Derik, petite ville d'environ 20 000 habitants, est passée brusquement à 60 000 en raison de la loi de 2012, qui a étendu le territoire de la municipalité, englobant de nombreux villages devenus de simples « quartiers ». Située à l'ouest de Mardin, au pied du mont Mazıdagı, elle donne en grande majorité ses suffrages au BDP (Parti de la paix et de la démocratie) émanation régionale du HDP. Comme Mardin, elle est à la limite de la steppe et des grandes régions agricoles que se partagent la Turquie du sud et la Syrie. Proche du poste-frontière de Ceylanpınar/Ras al 'Ain, limite entre le territoire contrôlé par les Kurdes du PYD et les terres de l'Organisation de l'Etat islamique (OEI).
La galerie de photos du site officiel de la municipalité nous présente une ville avenante, ancienne, aux grandes maisons de pierre comme à Mardin, également dominée par sa forteresse ; une église arménienne, Surp Kevork, apparemment en bon état. Une nature certainement belle, des sources, des cascades, des cours d'eau. Des travaux de voirie, une jeunesse qui joue de la musique, danse, étudie, se retrouve au café. Un centre féminin qui produit des sacs et des vêtements. Un marché qui n'est pas différent de celui des autres petites villes. Des problèmes somme toute banals, de réfection de routes, d'adduction d'eau, de résorption des déchets ménagers.
Derik, vue générale. Photo derik.bel.tr
La moitié des revenus de la campagne environnante provient de l'oléiculture, qu'on dit sans engrais, sans pesticides – mais c'est à voir. Le district de Derik concentre 70 % des oliviers du département; il est renommé par la variété, plus de dix, et la qualité de ses olives. La récolte vient de commencer, qui s'annonce meilleure que la catastrophique année 2014. Les oléiculteurs ont retrouvé le sourire mais se plaignent aussi de la faiblesse des aides publiques. Les agriculteurs se plaignent aussi des coupures de courant, qui désorganisent l'irrigation ; en août 2014, ils en sont venus à couper la grande route de Mardin à Urfa.
La récolte à Derik. Photo derik.bel.tr
Une ville normale dans une région normale, selon toute apparence. La ville est ouverte au pays et au monde. Les habitantes et leurs organisations (Kongraye Jınén Azad, Peljîn Kadın Merkezi) se font l'écho des luttes féministes, et la femme kurde sera toujours à la pointe du combat contre la violence masculine.
Mais Rojava est tout près. Le combat du HDP/BDP est lié aux événements de Syrie : campagne d'aide à Kobanê, aide à Rojava pendant le ramadan. Les événements font irruption plus brusquement aussi : à Derik, le 5 juillet fut mis en terre dans un cercueil ceint du drapeau du YPG, Semdin Eye, un jeune homme de 24 ans qui était allé combattre l'OEI en Syrie. Des milliers de personnes, dont les députés et dirigeants HDP de la région, ont assisté aux obsèques.
Mais les événements débordent plus massivement encore. A l'ouest de Ceylanpınar/Ras al 'Ain, la frontière est une passoire. D'après l'AFAD (Afet ve Acil Durum Yönetimi, Direction des situations d'urgence et catastrophes), la Turquie accueille 1,6 millions de réfugiés syriens dont plus de 220 000 sont dans le sud et le sud-est. L'AFAD assure que la Turquie peut leur proposer de quoi subvenir à tous les besoins humanitaires, à commencer par des villes de toile ou de préfabriqués, la nourriture, les services de santé, des activités sociales, l'enseignement, les services religieux, les traducteurs, les moyens de communication, de banque etc.
Le 24 décembre 2014, Radikal et la presse locale annoncent que les travaux de construction d'un camp de toile pour 20 000 réfugiés à Derik ont commencé, pris en charge par l'AFAD. En un mois le camp est prêt, à trois km du chef-lieu, près du village de Zeytinpınar : 450 tentes sur 22 hectares. Selon le sous-préfet de Derik, « Les réfugiés n'auront pas l'impression d'être dans un camp, ils se sentiront chez eux ». Le camp doit accueillir les réfugiés jusqu'alors logés dans la précarité, ou encore à la rue, dans les régions de Hatay, Adana et Mardin. Il comporte trois cuisines collectives, une école, une mosquée, un centre commercial, un poste de police et de santé, un centre de presse, une aire de jeux pour les enfants, des télévisions, des réserves d'eau, des générateurs, une station d'épuration. Ce camp de Derik sera l'un des 25 ouverts en Turquie. Le plus grand, celui de Suruç, peut accueillir 35 000 personnes ; un autre est construit à Midyat, à l'est de Mardin. Au total, ces camps devraient avoir une capacité de 300 000 personnes en 2015. Le camp de Derik est vite construit au début de 2015, et vite peuplé. Mais en fait, en été 2015, il ne compterait qu'environ 5 500 personnes selon les chiffres diffusés.
