est-à-dire le repeuplement d'une multitude de villages avec les problèmes de « sécurité » induits, et le coût qu'aurait supposé la mise en œuvre des infrastructures nécessaires (routes, services sociaux, hygiène, réseaux d'eau et d'électricité etc.) pour inciter au retour et fixer la population. L'idée de « centre rural » (merkezi köy) ou de « ville rurale » (kent-köy) était dans l'air depuis des décennies, comme dans d'autres pays. Aussi, un projet gouvernemental de « retour au village » fut initié en janvier 1996. C'est alors que fut mise en place la commission parlementaire qui présentait en novembre 1997 le « rapport 532 ». Parmi les mesures proposées figurait justement le concept de merkezi köy. La même année, l'université de l'Euphrate présentait un projet (Merkez Köyler Projesi) pour la création de soixante centres ruraux dans le département d'Elazıg. Pendant ce temps, le flot des migrants continuait et l'on percevait très vite à la fois le mouvement d'exode et sa contre-partie immédiate, la volonté de retour. D'après une enquête de l'université Atatürk (Erzurum) publiée en août 1997, 53 % de la population de l'est anatolien souhaitait partir, mais trois ans plus tard, selon le rapport Barut publié en 2002, 93 % des migrants voulaient rentrer.
L'idée des centres ruraux n'était pas seulement une solution technocratique à l'exode rural. Aux infrastructures souhaitées par tous s'ajouterait leur équivalent militaire : poste de police, caserne de gendarmerie, ce qu'on a appelé plus tard les kalekol, mot-valise formé avec kale, la forteresse, et karakol, la gendarmerie, qui hébergent de puissants moyens de contrôle et de répression: selon ses concepteurs, « le cauchemar du PKK » (voir l'exemple ce la kalekol d'Aktütün (région de Semdinli). A la kalekol s'ajouteraient les forces disséminées dans la population, les fameux « protecteurs » (korucu). Accepter cette « protection », cette « haute sécurité », c'était en fait la condition sine qua non du retour.
Dès le début du gouvernement Refahyol (juin 1996), le général Karadayı, chef d'état-major, annonçait en personne au premier ministre Erbakan une « bonne nouvelle » : le retour au village allait être autorisé « dans les meilleurs délais ». Erbakan accueillait la nouvelle comme s'il ne s'agissait que d'une décision d'ordre économique et faisait part de son intention de soutenir la reprise de l'économie pastorale. Le gouvernement lançait alors le « Projet paix et bien-être ». Le 13 juillet 1996, Milliyet annonçait en manchette un « retour à la vie » pour le sud-est, grâce à une manne de subventions, plus de 130 projets de développement, et la mise en place de 65 000 fonctionnaires auxiliaires de développement. En précisant bien, toutefois, que la possibilité de retour serait conditionnée à la « sécurité » des villageois. Et Milliyet questionnait : « Mais qui va protéger les protecteurs ? »... car chacun savait qu’il y avait de nombreux comptes à régler.
L'exemple donné par le journal était éclairant : le village de Birki (département de Cizre), 55 familles et 600 habitants, « protégés » par 64 miliciens (korucu), plus d'un par famille. Quelques jours plus tard, Milliyet évoquait un autre exemple, le village de Yavrucak (département de Van) dont la population avait dû accepter la « protection » de 45 korucu pour pouvoir revenir (Milliyet, 16 et 18 juillet 1996).
Pour appuyer l'annonce des dirigeants militaires et civils, la presse se commettait dans des opérations de propagande de l'armée, comme ce reportage de Hürriyet sur un village de la région d'Agrı où le préfet et le commandant de garnison offraient un repas aux habitants de retour dans les ruines, et leur promettaient une remise en état « dans les plus brefs délais » et « la sécurité » (Hürriyet, 13 juillet 1996). Si Milliyet évoquait le problème de la protection des protecteurs, peu de journalistes faisaient part de la nécessité, plus impérieuse pour les villageois, d'être protégé... des protecteurs, de leurs violences et de leurs exactions.
