De nombreux gouvernements se sont succédé depuis trente ans en Turquie, mais globalement la politique de l’Etat n’a pas varié dans son approche générale de la question kurde. De ce point de vue, l’Etat turc apparaît comme stable depuis le début de la république, et l'immobilisme se reflète dans la sémiologie politique, les rituels et le discours. C'est à un point tel que la sociologue Sümbül Kaya et moi-même avons pu faire une étude conjointe des rituels d'obsèques de « martyrs » bien que nous ayons travaillé sur deux périodes bien distinctes.
Si le nombre de victimes militaires ou policières se limite à quelques dizaines dans les premières années suivant le début de l'insurrection (1984), les chiffres grimpent rapidement à partir de 1992 avec plus de 600 morts parmi les militaires, gendarmes ou policiers. En 1993 on compte plus de 700 victimes, plus de 1100 en 1994, puis le chiffre décroit régulièrement avec 236 victimes en 1999, passant en-dessous de cent jusqu'en 2005, avant d'augmenter à nouveau (statistiques du commandement de la gendarmerie publiées sur ce site). A partir de 1994, il n'y a pas de semaine sans que les médias ne relatent des obsèques de membres des « forces de sécurité ». Le quotidien Sabah en fait la manchette de sa première page le 27 août 1996 : « Rien qu'hier, treize obsèques de martyrs ».
Ainsi la guerre est dans la vie de tous les Turcs, même lorsqu’ils vivent loin des lieux d’affrontements ; elle forme un « bruit de fond » quasi quotidien fait de signes et d'icônes. Elle a ponctionné les jeunes de toute la Turquie et renvoyé des cercueils. Les jours d’obsèques, elle s’installait au cœur des métropoles, dans les bourgades tranquilles, sous la forme du deuil et de la colère.
En deux photos de presse, tout est dit :
A gauche, les conscrits à la gare routière d'Altıok, photo Varol Nalbant, Yeni Yüzyıl, 26 août 1998; à droite, Saadet Karakus, mère d'un sergent tué près de Tunceli, a quitté la place assignée à la famille pour porter sa part de la charge (photo publiée dans Yeni Yüzyıl, 23 août 1998).
La première, due à Varol Nalbant, publiée par Yeni Yüzyıl le 26 août 1998, illustre le départ pour les casernes des 15 000 jeunes de la classe 78/3. « Les gares routières sont pleines de conscrits, de leurs familles et de leurs amis venus les fêter et leur rendre honneur. C'est un carnaval turc bien typique que ces convois de jeunes alcoolisés, ces bus qu'ils font vaciller, et les balles qu'on tire en l'air ». Sur la photo, prise dans la gare routière d'Altıok (Istanbul), un groupe de garçons propulse en l'air celui qui a la chance de partir au service militaire. Scène joyeuse, certainement accompagnée de davul et zurna, le tambour et la clarinette traditionnels qui accompagnent toutes les fêtes. La guerre dure alors depuis quatorze ans. Elle a déjà envoyé à la mort plus de quatre mille jeunes, sans même parler des victimes kurdes. Yeni Yüzyıl, pourtant quotidien de gauche, ne songe pas à faire le rapport entre le « carnaval bien typique » et son issue fatale, le cercueil enveloppé du drapeau. Ou ne veut pas le faire : autocensure consciente ou inconsciente, résultant du consensus imposé.
La seconde photographie est antérieure de trois jours ; non signée, elle est publiée dans le même Yeni Yüzyıl. Elle n'a pas influencé le rédacteur du compte rendu du « carnaval ». La scène se passe à Adana, où un martyr de 38 ans est porté en terre. Comme le veut le rituel, le cercueil est porté par six hommes en uniforme. Mais la mère du défunt a voulu participer. En tenue de paysanne modeste, le portrait de son fils agrafé au corsage, elle s'est glissée entre deux soldats, au premier rang, pour porter sa part de la lourde charge, « faisant pleurer l'assistance ». Tel est le résultat du carnaval.
