Comme suite à mon article précédent, à rebours du temps, et en avant-propos de l'article que je prépare sur l'incendie criminel de Sivas, perpétré le 3 juillet 1993 par une foule de fanatiques, et qui a entraîné la mort de 37 personnes, je vous propose ce documentaire de 16', réalisé par Mehmet Ali Birand, un des plus grands reporters turcs (décédé en 2913), dans le cadre de son émission « En son haber », et d'une série visant à élucider les origines du coup d'Etat du 28 février 1997. Je n'ai pas pu trouver la date de diffusion de ce film, mais peu importe. Il vous permettra de suivre le déroulement de cet événement qui est l'un des plus importants de la Turquie contemporaine.
Pour permettre aux non turcophones de comprendre, j'ai ci-dessous traduit et brièvement commenté.
Les circonstances étaient celles d'un festival alévi, en l'honneur de Pir Sultan Abdal, poète du XVIe siècle, emblématique de l'alévisme, cette branche hétérodoxe de l'islam spécifique à la Turquie.
Des milliers de personnes étaient venues de tout le pays à Sivas, ville située à 400 km à l'est d'Ankara : des gens de tous âges venus en famille, beaucoup de jeunes, et des journalistes, artistes et écrivains don le chanteur Arif Sag, le poète Metin Altıok, et le célèbre écrivain Aziz Nesin.
Le festival avait lieu pour la 4e fois, mais les années précédentes il s'était tenu au village d'origine de Pir Sultan, Banaz (40 km de Sivas). Cette fois, les festivités, conférences, concerts se déroulaient au Centre culturel de Sivas, au centre-ville ; une ville majoritairement réactionnaire.
Aziz Nesin était célèbre en Turquie dans les milieux de gauche, et honni par les islamistes car il avait traduit et publié le fameux ouvrage de Salman Rushdie, Les Versets sataniques, et il ne craignait pas, en public, de se dire athée - ce qui reste dangereux en Turquie.
0'19 Quelques plans montrent Aziz Nesin au stand de livres. Il est interviewé d'une manière très agressive par un reporter de la chaîne de télévision réactionnaire TGRT. Un public hostile s'est regroupé autour de l'écrivain ; un badaud l'insulte, un autre lui reproche d'insulter Allah : « Pourquoi tu nous attaques ? Pourquoi tu ne respectes pas l'opinion des gens [les croyants] ? ». Aziz Nesin se défend d'être irrespectueux envers quiconque. La foule se montre de plus en plus hostile. Les personnes chargées de la protection de l'écrivain l'emmènent à l'hôtel Madımak, presque entièrement réservé aux participants du festival.
1'11 Dans la ville de petits groupes se forment, crient des slogans contre Aziz nesin et les alévis. Des policiers sont là, casqués, mais on les voit suivre, accompagner les manifestants sans intervenir. Les groupes crient : « Bismillah, allahüekber ! » - « Brisons les mains de ceux qui touchent à l'islam ! ».
1'35 Une rumeur enfle dans la ville : Aziz Nesin aurait insulté les musulmans. On se met à crier : « Seytan Aziz ! Aziz est un démon ! ». sur les images on constate qu'à ce stade la police se contente encore de suivre les manifestants sans les empêcher.
1'58 La foule enfle, ne se dirige pas vers l'hôtel Madımak, mais vers le centre culturel où se tient un concert d'Arif Sag, suivi par 1500 personnes.
2'10 Un groupe commence à caillasser le lieu du concert.
2'28 Témoignage de l'écrivain alévi Ali Balkız, rescapé : Les manifestants saccagent l'exposition, détruisent les livres. Sur les images, on voit nettement un cordon de policiers empêcher l'arrivée d'un groupe important, mais ils n'interviennent pas contre ceux qui saccagent, situés derrière eux.
2'34 La foule brise les vitre du centre culturel. C'est la panique dans la salle de concert où des jeunes se mettent à bloquer l'accès avec des tables renversées.
2'59 La foule est énorme et crie : « La Turquie, c'est l'islam, elle restera musulmane (Türkiye Islam'dır, Islam kalacak ».
3'08 Témoignage d'Abdellatif Sener, memebre de la commission parlementaire d'enquête sur le massacre de Sivas : « Cela aurait pu en rester là mais une partie des manifestants refuse de se disperser ; le groupe crie « Sivas Türktür, Sivas est turque » et se mette à la recherche d'Aziz Nesin. La nouvelle se répand qu'il est à l'hôtel Madımak.
