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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


La Turquie du 7 août

Publié par Etienne Copeaux sur 12 Août 2016, 15:11pm

Catégories : #La Turquie d'aujourd'hui

 

Le président Erdoğan s'est exprimé solennellement le 7 août, trois semaines après la bizarre tentative de putsch du 15 juillet. Le gigantesque « Rassemblement pour la démocratie et les martyrs », organisé à Yenikapı, au sud d'Istanbul, est une sorte de congrès de Nuremberg à la turque, qui a mis un peu plus de clarté dans la confusion qui règne, non seulement en Turquie, mais dans la perception des événements en Europe. Le discours d'Erdoğan, la mise en scène, les « invités », et l'entretien qu'il a accordé la veille au Monde, nous permettent d'entrevoir ce qu'il entend par « Turquie du 7 août ».

Il faut d'emblée s'en prendre au malentendu (volontaire ?) concernant le terme de « démocratie », prononcé à tout propos depuis la tentative de putsch, par Erdoğan, par les acteurs politiques, mais aussi, de manière peut-être délibérément faussée, par les commentateurs hors de Turquie. Pour ne prendre qu'un seul exemple, Jacques Mézard, président de la commission France-Turquie du Sénat, expliquait sur France-Culture le 9 août qu'on était trop sévère avec Erdoğan car « il a été élu démocratiquement ».

C'est vrai si l'on considère la démocratie comme une succession de scrutins qui se produisent plus ou moins régulièrement, conformément à une constitution et à des lois électorales. Mais les commentateurs, et Erdoğan lui-même bien sûr, jouent d'un glissement de sens entre « démocratie » et « élections » et font semblant d'ignorer que celles-ci ne sont pas la garantie de celle-là. Hitler n'a-t-il pas été élu régulièrement ?

Comme je l'ai dit et écrit par ailleurs, pour admettre que la démocratie existe en Turquie, il faudrait admettre qu'il n'y ait eu aucun mouvement de répression, d'atteinte à la liberté de la presse, d'opinion, de réunion, aucune violence politique et militaire s'exerçant contre des civils et/ou contre leurs biens, aucune mesure visant le libre exercice de l'enseignement, de la défense des droits humains ; et, non plus, aucune restriction au droit à la représentation par manipulation des lois électorales. Ceci depuis 2002. En somme, si l'on suit des avis comme celui de Jacques Mézard, tout cela importe peu si les élections se déroulent dans la régularité instituée par la loi.

J'y reviendrai dans un article ultérieur.

 

Le discours du 7 août, la rhétorique d‘Erdoğan 

 

Les discours prononcés le 7 août par le président, par le premier ministre Yıldırım et par deux leaders « d'opposition » ont été traduits en français sur l'excellent site kedistan.net, auquel je renvoie. Dans son allocution, le président Erdoğan, à de multiples reprises, salue les 81 départements de Turquie, et surtout « les 79 millions de Turcs », c'est-à-dire la nation tout entière, « ma sainte nation ». Cette insistance rappelle fortement le discours qu'il avait prononcé le 6 juin 2013, à l'aéroport d'Istanbul, alors que la Turquie était bouleversée par le mouvement de Gezi. En évoquant de la même manière, à l'époque, « les 76 millions de Turcs », en s'adressant à la totalité, Erdoğan signifiait l'insignifiance du mouvement : un rien, une quantité négligeable, des « voyous » qu'il s'apprêtait à faire brutalement balayer par sa police.

Cette fois, il est vrai, Erdoğan a eu affaire à plus violent. Mais en procédant de la même manière, il renvoie à nouveau l'adversaire à rien, puisqu'en Turquie il n'y a rien en dehors des « 79 millions ». La bande des « FETÖ » (l'organisation supposée des partisans de Fethullah Gülen) entre dans le néant, quel que soit le nombre de ses effectifs, la puissance alléguée de ses armes et de son réseau. Le mouvement du 15 juillet, qu'il a appelé lui-même dans la rue, est donc un combat de toute la Turquie : « Sans cesse nous pouvons dire que nous sommes unis, nous sommes forts, nous sommes vivants, nous sommes frères, nous sommes, tous ensemble, la Turquie ».