En Turquie, tout militaire, gendarme ou policier tué en service, même accidentellement, est considéré comme « martyr » (sehit), une notion religieuse établie par le Coran (II, 149) : « Ne dites pas que ceux qui sont tués dans la voie de Dieu sont des morts. Non, ils sont vivants ; mais vous ne le comprenez pas ». Elle a été officialisée dans la constitution de la Turquie « laïque » (article 61). Statut post-mortem, le titre de martyr est attribué par la loi ; ainsi l'ensemble de la population est censée accorder un respect religieux, qui ne s'applique évidemment qu'à ceux qui sont tombés du « bon » côté. Un combattant du PKK ne sera qualifié de martyr que par la population kurde. Ainsi le terme est, dans tout énoncé et jusque dans les manuels scolaires, un marqueur qui indique très précisément le camp dans lequel se place l'énonciateur.
Les obsèques d'un martyr se déroulent selon un protocole très précis, détaillé par les règlements de l'armée et de la police (cf. l'article « Prier ne peut pas faire de mal ») ; elles comportent un dépôt de gerbe, un moment de recueillement silencieux, une salve d'honneur, l'audition de l'hymne national, la lecture d'un discours par un officier, le dépôt d'oeillets rouges sur le cercueil. Celui-ci est enveloppé du drapeau national. Tout est prévu : l'emplacement de la famille, des militaires, des gradés, de la clique, la disposition de la photo du défunt, etc. La prière est de règle.
Dès lors que les combattants sont tombés pour protéger la nation et son territoire du danger « séparatiste », le culte rendu aux martyrs fait consensus, de l’extrême-droite et de l'islamo-nationalisme à la gauche institutionnelle. Les valeurs patriotiques et nationalistes étant sacrées, la guerre l'est aussi, et les opposants à la guerre se mettent, du point de vue du pouvoir, hors du consensus, ce qui signifie d'une certaine manière, au cours des années 1990 au moins, hors de la société.
Dès les années 1990, la répétitivité des cérémonies d'obsèques a imprimé sa marque sur la vie sociale et politique. Par les similitudes protocolaires entre ces cérémonies et les grandes commémorations nationales, le martyr est placé au sein d'une continuité de l'histoire nationale. Ainsi, le sacrifice est légitimé par le patriotisme, par l'histoire et par la religion.
Mise en mots, mise en images
Une photographie ne parvient pas par hasard jusqu’à la « une » d'un quotidien. Un journaliste revient de son reportage avec des dizaines de clichés ; il en rejette lui-même une grande partie, puis la rédaction fait son choix en fonction de l’actualité du jour, des impératifs de mise en page, du message qu’il compte faire passer à son lectorat. Pour que le langage photographique soit compris, il doit être pertinent, c’est-à-dire qu’il doit s’insérer dans la culture photographique et visuelle du lecteur moyen, dont les codes ont été formés inconsciemment par la lecture quotidienne : la compréhension de l’image repose, comme dans le cas du message écrit, sur l’existence d’un savoir partagé, sur une culture commune. Les codes utilisés doivent être simples, communs, peu nombreux, l’imagerie est forcément répétitive puisqu’elle doit utiliser des éléments codés pour être comprise. L’originalité n'est admise qu'à condition de procéder d’une légère déviation des codes existants ; puis, à force d'être répété, un message initialement porteur d'originalité peut à son tour devenir un nouveau stéréotype.
Dans le cas des obsèques de martyrs, le code qui attire l'œil immédiatement est la couleur rouge, celle du drapeau qui enveloppe le cercueil. A défaut de couleurs, les éléments graphiques facilement repérables et reconnaissables que sont la forme rectangulaire du cercueil, les uniformes, la masse des assistants.