3'48 La foule se rassemble devant l'hôtel où entre-temps la plupart des participants au festival, y compris de très jeunes gens, se sont regroupés ; les slogans désormais s'adressent à l'Etat lui-même : « A bas la laïcité ! ».
4'07 Ali Balkız évoque l'intervention, à ce moment, du maire de Sivas Temel Karamollaoglu (du parti islamiste Refah). Il s'adresse aux émeutiers et en substance, leur dit qu'il les approuve, qu'ils ont raison mais qu'ils ont suffisamment exprimé leur opinion et que cela suffit : « Dispersez-vous ! ». Il annonce que le festival va être annulé.
4'44 Mais un groupe sortant de la mosquée, accompagné de prédicateurs barbus, se renforce et parvient devant l'hôtel. On commence à lancer des pierres sur l'hôtel.
4'58 On pense alors que la foule va se calmer.
5'34 Des jeunes escaladent la façade de l'hôtel ; la foule les encourage en criant : « Vas-y, mets-y le feu mon gars ! » Un jeune réussit à pénétrer au premier étage.
5'48 Scène de l'intérieur : les occupants s'organisent pour la défense. Ils ont compris qu'ils risquent le lynchage.
6'07 Témoignage de Lütfi Kaleli, écrivain, rescapé : on bricole des gourdins avec des pieds de table, des pieds de chaises. Les jeunes essaient de monter une barricade. « Le moral dégringole ».
6'41 Mehtap Yücel, journaliste rescapée, évoque la longue attente à l'intérieur pendant que la foule vocifère.
7'08 La gendarmerie arrive, avec des hommes armés et bien équipés. Mais la foule les arrête. Les soldats ne forcent pas le passage. La foule crie « Pas de soldats pour défendre pour les athées ! ». Ces troupes n'interviennent pas.
7'36 Selon le témoignage de Balkız, un gradé parlemente avec les émeutiers, puis remonte dans sa voiture et s'en va.
7'45 Le feu a pris au rez-de-chaussée. Les occupants de l'hôtel comprennent alors qu'ils vont brûler vifs. La foule crie : « Mon Dieu ceci est Ton feu » « C'est le feu de l'enfer ! » « La Turquie est musulmane ! ».
8'16 Balkız évoque la fumée, les tourbillons de fumée noire, le bruit...
8'43 Il est clair maintenant que tous sont en danger de mort ; il y a dans l'hôtel non seulement des artistes et écrivains, mais des jeunes membres d'équipes de danse alévis, et même des très jeunes (12 et 14 ans) ainsi que Carina, jeune Hollandaise passionnée par la Turquie, venue suivre le festival.
8'55 Lütfi Kaleli : « On pense à protéger d'abord Aziz Nesin : il est âgé (près de 80 ans), il a été opéré du cœur... on le transporte vers les étages. En bas, on entend des cris atroces. Après 5-6 minutes, les cris cessent, c'est le silence dans l'incendie » LK raconte le sauvetage d'Aziz Nesin.
10'21 Vue extérieure de l'hôtel. On entend distinctement les personnes de l'intérieur qui crient « Au secours – Imdat ! ».
10'32 Arrivée des pompiers avec la grande échelle.
11'09 Mehtap Yücel : on s'est aperçu que le bâtiment mitoyen était accessible. Ils auraient pu s'y réfugier. Mais ils ne voyaient rien, ils étaient aveuglés. Ils attendaient...
Ce bâtiment était le siège départemental du BBP, le Parti de la grande Union, un parti fasciste dont beaucoup d'émeutiers étaient sympathisants [selon certains témoignages, des personnes présentes dans ce bâtiment ont empêché les assiégés de fuir par là].
11'28 Aziz Nesin est évacué par la grande échelle. Arrivé en bas il est agressé. Trois pompiers sont frappés par les émeutiers.
12'13 Un commissaire arrive, « le seul policier qui ait joué un rôle dans le sauvetage. Il embarque Aziz Nesin dans une voiture et le sauve du lynchage ».
13'08 Ali Balkız : « Ni la police ni les soldats ne nous ont sauvés. Il aurait suffi de tirer en l'air, de tirer des grenades assourdissantes, des gaz lacrymogènes, d'utiliser les lances à eau des pompiers. Sans faire usage des armes à feu il y avait des dizaines de moyens d'intervenir, de disperser la foule. L'Etat n'a rien fait ».
13'55 La « une » du quotidien Cumhuriyet : « L'Etat est resté spectateur ».
14'01 Conférence de presse du préfet de Sivas : le bilan est de 35 morts [en réalité 37], dont 21 n'ont pas pu être identifiés immédiatement, et 60 blessés.