Repas offert par l'armée et la préfecture aux paysans retrouvant leur village. Photo Ahmet Özbilgi, Hürriyet, 13 juillet 1996.
Pourtant, le même jour, des reporters de Zaman visitaient des migrants vivant dans un bidonville d'Istanbul, qui avaient fui leur village trois ou quatre ans plus tôt. Ils auraient voulu retrouver ce qu'ils avaient laissé, mais il n'y avait plus ni travail, ni terre, ni confiance. Ils voulaient surtout la suppression de l'état d'exception (OHAL) et du système des protecteurs, sinon, disaient-ils lucidement, « il n'y aura jamais de sécurité » (Zaman, 13 juillet 1996).
La parole officielle et celle des médias conformistes se voulaient très optimistes au cours de l'été 1996 : « La confiance et le calme sont de retour », affirmait le préfet de Mus, où plus de 5 000 personnes seraient revenues (Zaman, 21 août 1996). Mais quel déséquilibre en réalité ! Pour les retours, on comptait au plus, pour toute la Turquie, dix à quinze mille personnes, selon la ministre de l'Intérieur Meral Aksener elle-même (Yeni Safak, 29 décembre 1996), 20 000 à la fin de 1997 selon l'officiel « rapport 532 », alors que des centaines de milliers, voire des millions, avaient fui leur village : à Diyarbakır, 1820 retours pour plus de 50 000 départs ; à Hakkari, 2700 retours pour 41 000 départs ; à Siirt, 782 pour plus de 31 000 ; et à Mardin, 3400 pour plus de 52 000 départs. Encore les chiffres des départs sont-ils vraisemblablement sous-estimés. Milliyet du 17 novembre 1997 parle ouvertement d'un fiasco de la politique de retour.
Ce n'est même pas parce qu'ils ne retrouveraient rien de ce qu'ils avaient dû laisser que les paysans expulsés ne revenaient pas au village. Là où se trouvaient des « protecteurs », ils en étaient empêchés. Si la tribu voisine était rivale et collaborait avec l'Etat, il y avait de fortes chances qu'elle se soit emparée des terres et des biens lors de la fuite des villageois et que, forte de ses « protecteurs », de leurs armes et du soutien des autorités, elle s'opposerait au retour. Car ceux qui avaient été expulsés parce qu'ils avaient refusé le système des protecteurs étaient considérés comme complices des « terroristes » ; les protecteurs mettaient la main sur les biens « abandonnés », au prix souvent de violente disputes entre eux, et l'Etat laissait faire.
En été 1997, le gouvernement de coalition succédant au Refahyol, dont l'intègre Bülent Ecevit était vice-premier ministre, a choisi de se transporter à Diyarbakır pour annoncer ses premières mesures. Geste symbolique, mais on croit d'autant moins aux bonnes intentions annoncées qu'Ecevit se sent obligé d'ajouter, après l'annonce de son « paquet » de mesures : « Ce ne sont pas des paroles en l'air » (laf degil) (Zaman, 8 juillet 1997).
De temps à autre, des titres optimistes parcouraient les médias. Par exemple, le 20 juillet 2000, on annonçait « le début d'un mouvement de retour ». Mais il s'agissait comme presque toujours d'un lancement de « village urbain » (köy-kent), en l'occurrence celui de Konalga (département de Van), qui, rassemblant la population de treize hameaux, a compté jusqu'à 2300 habitants mais a mal tourné en raison des glissements de terrain.
Le principal problème n'était pas là. La nature et le nombre des violences commises par les korucu à l'encontre des villageois sont tels qu'on ne voit pas comment ces derniers pourraient retourner chez eux dans des conditions sereines, tant que les protecteurs sont là, sur leurs terres ou dans leurs maisons. Un important rapport publié par Göç-Der en 2013 (dit Koruculuk Raporu) présente des cas significatifs de retours impossibles, empêchés par les réactions violentes de korucu.