Très souvent, la cérémonie d'obsèques est traitée en une aire scripturale occupant une bonne partie de la page. Les titres reprennent des formules répétitives : « Triste cérémonie ! », « Des flots de larmes ! », « Maudit terrorisme ! », etc. Le traitement photographique minimal est une scène de la cérémonie comportant les éléments visés ci-dessus. Presque toujours, cette scène centrale est complétée par un portrait de la victime (le cas échéant avec sa femme ou sa fiancée), et très souvent une ou des photos de membres de la famille en pleurs, de préférence la mère, en état de choc, étreignant le cercueil. La scène d'étreinte est assaillie par les photographes de presse, souvent visibles dans le champ, car l'état de choc, la tristesse ou la colère doivent être visibles : visages déformés, silhouettes défaillantes, éventuellement renfort de pleureuses. Parfois encore, un représentant de l'autorité, général, préfet ou ministre, est photographié alors qu'il console un parent. Rares sont les images sur lesquelles les émotions restent contenues.
En règle générale, c'est pour leur valeur émotionnelle que les paroles sont publiées, et les comportements photographiés. Les articles précisent toujours : « Il (elle) a fait pleurer l’assistance », et le journal espère à son tour faire pleurer le lecteur. Au vu d'autres photos illustrant des obsèques civiles, la mise en scène de la douleur semble nettement plus poussée dans le cas des obsèques de soldats : les médias préfèrent les pleurs ostentatoires à la douleur contenue, voire multiplient les photos de femmes en pleurs sur une même page (par exemple Türkiye, 27 juillet 1996). La presse aime souligner le courage du père (« il n’ a pas versé une seule larme »), car un père doit savoir que son fils appartient à la nation, tel cet imam qui a conduit lui-même les obsèques de son fils, parfaitement digne (Hürriyet, 16 septembre 1996). Ou, pour que chaque genre soit dans son rôle, le récit photographique insiste sur les pleurs de la mère et des femmes. Leur chagrin est souvent dépeint par une expression convenue, difficilement traduisible, elles doivent boire le sirop du martyre » (sehadet serbeti).
A gauche, photo Önder Susoglu, Milliyet, 26 juin 1996. A droite, photo non signée, Sabah, 9 août 1996
L’une des images préférées des rédactions est le baiser au portrait du disparu, toujours exposé sur le cercueil. Le dernier baiser est encore plus émouvant s’il s’agit de celui d’un enfant : « Dernier bisou à son papa », « Scène à faire pleurer », tels sont les sous-titres qui accompagnent les photos d’enfants, parfois de nourrissons ainsi instrumentalisés (Sabah, 26 août 1996 ; Türkiye, 1er mars 1997). Souvent aussi, les enfants – même les fillettes – sont revêtus de treillis militaires et marchent devant le cercueil, munis du portrait de leur père, provoquant « des torrents de larmes » (Milliyet, 28 décembre 1998 et 2 février 1999). Un nourrisson d'un mois, que son père tué n'a jamais vu, et dont la mère s'est évanouie, est porté derrière le cercueil par un officier ; la scène est une aubaine pour les photographes (Sabah, 10 octobre 1996).
De gauche à droite et de haut en bas: photo Ugur Sevkat, Sabah, 10 octobre 1996; photo non signée, Zaman, 16 octobre 1998; Star, 29 avril 1999; photo Murat Dogan, Sabah, 29 juin 1996.
La manipulation des enfants est quelquefois explicite, organisée. A des petits garçons, on fait prononcer devant le cercueil un serment de vengeance. Lors des obsèques d’un martyr à Antalya, la fillette du défunt, cinq ans, revêtue d’un treillis, est admise au même rang que les officiers supérieurs ; c’est à elle qu’on remet la médaille avant qu'elle n'entonne un chant patriotique et formule ses condoléances à la nation : « Alors, les familles et les officiers présents n’ont pas pu retenir leurs larmes ». En 1999, ce thème était déjà devenu un stéréotype, tant est grande son efficacité.
La peur de l’incident
Par rapport à la guerre elle-même et à ses violences sur le terrain, par rapport à la politique des gouvernements, celle de l’Etat turc, et du Conseil de sécurité nationale, les obsèques de soldats et plus encore les comptes rendus dans la presse semblent être de bien petites choses, des « phénomènes de surface ». Mais ceux-ci reflètent en réalité des tendances profondes de la vie politique et sociale ; ces photographies révèlent beaucoup.