De nombreux éléments de langage, de comportements et de signes iconiques indiquent qu'il s'agit, aux yeux d'Erdoğan, d'un combat religieux, un combat pour l'islam. Ce n'est ni étonnant ni nouveau, ni propre à l'islam politique. Il faut se souvenir que le mot qui désigne la nation (millet), en turc, a primitivement le sens de communauté religieuse. Ce n'est pas par hasard qu'il a été choisi pour désigner la nation, alors qu'il en existait un autre, non connoté religieusement, ulus. La nation turque a été pensée comme une communauté de musulmans sunnites et c'est ainsi qu'elle s'est objectivement construite tout au long du XXe siècle. L’adéquation entre nation et religion, telle qu'elle est rêvée et revendiquée, donne une connotation musulmane sunnite à tout combat national, ceci d'autant plus que le premier de ces combats, mené contre les forces d'occupation occidentales de 1919 à 1922, opposait des musulmans (« Turcs ») à des gavur (« mécréants, infidèles » : Anglais, Français, Grecs). Le caractère de lutte religieuse a été mis en avant à l'époque, souvent rappelé dans le discours politique, et sa rémanence est forte.

Ainsi les partisans de Gülen sont-ils rejetés à la fois hors de la nation et hors de l'islam. C'est au nom de la religion qu'on résiste au putsch. Les putschistes du 15 juillet sont pourtant des musulmans, et, s'il s'agit vraiment de partisans de Gülen, ils sont d'une mouvance proche de celle d'Erdoğan ! Mais du fait même de leur rébellion contre « la Turquie », ils se sont mis d'eux-mêmes hors de l'islam, puisque la Turquie est, comme le proclament les tenants de la « synthèse turco-islamique », « le bouclier et fer de lance de l'islam ». Pour appuyer son idée, Erdoğan utilise un mot rare en turc courant, gaza, qui désigne un combat mené au nom de l'islam.

Le meeting du 7 août commence donc, logiquement, par une prière. Puis, au cours de son allocution, Erdoğan indique à l'auditoire le but final de la résistance contre les pustchistes et le mouvement Gülen : « Ce que nous ferons, nous ne le ferons pas par simple devoir ou pour en obtenir des fonctions, des bénéfices ou des prébendes. Nous le ferons seulement pour Dieu ».

En conséquence, les résistants aux putschistes sont proclamés « martyrs » (şehit, au sens littéral de ce mot, morts pour l'islam) ou, s'ils en sont revenus, des gazi, des champions de l'islam. Je sais bien que ces deux termes sont passés dans la langue officielle pour désigner les personnes décédées pour le service de l'Etat (şehit) et les anciens combattants de l'armée turque (gazi). Mais l'emploi de ces mots religieux par l'Etat supposé laïque n'est pas innocent. Il n'est pas innocent non plus que Mustafa Kemal Atatürk ait été paré de ce titre religieux de Gazi ; littéralement, il avait repoussé les gavur hors d'Anatolie. Mais ce chef laïque et athée avait senti le profit politique qu'il pouvait tirer de l'emploi de ces termes : il fallait capter la population, la convaincre de se mobiliser dans un combat qu'elle pouvait comprendre.