Ainsi en 2002, six familles retournent au village d'Ugrak (ou Cadê, région de Bismil, département de Diyarbakır) dont elles avaient fui en 1994. Elles veulent reprendre leurs terres, occupées par les korucu. La justice leur ayant donné raison, elles entrent au village sous la protection des gendarmes. Mais dès que ces derniers repartent, le groupe essuie une attaque armée des korucu ; quatre personnes dont un enfant de six ans perdent la vie, six autres sont blessées (Milliyet, 28 septembre 2002). La même année, les villageois de Nureddin (Nordin, région de Malazgirt, département de Mus) réfugiés à Van depuis 1993 tentent d'aller faire les foins sur leurs terres. Ils tombent dans un piège des korucu et trois personnes sont tuées (Özgür Politika, 10 juillet 2002). Le Koruculuk Raporu signale aussi des cas où des villageois autorisés à retourner chez eux par les autorités préfectorales en ont été empêchés, une fois arrivés sur les lieux, par la gendarmerie qui exigeait comme condition l'enrôlement dans les korucu.
L'autorisation de retour au village était donc un piège, puisque les « protecteurs » se conduisent comme des bandits de grand chemin et veulent continuer à faire la loi au village. Dès 1997, nombreux sont les migrants qui ne se faisaient plus aucune illusion, et des politiques même, comme le député CHP Ercan Karakas, se mettaient à réclamer des aides pour ceux qui ne voulaient pas retourner (Cumhuriyet, 27 juillet 1997). Sur ce point, les gouvernements de l'époque étaient parfaitement sourds, même le gouvernement de coalition mené par Yılmaz et Ecevit (dit Anasol, 1997-1999) dont le ministre de l’Intérieur Kutlu Aktas assurait : « Ces citoyens sont partis de leur plein gré, pour améliorer leur vie, leur logement, trouver du travail » (Akit, 9 octobre 1998).
Des mouvements d'extrême-gauche et pro-kurdes dénonçaient l'imposture de la politique de l'Etat et du Comité de coordination fondé par Ecevit en 1997 : « La politique d'aujourd'hui n'est que la suite des politiques passées. Le projet 'retour au village' n'est qu'un moyen de masquer une politique basée sur le système des protecteurs, car les villageois qui veulent revenir doivent garantir leur propre sécurité : cette expression est un leurre pour parler des protecteurs. (…) On ne donne pas l'autorisation à n'importe qui. La condition, c'est d'accepter des armes de l'Etat. L'autorisation est d'ailleurs refusée à quiconque aurait un parent, un allié, un proche parmi le PKK. De même ceux qui n'ont pas eu une attitude claire de collaboration avec l'Etat. » (Stêrka Bolsewîk, n° 12, septembre 2000, pp. 8-10.)
Evidemment, faute d'action ferme de l'Etat envers les protecteurs, la situation s'éternise. La plupart des anciens villageois ont quitté leur maison et leurs terres voici vingt ou trente ans. Les difficultés inhérentes à un si long abandon sont énormes ; elles sont matérielles (remise en état des cultures et des maisons, reconstitution d'un cheptel), économiques (écroulement général de l'économie pastorale) et politiques (maintien d'une situation conflictuelle dans tout le sud-est, particulièrement depuis 2015).