Les destructions de villages, et la misère du Sud-Est ayant poussé la population kurde à émigrer dans toutes les régions de Turquie, partout sont à craindre des incidents, des contre-manifestations, des provocations ou même des attentats : ceux-ci ne sont pas rares à Istanbul, en 1996, perpétrés par l'extrême-gauche ou le PKK. La présence policière lors de certaines cérémonies d'obsèques de soldats donne la mesure de cette crainte, fondée ou non. Elle est différente des obsèques de militants d'extrême-gauche, où elle est ostentatoire et agressive, comme à Bahçelievler en août 1996, où, lorsque l'assistance se met à entonner un chant révolutionnaire, la police coffre tout le monde ; ou à Sarıgazi, où l'enterrement de Polat Iyit, mort en prison, se termine par un affrontement avec la police (Sabah, 11 août 1996 et 19 janvier 1997). Et à Gaziosmanpasa, le grand quartier alévi d'Istanbul, l'enterrement d'un militant du PKK tué à Tokat en 1998 est l'occasion d'une manifestation pro-PKK de 3000 personnes, qui se déroule sous une grande tension (Cumhuriyet, 2 février 1998). On a vu avec l'affaire Metin Göktepe (janvier 1996) que ce genre d'événement peut se terminer de façon dramatique, et que pour éviter les débordements, il arrive que la police procède elle-même à l'inhumation, la foule étant tenue à l'écart.
C'est inimaginable en cas d'obsèques de martyr : c'est une cérémonie patriotique au cérémonial militaire ordonné. Les manifestations et débordements qui peuvent s'ensuivre sont dirigés contre le PKK, vont dans le sens de l'Etat et ne sont pas empêchés. Ils sont probablement encadrés, même, par des policiers en civil ou des milices proches des forces de l'ordre. La présence policière est donc plus discrète, dirigée vers ce qui pourrait venir de l'extérieur.
A Bartın par exemple, près de la mer Noire, la photographie des obsèques d’un sergent semble ordinaire à première vue : au premier plan, un militaire porte le portrait du défunt, puis vient le cercueil enveloppé du drapeau, sur les épaules de six soldats. En revanche, ce n’est pas la famille ni les représentants de l’armée qui suivent, mais un rang de policiers en civil et en uniforme qui observent les badauds sur les trottoirs. Derrière eux seulement viennent les proches qui brandissent des calicots dont un seul mot est lisible sur l’image, katil (« assassin »). Une autre image de la même scène, publiée par Türkiye, représente les femmes, en arrière, qui marchent en rang et, selon la légende de la photo, « scandent des slogans contre le PKK et Apo » : la cérémonie d'obsèques se fait manifestation. Un double cordon de policiers marche le long des trottoirs, séparant le cortège du public. On craint quelque chose (Milliyet, Türkiye, 23 juin 1998).
Une autre photographie, prise à Bursa, est plus explicite encore. L’angle de prise de vue permet de considérer l’ensemble du cortège qui défile devant la grande mosquée. Ouvrant la voie, l’affût chargé du cercueil est encadré de deux doubles rangs de militaires solennels, marchant au pas. Ici, la famille suit immédiatement le cercueil, suivie elle-même de la foule des proches. Mais le cortège est isolé des badauds par deux cordons de policiers casqués, dont la fonction, vu leur attitude, ne fait pas de doute : prévenir les débordements, ou protéger le convoi (photo Ercan Akyıldız, Sabah, 12 septembre 1996).
En France, durant la guerre d’Algérie, l’opposition à la guerre pouvait s’exprimer discrètement lors des obsèques de soldats. En Turquie, il n'est pas question que l'émotion muée en colère se tourne contre l’Etat qui pourrait être également considéré comme responsable du décès. Mais il arrive que la colère ne vise pas seulement les « terroristes ».