 

 

Le président-instituteur

Le 7 août, pour sa démonstration, Erdoğan, comme la plupart des hommes politiques, se comporte en instituteur et ouvre le manuel d'histoire que tous ses auditeurs connaissent par cœur. Il convoque l'un des cinq ou six événements fondateurs de l'histoire des Turcs, le plus fondateur même, la bataille de Malazgirt (Mantzikert), survenue en 1071 au nord du lac de Van : là, les Turcs ont vaincu l'armée byzantine, fait prisonnier le basileus et commencé la conquête de l'Anatolie. « Ils ont fait de l'Anatolie, comme disent les manuels d'histoire, le pays des Turcs ». Ils y ont apporté l'islam aussi, ce que n'avaient pas su faire les Arabes. L'Anatolie est sainte, c'est la nouvelle patrie des Turcs, c'est la patrie depuis mille ans. Aussi Erdoğan s'insurge-t-il : « Et nous devrions offrir à ces forces [les putschistes et tous ceux, terroristes, ennemis extérieurs, Etat islamique etc.), sur un plateau d'or, la géographie que nous avons créée voici mille ans ! »

Mais à ce point de son discours, le président bifurque par rapport aux manuels et au discours politique. Dans le discours kémaliste, la victoire du khan Alp Arslan à Malazgirt fait de lui un précurseur d'Atatürk, car il est censé avoir « les mêmes qualités » que le Guide et il a vaincu « le même ennemi » qu'en 1922, les Grecs. L'évocation de la bataille, dans les manuels scolaires, est l'occasion d'un hommage à Atatürk.

Mais la bifurcation empruntée par Erdoğan lui permet d'aller non point à Atatürk mais à d'autres chefs, notamment Osman, fondateur en 1299 de la dynastie des Ottomans, pour affirmer que « nos principes sont ceux qui ont guidé Osman Gazi » : nous serions donc, en 2016, au début d'un second empire ottoman. La direction prise est claire, et différencie notablement ce discours de ce qu'on a eu l'habitude d'entendre, en matière de référence historique, avant 2002.

Un signe iconique répond en miroir à la même idée : la présence, sur la tribune, d'une clique de mehter : ces groupes musicaux, en costume d'époque, jouant de la musique militaire ottomane sont devenus familiers au public depuis les années cinquante. Ils ouvrent ou accompagnent les meetings politiques réactionnaires, les cérémonies commémoratives comme l'anniversaire de la prise de Constantinople. La clique de mehter est devenue un signe iconique de l'extrême-droite, peut-être plus encore que de la réaction religieuse, car tout symbole ottoman renvoie à la grandeur passée et affiche une volonté de grandeur impériale nouvelle. Or l' « ottomanisme » caractérise depuis toujours le courant politique d'Erdoğan et constitue donc une passerelle idéologique vers l'extrême-droite du MHP. Le MHP, parti des fameux Loups gris fascistes, est là, avec son chef Devlet Bahçeli.

Mais le CHP, parti fondé par Atatürk, est là aussi avec son chef Kemal Kılıçdaroglu, invité lui aussi par le président. Cette présence lui permet d'affirmer que « toute la Turquie » est là, que « l'opposition » est là, preuve de sa volonté démocratique. C'est pourquoi, sur le plan iconique, il s'est senti obligé de faire figurer sur la tribune du meeting, à côté de son portrait, celui d'Atatürk ; les deux héros sont rigoureusement égaux, séparés par le drapeau turc.

Photo publiée par aksam.com le soir du meeting

Photo publiée par aksam.com le soir du meeting

 

Béni et obligé par cette présence, Erdoğan doit reprendre dans son discours le chemin qu'il a un temps délaissé, car au lieu d'aboutir, comme il est classique, au sultan Mehmet II, conquérant de Constantinople  (ce qui lui aurait permis d'affirmer qu'il reprend, avec ses « 79 millions », la Turquie à d'improbables gavur), il reprend les rails du récit kémaliste : « Nous avons dispersé les forces des putschistes de FETÖ [les partisans de Gülen] avec la même détermination qu'à Çanakkale [la bataille des Dardanelles], sans considération pour le sang qui a coulé ». La bataille des Dardanelles, en 1915, est celle où Mustafa Kemal s'est brillamment illustré, selon le récit turc. Ainsi par cette référence, Erdoğan se fait aussi le continuateur d'Atatürk. Par deux fois, puisque « En 1920, alors qu’Istanbul et Izmir étaient sous occupation étrangère, le Gazi Mustafa Kemal a proclamé : 'Notre nation est grande et nous ne devons pas avoir peur, nous ne devons accepter ni l'esclavage, ni l'humiliation. Mais à condition de nous reprendre ! Demandons à la nation 'Vas-tu accepter l'esclavage et l'humiliation ?' ». Eh bien, poursuit Erdoğan, je vous pose à nouveau la question : « Nation, vas-tu accepter l'esclavage et l'humiliation ? » Devant lui, la foule crie « Non, non !»

