Un débat dans le cadre du Festival de Douarnenez, 20 août 2016
Avec David Selim Sayers, Gaidz Minassian, Etienne Copeaux. Modération: Jérôme Bastion
Voyez ci-dessous la version transcrite de mon intervention.
Le texte qui suit est une version rédigée de mon intervention
Jérôme Bastion – Est-ce que dans le nationalisme turc il y existe une dimension religieuse, encore aujourd'hui ?
Etienne Copeaux – La dimension religieuse existe depuis que le nationalisme turc existe, puisque le mot qui désigne la nation en turc (millet) désignait auparavant la communauté religieuse et – j'ai essayé de le prouver notamment par des outils linguistiques - il existe une rémanence, un reste de religieux dans les mots « nation » (millet) et « national » (millî) tels qu'ils s'emploient en Turquie. De toute façon, la république de Turquie s'est construite tout au long du XXe siècle comme une république pour musulmans : après le génocide des Arméniens, puis la double expulsion de masse de 1923 – qu'on appelle pudiquement l' « échange » des populations musulmanes des Balkans et orthodoxe d'Anatolie, enfin l'expulsion en 1955-1964 des orthodoxes d'Istanbul (dits Rum ou « Grecs », ils étaient citoyens de la république de Turquie...), cet Etat a été construit pour une population musulmane. Mais cet Etat se dit laïque – et là est le paradoxe.
Car, comment parler de laïcité dans un pays qui s'est débarrassé par la violence de tous les non-musulmans ? A mon avis ce n'est pas pensable, la Turquie, dans les faits, n'est pas un pays laïc.
JB - De moins en moins d’ailleurs aujourd'hui, avec un président islamiste !
EC – Mais la Turquie se dit laïque, le régime se dit laïque, la plupart des élites pensent que le la Turquie est un pays est laïc. Mais le discours adressé à la population, non seulement sous Erdogan, mais depuis au moins quarante ans, est en porte-à-faux avec cette prétention. J'ai étudié le discours des manuels d'histoire depuis les premiers temps de la république jusque dans les années 1990. Je parlerai dans quelques minutes des manuels d'histoire de l'époque d'Atatürk. Mais je commence par la fin puisque tu poses la question.
Dans les manuels d'histoire, à partir des années 1960-1970, les enfants, les lycéens, sont systématiquement incités à s'identifier à l'islam, par des procédés linguistiques, discursifs. Je parle bien de manuels d'histoire, non de manuels de religion ! Ce sont des manuels écrits pas des auteurs qui s'affirment implicitement comme musulmans, qui s'expriment au nom d'un Etat considéré comme musulman et qui s'adressent à des élèves supposés non seulement musulmans mais croyants.
Ainsi les manuels scolaires incitent les élèves à s’identifier à des héros musulmans - les héros arabes du début de l'islam, ou des champions de l'islam de l'histoire turque. Dans les faits, il y existe depuis longtemps une adéquation très nette entre la nation, le nationalisme et l'islam. La nation turque se définit par l'islam depuis le début, depuis Ziya Gökalp [théoricien du nationalisme turc, 1976-1924] au début du XXe siècle, dont le livre-manifeste s'intitule « Turquifier, moderniser, islamiser » ; ensuite, depuis les années 1970, on a assisté à la poussée d'une idéologie qu'on appelle la « synthèse turco-islamique ». Celle-ci définit ouvertement la nation turque comme une nation musulmane, et la Turquie y est qualifiée de « bouclier et porte-drapeau de l'islam ».
Cette idéologie de droite a été adoptée par les militaires qui ont opéré le coup d'Etat de 1980 ; ils ont pris une impressionnante série de mesures destinées à favoriser l'islam et l'enseignement religieux en Turquie, et cette « synthèse turco-islamique » est passée officiellement dans l'idéologie d'Etat sous le nom de « culture nationale », elle est même passée dans la constitution de 1982. Elle imprègne depuis cette époque les manuels scolaires.