En juillet 1996, après un affrontement qui avait provoqué la mort de seize soldats près de Hakkari, l’émotion avait été à son comble dans toute la Turquie. Le président Demirel en personne assistait aux obsèques de quatre d’entre eux à Istanbul, et la foule, nombreuse, fut particulièrement véhémente ; aux slogans habituels s’ajoutaient des menaces envers les journalistes, « qui accordent plus d’importance aux morts de prisonniers qu’aux martyrs », et des personnalités pacifistes comme l’écrivain Yasar Kemal ou le chanteur Zülfü Livaneli étaient invectivées (Zaman, 30 juillet 1996). A la même époque, en effet, une grève de la faim des prisonniers politiques, qui avait duré 69 jours, avait fait douze victimes et considérablement ému l'opinion de gauche.
A Adana, lors d’une cérémonie militaire donnée en l’honneur d’un caporal tué près de Van, des proches du défunt s’insurgeaient contre les militants des droits de l’homme : « Qu’ils viennent, les pseudo-intellectuels qui prennent la défense des terroristes ! Nous voulons les voir marcher devant le cercueil d’un martyr, avec son portrait dans leurs mains ! » (Türkiye, 5 août 1996). Même si la censure, l’autocensure et la réserve imposée par le sujet et par le respect aux familles engendrent une certaine uniformité dans les comptes rendus des grands quotidiens, des nuances sont observables. Les journaux de droite se font bien plus volontiers l’écho des débordements nationalistes, des slogans anti-PKK. La gauche, en l’occurrence, s’en tient à la version minimale, factuelle, du compte rendu, à son aspect protocolaire ; les grands quotidiens centristes (Sabah, Milliyet, Hürriyet) remplissent leur fonction en choisissant les faits, attitudes et paroles les plus propres à susciter l’émotion.
Attitudes de défi, comportements atypiques
Il arrive que la foule et la famille elle-même restent très dignes, mais il est fréquent que des pères, des mères, des épouses, « craquent » en actes ou en paroles ; les médias renforcent le caractère démonstratif de l'incident en composant l’événement par le choix du titre de l’article, de la photographie qui l’illustre et de sa légende, de la mise en page, ou du commentaire télévisuel.
A plusieurs reprises, la presse signale des pères qui défient le PKK en offrant à la patrie leurs autres fils : « Il me reste trois fils, je les sacrifierai aussi ! » « S’ils en veulent d’autres, je les leur envoie. J’irai moi-même s’il le faut ! » (Sabah, 11 avril 1996 ; Türkiye, 7 août 1996 ; Hürriyet, 16 septembre 1996). Les officiels sont à l’écoute de ces manifestations d’émotion et de colère, et les journalistes photographient volontiers des officiers de haut rang ou des préfets manifestant leur compassion à l’égard de ces gens simples. Ainsi, le deuil du martyr est censé réunir toutes les classes sociales en abolissant hiérarchies et différences : il n’y a plus ici que des Turcs.
La presse est friande des comportements atypiques de la part d'un proche, car c’est le seul moyen de renouveler le sujet. Il peut s’agir simplement du renversement des rôles entre hommes et femmes : un père bouleversé par l’émotion étreint en sanglotant le cercueil du fils ; ou au contraire une épouse qui, au passage du cercueil, se raidit et fait un salut militaire à son mari défunt ; ou encore la mère qui se faufile entre les soldats pour prendre sa part de la charge, enfreignant le cérémonial très cadré des obsèques (Türkiye, 7 octobre 1997 et 18 août 1998 ; Yeni Yüzyıl, 23 août 1998).
Un comportement très atypique a eu un fort retentissement en avril 1996 : pour prendre en charge le corps de son fils à l’hôpital militaire d’Adana, un père s’est fait accompagner de joueurs de davul et zurna, les instruments de la joie. Selon la presse, il s’explique en pleurant : « Mon fils est parti à l’armée accompagné par le davul et la zurna. Il est tombé martyr pour la patrie, il n’est donc pas mort : il est juste que le davul et la zurna soit présents aux obsèques. » La licéité religieuse de son acte a même été discutée dans la presse : « Oui, c’est un comportement licite, a estimé le chroniqueur Ayhan Songar dans Türkiye, puisque le martyr n’est pas mort… et c’est de toute façon mieux que la marche funèbre de Chopin ou la musique de Beethoven, ces ennemis de l’islam ! » (Türkiye, 16 avril 1996).