 

Le président, la foule et les héros du passé

 

Erdoğan n'est pas un grand orateur, et pour se faire comprendre et susciter l’enthousiasme, il recourt à la répétition incessante, bien maladroite ici, mais qui passe dans un texte oral, et agit toujours efficacement sur la masse. Répétition au sein d'une même période, termes assénés au long du discours comme « FETÖ » (qui remplace désormais le mot-clé « Pennsylvania », le lieu d'exil de Gülen, le désignant métaphoriquement dans les discours d'Erdoğan). Mais répétition également de thèmes historiques stéréotypés dont l'apparition est si fréquente, si régulière dans la vie politique turque de droite qu'elle semble faire de la vie elle-même un long discours : il s'agit de ces événements fondateurs du récit historique, appris dès le jeune âge, répétés sans retenue à la mosquée, à la caserne et dans la vie politique.

Aussi, de telles répétitions, dans une circonstance comme celle du 7 août, ne provoquent-elles pas de lassitude. Elles convoquent l'affect de l'auditeur, les ressorts de l'enfance et de la vie collective (« épaule contre épaule » à la mosquée, à la caserne) constitués par les liens affectifs très forts tissés entre le citoyen et les héros de l'Histoire. En convoquant une telle imagerie (en France ce serait Vercingétorix, Clovis, Jeanne d'Arc...), Erdoğan crée un lien triangulaire entre lui, son public et les héros du passé. Il crée la « pertinence », condition de l'efficacité du discours. Il utilise la « phase », le discours phatique, qui ne délivre aucune information mais entretient le lien avec le public. La clique de mehter, et les drapeaux aussi, qu'on n'avait jamais vus en aussi grand nombre, font partie du discours phatique.

Pour revenir à l'histoire, Erdoğan n'a pas besoin de préciser qu'aux Dardanelles Mustafa Kemal a combattu des gavur anglais et français. En établissant un parallèle entre ce combat et le sien, il infère que les conspirateurs sont également, et paradoxalement, des gavur. Une qualification aussi extravagante qu'excluante, qui garantit une réaction de rejet bien plus forte que si l'on rappelait que les partisans de Gülen (à supposer qu'ils soient réellement impliqués !) appartiennent à une confrérie musulmane. D'ailleurs, ces putschistes « voulaient faire taire l'appel à la prière de nos minarets » alors que, dans l'imaginaire national et nationaliste, et, parions-le, dans l'esprit de tous les auditeurs, une image prévaut sur toutes les autres, fusionnant la nation et la religion : « L'appel à la prière ne se taira jamais, le drapeau ne sera jamais amené ! » (Ezan susmaz, bayrak indirilmez). Erdoğan, dans la nuit du 15 juillet, en une intuition géniale, a fait diffuser son appel à la résistance par les haut-parleurs des minarets, accomplissant la fusion.

Remarquons que, dans son discours, jamais Erdoğan ne fait allusion au contenu idéologique de l' « Organisation Fethullah Gülen », et pour cause : il s'agit également d'un islam politique, qui s'est présenté peut-être dans des habits plus démocratiques et tolérants vis-à-vis des Occidentaux. Mais lors de la grande amitié entre les gülénistes et l'AKP, les premiers, associés au pouvoir, se sont associés également à la répression. Des journalistes comme Ahmet Şık, auteur d'un livre-enquête sur le mouvement Gülen, en ont fait les frais. Si Erdoğan était logique, il ferait amnistier toutes les victimes de cette répression (comme le demande tout de même Kılıçdaroğlu dans son discours)...