Erdogan n'est que le produit de tout cela. Ce n'est pas quelqu'un qui tombe du ciel, un courant politique qui tombe du ciel brusquement, c'est quasiment le produit d'une politique militaire des années 1980, qui considérait l'islam, la religion en général, comme un rempart contre le communisme. Le succès de l'islamisme actuel est le produit de tout cela.
Maintenant si je peux revenir un peu en arrière...
JB – Oui, volontiers, et on a déjà compris que l'identité turque est une identité musulmane.
EC – Turco-musulmane, puisque les Arabes sont une entité extérieure, étrangère, méprisée, puisque les Arabes ont « trahi » l'empire ottoman en 1916.
JB - Le bon Turc est un musulman aujourd'hui...
EC – Oui, et l'on considère même qu'on ne peut pas être un Turc si l'on n'est pas musulman. D'ailleurs ce qu'on appelle les « minoritaires », les citoyens arméniens, juifs et orthodoxes, jouent ce jeu également, et j'ai souvent entendu des personnes de confession juive ou orthodoxe de nationalité turque, citoyens de la république de Turquie, me dire « Je ne suis pas turc » : ils ne se considèrent pas comme « Turcs ». Il reste une ambiguïté fondamentale dans le mot « turc » : dans ce genre de propos, « turc » veut dire « musulman », clairement.
JB - Et « turc » veut dire l'ethnie turque ! C'est comme si en France on ne disait pas « Nous sommes français » mais « Nous sommes francs ». De cette tribu qui vient de Franconie, allemande, qui s'est installée en France. En Turquie, les citoyens de cet Etat sont appelés par la gauche « Türkyeli » [« de Turquie »] qui correspondrait à « Français » alors que les Turcs ethniques diraient « Nous sommes francs (turcs) ».
EC – Je reviens aux manuels scolaires, à la période antérieure, celle des années 1930, 1940. A ce moment en Turquie, il est nécessaire de penser la perte. Penser la perte, ce n'est pas seulement la perte de territoires, comme les Balkans, le Proche-Orient, l'écroulement de l'empire ottoman, etc. Penser la perte, c'est guérir (si possible) de tout ce qu'on a perdu, de tout ce que les « gens de Turquie » – je n'ose pas dire les Turcs – dans les années 1920 ont perdu. Ceux qui ont été expulsés des Balkans ou du Proche-Orient ont tout perdu en quelques heures, leur maison, leur jardin, leurs champs, et ils ont été transportés, pour ne pas dire déportés, en Anatolie, dans un pays dont ils ne parlaient pas la langue: ils étaient musulmans, mais de langue bosniaque le plus souvent. Ils ont perdu non seulement leurs biens, mais leurs voisins, leurs amis. Inversement les gens qui, en Anatolie, vivaient dans les contrées où vivaient des Arméniens ou des orthodoxes (le plus souvent de langue turque, en Cappadoce par exemple) ont eu aussi à « penser la perte » : en quelques heures, ils ont perdu leurs voisins, leurs amis, leurs commerçants, artisans, etc. La société anatolienne a été complètement bouleversée, déstructurée et, au sens propre, désorientée. Vous aviez des gens en Anatolie qui ne savaient strictement pas où ils étaient et on leur disait : voilà, c'est votre pays !
Il fallait donc penser – compenser - cette perte. Pour ce faire, les nationalistes turcs ont créé - Atatürk lui-même, personnellement, a contribué à créer - un récit historique extraordinaire, stupéfiant, extravagant, concrétisé par les manuels d'histoire mis en service à la rentrée de 1931. Le récit dit ceci : les Turcs, nos ancêtres, avaient créé une civilisation très avancée en Asie centrale au VIIe millénaire avant JC. A ce moment une sécheresse les a forcés à migrer et ils sont partis dans toutes les directions vers les extrémités de l'Eurasie jusqu'en Chine, en Inde, en Egypte, en Mésopotamie, en Grèce, en Europe, et dans toutes ces contrées, ils ont apporté la civilisation. Ce sont eux qui ont apporté la civilisation chinoise, pharaonique, sumérienne, hittite, grecque, étrusque... Ils disposaient déjà à ce moment, dans leur société, de la laïcité, de la tolérance, de la démocratie, d'un système parlementaire, et ce sont eux, les Turcs, qui apporté tout cela au monde entier.