Surtout peut-être, les anciens villageois craignent pour leur vie. Dans le Koruculuk Raporu de 2013, la Göç-Der en fait largement état. Les villageois disent ne pouvoir accorder aucune confiance en l'Etat, qui n'a même pas sanctionné les protecteurs pour ce qu'ils ont fait : meurtres, viols, vols, destruction de maisons, incendies volontaires. Ces mercenaires continuent de vivre sur des terres qui ne leur appartiennent pas, et dans les maisons de ceux qu'ils ont chassés. Ils sont toujours armés. Comment un simple citoyen pourrait-il régler la multitude de conflits qui va l'opposer à ces personnages en cas de retour ? Comment croire en l'arbitrage de l'Etat qui a voulu ou permis tout cela ? »
D’ailleurs, juste retour des choses, les korucu eux aussi ont peur ; la question posée par Milliyet en 1996 se posait toujours en 2013. Voici ce que dit un chef de section dans le quotidien Hürriyet, témoignage reproduit dans le Koruculuk Raporu : « Si demain c'est la paix, il n'arrivera rien à la plupart des korucu qui auront déposé les armes. Mais certains d'entre eux sont des cibles directement visées. Si le processus de paix va jusqu'au bout, on peut assister à une vendetta généralisée. J'en suis très inquiet, c'est devant nous, des questions vont se poser. Imaginez : demain on rencontre un type dont le fils a été tué dans les montagnes [dans les rangs de la guérilla]. Je ne me vois pas dire 'Je vous demande pardon' chaque fois que je rencontrerai un proche de décédé. L'Etat doit y penser, si le fils de ce type est mort en montagne et qu'il apprend que ce jour-là, nous étions en opération au même endroit... il va savoir que c'est nous... C'est bon, la paix arrive, l'Etat fait la paix avec le PKK. Mais qu'ils rétablissent la paix aussi entre nous et la partie adverse. Sinon que devenons-nous ? » (Hürriyet, 8 avril 2013. Cité dans Koruculuk Raporu p. 14).
Ce n'est pas en 2000, mais dix ans plus tard que le mouvement de migration avait semblé s'inverser. En 2009, on annonçait que beaucoup des 80 000 protecteurs allaient être désarmés (Hürriyet, 24 septembre 2009). Au début de la décennie 2010, des dizaines de milliers de demandes de retour avaient été adressées aux autorités préfectorales du sud-est (Haber7.com, 7 avril 2013).
Les événements se sont succédé rapidement. Si le processus de paix, tant redouté par les korucu, battait sérieusement de l'aile à la fin de 2014, le succès du parti pro-kurde HDP lors des élections générales du 7 juin 2015 avait soulevé beaucoup d'espoirs et une semaine plus tard, la Göç-Der revendiquait du futur gouvernement qui devait, pensait-on, se former, la prise en considération des désirs de la population expulsée au cours de la décennie 1990. Elle demandait à ce gouvernement hypothétique des garanties légales permettant le retour au village, des indemnités matérielles et une réparation morale pour pour les personnes soumises à un déplacement forcé, livrées pendant vingt ans à elles mêmes et qui n'ont jamais pu faire valoir leurs droits. L'association le demandait pour elles, et pour le patrimoine culturel du sud-est, qui avait gravement souffert. Ne s'arrêtant pas à ces migrants du sud-est, la Göç-Der plaidait également pour ceux qui allaient immanquablement subir le même sort, en Mer noire surtout, en raison de la construction de centaines de centrales hydroélectriques (bianet.org, 15 juin 2015).
Mais les élections du 7 juin ont été annulées. A quel « nouveau gouvernement » pourra s'adresser, après les nouvelles élections de novembre, la Göç-Der, si toutefois le niveau de démocratie reste suffisant pour qu'une telle adresse puisse se faire ? Dans les jours qui ont suivi l'attentat de Suruç (20 juillet), la guerre contre les Kurdes a repris, plus violente que jamais. Le sud-est est dans un état de soulèvement et la Turquie tout entière a été, en juillet-aout, au bord de la guerre civile. A la mi-septembre, la guerre est bien là.
Les « protecteurs » n'ont pas de souci à se faire : le 19 septembre 2015, l'Etat annonçait le recrutement et l'entraînement de plus de 5 000 de ces mercenaires. Que sont les rêves de retour au village dans un tel contexte ?