En somme, le discours du 7 août est un discours national-islamiste comme ne l'avait jamais osé un président de la république. Erdoğan s'adresse à une foule qui n'est pas politiquement unie : elle inclut des partisans du parti kémaliste CHP, et, certainement plus nombreux, des sympathisants du parti nationaliste fasciste MHP. Ceci explique les zigzags de son référentiel historique : il n'a pas osé faire un discours purement « ottoman ». Alp Arslan est un héros consensuel, admis par toutes les mouvances politiques.

Le discours de Devlet Bahçeli, président du MHP (traduit également sur le site kedistan.net), est de la même veine que celui d'Erdoğan. Il est même plus « historique », aligne une litanie de dates et de noms de batailles, ajoute les Croisés pour plaire au plus radicaux des islamistes présents, sans oublier la complicité des puissances occidentales qui caressent le dos du « réfugié de Pennsylvanie ». Il faut reconnaître au leader kémaliste Kemal Kılıçdaroğlu le mérite de ne pas avoir versé dans le même type d'imagerie. S'il évoque Mustafa Kemal à plusieurs reprises, ce n'est pas pour convoquer la légende ou des images, mais des principes républicains ; en cela, il s'est montré moins « kémaliste » qu'Erdoğan. Il a également le mérite d'avoir rappelé, le 12 août, qu'en écartant le HDP le président de la république écartait 6 millions de personnes.

 

 

La nation augmentée et l'adversaire évaporé

 

Dans mon analyse du discours de l'aéroport de juin 2013, j'avais souligné que trois mots étaient absents : « Atatürk », « kurde » et « alévi ». Erdoğan a fait l'effort de citer le Guide, vu le ralliement du CHP, parti fondé par Atatürk. Il n'a pas eu peur non plus de nommer les différentes composantes de la nation : « « Nous sommes 79 millions, Turcs, Kurdes, Lazes, Bosniaques, Arabes, Roms, et nous sommes descendus dans la rue, épaule contre épaule pour nous défendre ». C'est une différence importante par rapport aux périodes précédentes, lorsque l'armée gouvernait, au cours desquelles on n'admettait l'existence que d'une population turque, les autres étant sommés de « se dire Turcs ».

L'absence la plus remarquable cette fois est celle du mot « alévi ». Les Alévis, branche hétérodoxe de l'islam turc, ne sont pas considérés comme des musulmans par la majorité sunnite, ils sont victimes de discrimination, souvent de violences et périodiquement de massacres. Ils seraient environ vingt millions, bien plus nombreux que « les Lazes, les Bosniaques, les Arabes, les Roms » réunis. Voilà donc une grosse part de la population de la république qui se trouve exclue de la communauté nationale, exclue des « 79 millions » qui ne devraient être, logiquement, que 59 millions. Ils sont évaporés, inexistants, renvoyés au néant, à rien.

C'est une absence inquiétante, car, lors de la nuit du 15 au 16 juillet, la foule des anti-putschistes ne s'est pas contentée de « se coucher devant les chars », comme le répète Erdoğan. Bien plus fréquemment, elle a assailli des quartiers de ces autres gavur que seraient les Alévis, à Gaziosmanpaşa (Istanbul), à Antakya (Antioche) et à Malatya notamment (voir cet article sur sendika.org).

La première manière d'exclure était déjà observable en 2013, consistant à renvoyer au néant les groupes politiques ou sociaux susceptibles de s'opposer à Erdoğan en évoquant le simple chiffre de la totalité de la population. Elle infère cette fois que ceux qui n'ont pas participé aux meetings du 7 août ne font pas partie de la population du pays : soit essentiellement le parti démocratique des peuples (HDP), de gauche et pro-kurde, fort de six millions d'électeurs mais non invité ; et les Alévis, non nommés ; ainsi que, pour se référer au discours du 6 juin 2013, « les vandales » (çapulcu) du mouvement de Gezi, non nommés, tant le mouvement semble aujourd'hui enterré.