Fin août 1996, un père de martyr exprime sa colère en dressant ses deux index (signe distinctif des islamistes), maudissant les défenseurs des droits de l’homme et les dirigeants politiques « qui soufflent sur les braises ». L’homme n’est ni anti-militariste ni partisan de la rébellion ; au contraire, il estime que l’Etat n’en fait pas assez : « Laissez-moi faire et je vous rapporte leur tête ! ». La foule est prête à relayer sa colère, on est au bord de la manifestation. L’officier supérieur qui se tient aux côtés du père tente alors de le calmer d’un geste ferme ; son visage est marqué non par la compassion mais par une moue réprobatrice. La police doit intervenir pour « contraindre la foule, qui partageait son chagrin et sa colère, à se calmer », sans qu'on sache par quels moyens (Türkiye, 5 août 1996).
Des propos orientés contre le gouvernement sont rares et repris avec discrétion dans la presse, sans être mis en valeur par la titraille ; lors d'une manifestation à l'issue des obsèques de deux soldats, à Bursa, la foule crie : « Ceux qui négocient avec le PKK sont des traîtres » (Sabah, 8 août 1996). Au cours des obsèques d'un instituteur tué dans la région de Diyarbakır en octobre 1996, la mère du défunt lance : « A la télé ils répète 'On va en finir'. Ils devraient avoir honte ! Est-ce qu'on va arrêter le sang de couler ? Pendant qu'ils s'écharpent dans leurs fauteuils à Ankara, nos enfants, nos chéris sont tués dans le dos par des traitres. (…) Moi je veux que le sang coule pour le sang de mon fils ! » (Sabah, 3 octobre 1996).
La circulation des objets iconiques entre obsèques et manifestations
Les comportements individuels atypiques n'abolissent pas les codes de ces cérémonies de deuil, et les comportements collectifs (protestation, manifestation) les utilisent pleinement pour un usage politique. Si bien qu’à première vue, on ne distingue pas toujours, au vu d'une photographie de presse, s’il s’agit d’une cérémonie d'obsèques ou d’une manifestation.
En raison de la confusion qui règne autour du symbolisme du drapeau, des obsèques de martyrs peuvent ressembler à une manifestation. Depuis les années 1990, l’emblème national est largement utilisé de façon polémique, comme signe politique. A la fin du XXe siècle, le pouvoir kémaliste avait tendance à rejeter ceux qui n’acceptaient pas le contenu du consensus imposé hors de la communauté nationale ; aussi, le drapeau brandi dans une manifestation d’opposants a bientôt signifié : « Nous faisons partie de la nation, vous devez nous écouter ».
Un tel usage du drapeau était devenu systématique chez les islamistes à partir de mai 1997. Aussi, la présence d’une foule autour d’un drapeau (comme celui qui ceint le cercueil d’un martyr) a de facto une valeur d’expression politique. La composition des photographies d’obsèques facilite la confluence de deux ordres symboliques : sur les images, le cercueil est signalé par le drapeau et forme un long quadrilatère rouge qui souvent barre toute la largeur du champ photographié. L’image est plus saisissante encore lorsqu’il y a plusieurs cercueils, la couleur rouge alors domine, elle devient couleur de deuil, mais aussi, peut-être, la couleur d’une protestation contre le PKK ; inversement, la photo d’obsèques de martyr est si fréquente, à certaines périodes, dans la presse, que le drapeau en devient signal d’événement tragique.