Références :
Rapports, documents officiels, études :
Yigit A., Tuncel H., Çaglayan H., Ugras M., Merkez Köyler Projesi, Elazıg, Université de l'Euphrate (Fırat Üniversitesi), 1997. http://web.firat.edu.tr/cografya/eg/nfus.htm.
Hacaloğlu Algan et al., Dogu ve Güneydogu Anadolu'da Bosaltılan Yerlesim Birimleri Nedeniyle Göç Eden Yurttaslarımızın Sorunlarının Arastırılarak Alınması Gereken Tedbirlerin Tespit Edilmesi Amacıyla Bir Meclis Arastırması Acılmasına Iliskin Önergesi ve Komisyon Raporu [« Rapport 532 »], Ankara, TBMM, 9 février 1996, 178 p. (https://www.tbmm.gov.tr/sirasayi/donem20/yil01/ss532.pdf).
Barut Mehmet (dir.), « Zorunlu Göç Araştırma Raporu », Istanbul, Göç Edenler Sosyal Yardımlaşma ve Kültür Derneği'nin (Göç-Der), 2002 (http://bianet.org/bianet/toplum/9229-goc-edenlerin-yuzde-93u-koye-donmek-istiyor).
Akdeniz Göç-Der, « Zorla Yerinden Edilenler İçin Ekonomik, Sosyal ve Kültürel Haklar Araştırma Raporu », Adana, 2011. http://www.akdenizgocder.org/zorla-yerinden-edilenler-raporu-2.html.
Göç Edenler Sosyal Yardımlaşma ve Kültür Derneği'nin (Göç-Der), « Türkiye'de Koruculuk sistemi : Zorunlu Göç ve Geri Dönüsler », Istanbul, 2013, 22 p. http://hakikatadalethafiza.org/wp-content/uploads/2015/02/Goc-Der_Koruculuk-Raporu_2013.pdf.
Ülgen Övgü, « Le Déplacement forcé kurde après les années 1990 sur la naissance d’une identité communautaire à Tarlabaşı, Istanbul », mastère de sociologie générale, EHESS, Paris, 2013. https://www.academia.edu/13150695/Le_D%C3%A9placement_forc%C3%A9_kurde_apr%C3%A8s_les_ann%C3%A9es_1990_sur_la_naissance_d_une_identit%C3%A9_communautaire_%C3%A0_Tarlaba%C5%9F%C4%B1_%C4%B0stanbul.
Türkiye'de Yerleşme Merkezlerinin Kademelenmesi. Ankara, Devlet Planlama Teskilatı Müsteşarlığı, 1982.
Parmi les articles de presse :
Balıkçı Faruk, « PKK Bırakmadan Silah Bırakmayız », Hürriyet, 8 avril 2013.
Dogan Zülfikar, « Güneydogu can projesi », Milliyet, 13 juillet 1996.
Özcan Ercan, « Koruculuk namlunun ucunda », Milliyet, 13 juillet 1996.
Öztürk Fundanur, « Göç-Der'in Yeni Hükümetten Talebi », bianet.org, 15 juin 2015, http://www.bianet.org/bianet/siy, bianet.orgaset/165349-goc-der-in-yeni-hukumetten-talebi-koye-donus-icin-yasal-guvence
« Köye dönüs sahtekarlıgı », Stêrka Bolsewîk, n° 12, septembre 2000, pp. 8-10.
« 80 bin Korucunun Silahları Alınıyor », Hürriyet, 24 septembre 2009.
« Van'da köye dünüs baslıyor », NTV Güncel, 20 juillet 2000 http://arsiv.ntv.com.tr/news/18756.asp.
« 10 bin Güneydogulu aile köye dönüs için basvuru », haber7.com, 7 avril 2013 http://www.haber7.com/guncel/haber/1011195-10-bin-guneydogulu-aile-koye-donus-icin-basvurdu.