La seconde manière d'exclure est encore plus inquiétante, c'est la qualification de gavur appliquée de façon implicite à certains opposants pour en faire des non-musulmans et ipso facto des non-Turcs. La congruence entre « Turc » et « musulman » est ainsi renforcée, et dans ces circonstances elle instaure une seule manière d'être turc-musulman, c'est de suivre Erdoğan.

Le troisième mode d'exclusion échappe à l'attention à force d'être répété, c'est le « Ö » de FETÖ, le mot « örgüt » pour « organisation güléniste » (Fethullahcı örgütü) ». Ce mot, lorsqu'il est employé seul, a été le plus souvent utilisé pour désigner les organisations d'extrême-gauche, puis le PKK. Il suffit, souvent, de dire l' « organisation », « örgüt », pour désigner le PKK. Le chef d'inculpation le plus fréquemment invoqué contre les opposants est l' « appartenance à une organisation terroriste », qui est abrégée le plus souvent, par la police et dans les médias, en « appartenance à l'organisation ». L'emploi d' « örgüt » pour désigner les partisans de Gülen est une dénomination qui n'est pas innocente : elle fait du réseau de Gülen l'égal, en terme de menace, du PKK.

 

 

Vers une captation du kémalisme ?

 

La présence du MHP au meeting n'est pas étonnante. Elle ne fait qu'officialiser une alliance de fait. Les valeurs de ce parti fasciste sont les mêmes que celles de l'AKP, en plus nationaliste. Le MHP contrôle une bonne partie des forces qui répriment la population kurde du sud-est. Ses nervis ne manquent pas d'apposer sur les murs des tags national-islamistes et des slogans du MHP sur les murs des maisons qu'ils ont assiégées et détruites. On pourrait dans une certaine mesure considérer le MHP comme le bras armé du parti islamiste, même si le MHP est kémaliste, au moins formellement.

La présence du CHP, authentique gardien des valeurs kémalistes, au meeting du 7 août, pose plus de questions. Le CHP, la nuit du putsch, a pris position contre les insurgés, ce qu'a fait également le pro-kurde HDP. Mais ce dernier n'a pas cédé à la logique binaire : être contre les putschistes ne signifie évidemment pas être partisan d'Erdoğan. La direction du CHP, au contraire, a foncé dans le piège, en acceptant l'invitation de participer au meeting, côte à côte avec les islamistes et les Loups gris. Le parti kémaliste est désormais l'obligé de l'AKP. Il a rendu un service insigne à Erdoğan, qui a pu se prétendre démocratique « puisque l'opposition est là ». Politiquement, le CHP risque d'en payer le prix.

Mais inversement, quel est le profit qu'en peut tirer Erdoğan, à part sa profession de foi démocrate ? Tout ce que je vais formuler là ne sont qu'hypothèses mais nous nous devons de réfléchir à ces questions.

Tout d'abord, il existe des signes permanents de captation du kémalisme, depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002. Même si, dans les faits, la première partie de la gouvernance d'Erdoğan a été marquée par des coups portés au kémalisme. En premier lieu, les opérations visant l'armée, la justice et l'establishment kémaliste ont été spectaculaires et brutales vu le nombre des emprisonnements, sous couvert de la prévention d'un coup d'Etat ou d'une conspiration. Mais depuis lors, il n'y a pas eu de mouvement de dé-kémalisation par les signes : statues, portraits, bustes, sont toujours là, comme la plupart des noms des voies et bâtiments publics. Les islamo-conservateurs ont plutôt procédé par enrichissement du référentiel historique, en poussant de plus en plus ouvertement la figure du sultan Mehmet le Conquérant comme un des personnages-clés annonciateurs de la figure d'Atatürk ; mais ce processus, spectaculaire lors de chaque commémoration de la prise de Constantinople, est engagé depuis longtemps.