Je parle sérieusement ! Mais quand j'ai lu tout cela je me suis demandé... j'avais les connaissances en langue turque mais je pensais que je me trompais, qu'un tel récit n'était pas possible. Parce que les spécialistes européens de la Turquie n'avaient jamais abordé ce sujet de l'enseignement de l'histoire. Ce qu'on raconte aux enfants ne les intéressait pas. Ou alors, ils minimisaient en qualifiant ce récit historique de petite erreur bien excusable d'Atatürk.
Mais j'estime que ce discours qu'on a inculqué aux enfants, à des enfants de populations déboussolées, pour « penser la perte », est un élément fondamental pour comprendre la Turquie. On a inculqué à ces enfants une fierté d'être turc, une fierté d'être quelque chose, d'être des éléments d'une race supérieure – le « Turc » est définit comme une race à ce moment-là, on a mesuré les crânes pour « prouver » l'existence d'une race ! Surtout, voilà une population définie comme étant arrivée en Anatolie au VIIe millénaire avant Jésus-Christ, donc avant les Grecs, les Arméniens, les Hittites, les Ourartéens, les Kurdes, avant tout le monde, et la conclusion implicite était : « Ce pays est à nous » ! Voilà ce que cela veut dire. Evidemment, les Turcs ne sont arrivés qu'au XIe siècle en Anatolie, mais c'est sans importance car les Hittites, dont la civilisation s'est développée en Anatolie au IIe millénaire avant JC, étaient déjà des Turcs.
Voilà ce que j'appelle « penser la perte ».
Vous [Gaidz Minassian] parliez tout à l'heure de ce traumatisme [le génocide des Arméniens] qui est arrivé et qui n'a pas été surmonté. Les kémalistes, Atatürk en personne, ont essayé de le surmonter de cette façon-là. Aussi, en lisant ce récit, après l'avoir analysé au microscope, j'ai pensé : voilà, en ce qui concerne le génocide des Arméniens, on peut chercher des preuves, les historiens peuvent chercher des preuves dans les archives, dans l'historie orale, etc. Mais j'ai pensé : voilà une preuve !
Car qu'est-ce qu'un tel récit, sinon un alibi inventé par une bande de brigands pour masquer un crime ! C'est le récit qui masque non seulement le génocide des Arméniens mais aussi tous les crimes qui participent de ce nettoyage ethnique de l’Anatolie dans la première moitié du XXe siècle.
C'est quelque chose qui traduit un malaise extraordinaire ; je pense que la plupart d'entre vous entendent parler de cela pour la première fois, parce qu'on entend la Turquie en général, et surtout Atatürk et les kémalistes, comme un processus d'occidentalisation ; or, au contraire on a dit aux Turcs : Vous venez d'Asie, et c'est l'Asie qui a apporté la civilisation ! et l'asiatisme, le mot Asie est devenu quelque chose de valeureux. On a inculqué aux Turcs une valeureuse identité asiatique.
Le paradoxe est qu'en même temps Atatürk faisait ses réformes apparemment occidentales, allant jusqu'à imposer à tous le costume occidental, puis, qu'à partir de 1964 on a dit aux Turcs qu'ils sont européens. Il en résulter un début de schizophrénie dans la population turque, et le début de quelque chose qui ressemble à une névrose collective, si je peux oser cette expression. On peut toujours débattre si la névrose collective existe, mais en tout cas l'Etat a délivré un discours qui peut favoriser la névrose ou le malaise chez ses citoyens.
Au cours de mon travail de recherche je me suis efforcé d'approcher la question du nationalisme turc par la linguistique et l'analyse de discours, mais j'ai toujours pensé que la bonne approche est la psychanalyse, et ce travail est à peine entamé.
L'invention de l'Histoire - Susam-Sokak
Au cours du débat sur l' "invention de la turcité" lors du festival de Douarnenez en août 2016, j'ai fait allusion à l' "invention d'un nouveau passé" pour les Turcs, une "thèse d'histoire" ...
http://www.susam-sokak.fr/2016/10/l-invention-de-l-histoire.html