Le camp de Derik. Photo publiée dans infocenter.media le 18 août 2015
En avril, le sous-préfet accompagné du mufti promet des plantations d'arbres et onze mosquées... En juin, un reportage de l'agence Anatolie s'attendrit sur la préparation du ramadan dans les camps, les lectures de coran, la préparation de mets particuliers pendant que les jeunes jouent au football.
En juillet, le préfet lui-même, en compagnie du sous-préfet de Derik et du commandant de gendarmerie visitent le camp à l'occasion du ramadan. Ils sont accueillis, paraît-il, par des applaudissements. Le préfet bavarde avec les réfugiés, écoute leurs doléances, reçoit les remerciements, adressés en premier lieu au président Erdogan et au premier ministre : « S'il vous plaît, transmettez-leur nos remerciements. Nous sommes très heureux en Turquie. Nous vous serons éternellement reconnaissants pour l'intérêt que vous nous avez porté. Toutefois notre cœur est resté dans notre pays. Dès que la guerre sera finie nous y retournerons, notre impatience est très grande. » Le préfet répond que la Turquie est le pays le plus hospitalier du monde. « Vos soucis sont les nôtres, vos plaintes sont les nôtres ; je voudrais que vous soyez aussi bien que chez vous. Au moindre problème, faites nous en part. Nous trouverons toujours une solution. Les portes de notre pays vous seront toujours ouvertes. »
Mais les réfugiés, apparemment, ne se sentent pas « comme chez eux ». Une vidéo disponible sur le Net nous montrent ces immenses espaces tirés au cordeau, entourés de hautes clôtures surmontées de barbelés, contrôlés par des miradors. Dès avril, des problèmes surgissent. Des réfugiés se plaignent de la nourriture, « empoisonnée » ou « non conforme » à leurs habitudes. Le 30 avril, le camp est investi par les gendarmes, accueillis à coups de pierres. Quatre d'entre eux sont blessés. Le muhtar en charge du camp avoue de grandes difficultés : « Il n'y a pas d'eau propre, pas de nourriture convenable. Si nous avions connu les conditions qu'on nous proposerait, nous serions restés en Syrie, nous préférons les bombes ». Le muhtar a été appréhendé par les gendarmes. Son père craint qu'il ne soit renvoyé en Syrie.
Puis, des nouvelles plus inquiétantes nous sont transmises par la presse locale de Kayseri, au centre de la Turquie. On apprend que des Syriens vivant en ville ont causé quelque tracas aux habitants et aux autorités, se sont même rendus coupables de « plusieurs délits » : ils font la manche, se tiennent aux carrefours pour vendre des bricoles aux automobilistes, lavent les pare-brise contre le gré des chauffeurs, ils nuisent à la tranquillité de leur quartier, et ne s'intègrent pas à la société qui les « accueille ». Aussi les autorités ont-elles raflé ces Syriens ; une première fois 206 personnes, puis vingt personnes, envoyées au camp de Derik.
Pour qu'ils se sentent comme chez eux ?
En août, une nouvelle révolte s'est produite à Derik, où la situation était telle, selon infocenter.media, qu'une grève de la faim était envisagée. Selon les témoignages, le camp serait surpeuplé, ce qui invaliderait les chiffres officiels. En effet, non seulement à Kayseri, mais dans plusieurs villes de Turquie, dont Izmir, des Syriens auraient été raflés puis déplacés dans les camps. Il y aurait parmi eux de très jeunes enfants, des femmes et des vieillards. Les réfugiés étaient ventilés dans les camps au hasard, et par groupes. La révolte de Derik a été réprimée par la police à l'aide de jets de gaz, de munitions en plastique et de canons à eau. L'intervention aurait provoqué la mort d'une petite fille, ainsi que de nombreux blessés.
L'intervention des gendarmes au camp de Derik, fin avril 2015 (Dicle Haber Ajansı)
Des informations sur les derniers amréniens de Derik (en turc)