Le second élément obligé, le portrait du défunt, joue un rôle central dans le rituel. Or le portrait, comme le drapeau, est également l’objet d’une confluence symbolique. Il a une valeur de protestation politique car, portrait de disparu, il dénonce la disparition. La présentation du portrait est devenue une forme de protestation en soi depuis que s’est institué le sit-in hebdomadaire des mères de disparus (les « mères du samedi », cumartesi anneleri), devant le lycée de Galatasaray à Istanbul. Il n’est d’ailleurs pas exclu que, dans ce cas, l’utilisation du portrait résulte d’une contamination du rituel de deuil. Depuis 1995, ces femmes (mais de plus en plus souvent des hommes également) s'installent en silence avec le portrait de leur enfant jusqu’à ce que la police les déloge, souvent très brutalement. L’événement hebdomadaire est devenu un stéréotype d’image de presse. Les disparus sont des victimes de brutalités policières, d’enlèvements, d’exécutions extra-judiciaires ; implicitement, la manifestation est une forme d’opposition au régime militaro-policier et à la guerre ; durant la période de 1995-1999, elle était insupportable au pouvoir, quelle que soit la coalition en place. Par la suite, dans les années 2000, d'autres organisations de la société civile se mises à protester ainsi, au même endroit.
Pour contrer cette initiative bien relayée par les médias, les milieux d’extrême-droite ont organisé au cours de l’été 1996 une manifestation hebdomadaire de « mères du vendredi » (cuma anneleri), au cimetière de la porte d’Edirne, à Istanbul, où se trouve un grand carré de martyrs. Selon la presse nationaliste, la protestation des mères de soldats tués n’était pas tournée contre la guerre mais, explicitement, contre les « mères du samedi » et les intellectuels censés encourager les « terroristes ». Gürbüz Azak, rédacteur de Türkiye, écrivait à leur adresse : « Vous êtes aussi héroïques que vos fils ! Vous n’êtes pas comme ces mères du samedi qui vont à Beyoglu aux heures les plus fréquentées pour poser devant les photographes ! » (Türkiye, 27 et 29 juillet 1996). Le vendredi 2 aout 1996, alors que, à Hakkari, six soldats et cinq « protecteurs » ont été tués, la porte-parole de l'association invective : « Nous sommes des mères de martyrs, nous sommes de vraies mères. Nous sommes prêtes à partir à la guerre s'il le faut. Comment pourrions-nous nous reconnaître dans les Mères du samedi ? Comment pouvez-vous vous prétendre une mère alors que votre enfant a trahi la patrie ? » De telles initiatives émanaient des milieux ultra-nationalistes ou nationalistes-religieux. Ces manifestations se font toujours avec les portraits des disparus, portés par les mères marchant au premier rang, et sur le fond rouge du drapeau national (Yeni Yüzyıl, 10 août 1996 ; Türkiye, 10 septembre 1997).
Au cours de l’hiver 1998-1999, les deux objets de révérence, drapeau et portrait, fortement chargés d’affect personnel et collectif, sortent complètement du cadre des cérémonies mortuaires et sont utilisées en icônes sacrées dans les manifestations contre le PKK. En effet, en novembre 1998, Abdullah Öcalan, traqué par les services turcs, a été accueilli par l’Italie qui a refusé de le livrer à la Turquie, provoquant la fureur des autorités et des nationalistes. Puis, en février 1999, Öcalan a été finalement enlevé par les services secrets turcs au Kenya, et transféré en Turquie.
En novembre, on a vu se multiplier les manifestations anti-italiennes. Les organisateurs mettaient en avant les mères de soldats tués, abondamment photographiées par la presse, avec les portraits de leurs fils, sur fond de drapeau. Et de février à mai 1999, lors de la capture effective d’Öcalan puis de sa comparution devant la Cour de sûreté de l’Etat, le même type de mobilisation recommençait ; tel un signe de ralliement anti-PKK, le drapeau était accompagné d’autres symboles de la nation, comme l’hymne national ou un discours d’Atatürk.
De même que l'enfant, voire le nourrisson, est utilisé par le cérémonial des obsèques et par la presse pour porter l’émotion à son comble, il apparaît, très logiquement, aux côtés du drapeau et du portrait, transplanté dans l’attirail symbolique de ces manifestations : ainsi Milliyet publiait en une l’image de deux jeunes femmes policières, en service lors de la manifestation de Mudanya ; l’une avait pris dans ses bras « le plus jeune des manifestants », un enfant de dix-huit mois, fils de martyr, que l’autre embrassait délicatement (Milliyet, 1 mars 1999). Ainsi l’élément national reste-t-il indissociable de l’élément personnel : l’individu est fondu dans la nation ; si la dimension individuelle du défunt est absente, elle est préservée par la présence du portrait et celle, le cas échéant, de son enfant ; c’est la source de l’émotion, elle-même ressort de l’efficacité politique car elle est canalisée vers le politique.
Les manifestations de mères de martyrs, puis celles qui accompagnent la traque d'Öcalan, sont une occasion de diffuser la sémiologie des ultra-nationalistes et leur vision du conflit. Ces mouvements bénéficient de deux circonstances favorables. En premier lieu, ils ne rencontrent pratiquement pas d’obstacles, car ils prônent les mêmes valeurs que celles de l’Etat, qui peut difficilement désavouer ceux qui prennent au mot son propre discours. Même lorsqu’ils recourent à la violence, ils restent presque toujours impunis, la police et les autorités sont bienveillantes, et les opposants de gauche savent ce qu’ils risqueraient à les contrarier. Ensuite, la guerre contre la rébellion kurde est un élément du consensus obligatoire ; c’est une « cause nationale » (millî dava) qu’il est très difficile de remettre en question sans encourir l’accusation de trahison : les manifestations d’opposition à la guerre tombent sous le chef d’accusation de « propagande séparatiste » ou « terroriste ».
Par leur présence et leur activité lors des obsèques, et par ces manifestations en forme de pseudo-obsèques, en encourageant le désir de vengeance et la poursuite de la guerre, les mouvements d’extrême-droite entretiennent certainement la propension à la violence de la société et participent à la diffusion de la pensée sécuritaire. Mais il existe un autre élément.
A la suite d'une cérémonie d'obsèques de martyr, il arrive que les manifestants forment un cortège cette fois politique et protestataire, qui traverse la ville pour se rendre au monument d'Atatürk. Là, on profère encore les slogans habituels (« Maudit soit le PKK », « La patrie est indivisible », etc.), on se recueille un instant, et on chante l'hymne national dont le premier mots, « Korkma ! N'aie pas peur ! » prend tout son sens (cf. par exemple Sabah, 8 août 1996, à Bursa). J'ai analysé dans un article sur le culte d'Atatürk le sens et l'importance, dans la vie publique turque, de ces cérémonies propitiatoires et/ou réparatrices devant l'effigie de la semi-divinité. Lorsqu'elles surviennent à la suite d'une cérémonie d'obsèques de martyr, elles demandent protection contre un danger ; ses participants viennent y puiser la force et le courage. Surtout, ils veulent enraciner dans le culte d'Atatürk la légitimité de leur lutte contre le PKK, plus généralement contre les Kurdes, au nom de l'unité, de l'unicité non seulement de la nation turque mais de la race. Il faut alors penser non seulement au sens symbolique, voire psychanalytique de ces attitudes, mais à la dimension historique d'Atatürk et du kémalisme. N'est-ce pas sous Atatürk, en 1925 puis 1938, que la guerre sans pitié contre les Kurdes a commencé ? N'est-ce pas sous Atatürk qu'a été officialisée la doctrine turquiste et ses thèses racistes, qu'Afetinan, la propre fille adoptive du Guide, a tenté d'établir « scientifiquement » ?
La visite au monument d'Atatürk, à la suite d'un enterrement de soldat, me paraît parfaitement logique, elle est conclusive et donne tout son sens à la journée de deuil et de colère, et donne un sens quasi métaphysique à la guerre contre les Kurdes.
Références :
Roland BARTHES, « Le message photographique », Communications, 1, 1961, pp. 127-138.
Etienne COPEAUX, « Le consensus obligatoire », in Isabelle Rigoni (éd.), Turquie : Les mille visages. Politique, religion, femmes, immigration, Paris, Syllepse, 2000, pp. 89-104 (http://www.susam-sokak.fr/pages/Le_consensus_obligatoire_2000—3129711.html).
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