Lors du mouvement de Gezi en 2013, une rivalité semblait se dessiner dans la captation de l'imagerie atatürkiste ; sur l'immense panneau d'affichage qu'était devenue la façade du Centre culturel Atatürk (AKM) place de Taksim, le portrait du Guide avait disparu pendant les événements, au profit du visage du jeune révolutionnaire Deniz Gezmiş. Toutefois, les portraits d'Atatürk étaient nombreux dans le campement du parc de Gezi, symboles de la résistance au « dictateur » Erdoğan. Mais lorsque la police a finalement évacué la place et le parc, le portrait géant d'Atatürk est réapparu sur la façade de l'AKM, devenu symbole du rétablissement de l' « ordre ».

L'ambiguité a été levée (?) le 7 août, puisque Atatürk a été décidément confisqué. L'opération est facilitée par la participation du CHP et du MHP. Serait-ce un pas de plus vers une « synthèse kémalo-islamiste », en réalité déjà mise en œuvre par les militaires putschistes de 1980 ?

En adoptant une telle position, Erdoğan pourrait espérer éviter de se mettre à dos la frange kémaliste la plus rigide du pays, très attachée à ses icônes sacrées. Moyennant le maintien de celles-ci et, au moins formellement, des « six principes » du kémalisme (les « six flèches »), il couperait l'herbe sous le pied d'une partie de son opposition.

Serait-il tellement difficile à Erdoğan de se proclamer « kémaliste » ? Parmi les six flèches, écartons celle qui est tombée en désuétude depuis longtemps, l'étatisme. Trois autres peuvent être revendiquées, ou le sont, très facilement : le nationalisme, le populisme, le républicanisme. L' « esprit révolutionnaire » (inkılapçılık) ne pose pas de problème : Erdoğan n'incarne-t-il pas une certaine « révolution » dans l'histoire de la république ? Presque tous les régimes réactionnaires se proclament révolutionnaires. Le sixième, le principe de laïcité, est le plus difficile à assumer, puisque le président lui-même a évoqué la possibilité de le supprimer de la constitution. Le principe pourrait toutefois être maintenu, et ce serait d'un coût politique faible ; la laïcité n'existe guère dans la réalité. La république a éliminé pratiquement toute la population non-musulmane, l’islam est religion officielle dans les faits et, dès avant Erdoğan, politiciens et militaires s'affichaient publiquement comme « musulmans ». La nation turque est définie par les idéologues comme musulmane. La notion de laïcité est tellement vidée de son sens qu'au prix de quelques contorsions, Erdoğan pourrait s'affirmer héritier d'Atatürk même sur ce plan.

Mais l'intérêt d'une captation du kémalisme est ailleurs ; c'est la captation d'un mythe fondateur.

Erdoğan n'a pas un passé de héros, sa vie n'est en rien comparable à la geste de Mustafa Kemal. Il ne pourra jamais s'appuyer, pour augmenter son prestige, sur quelque chose d'équivalent. Autant donc s'appuyer sur une geste existante en la captant à son profit.

Tout régime, surtout un régime naissant, a besoin d'un mythe. On a vu que le président recourt au mythe politique de l'ottomanisme, âge d'or de l'histoire turque. Quels sont les autres mythes historiques disponibles ? L'âge d'or de l'islam, la période des quatre premiers califes à la parfaite gouvernance ; mais ce mythe est lointain, déjà capté par l' « Etat islamique », et surtout il est arabe. Le mythe des premiers Turcs d'Asie centrale, l'âge d'or d'Ergenekon et des forêts d'Ötüken, utilisé au départ par Atatürk, a été utilisé d'abord par le kémalisme, puis, bien plus puissamment, par l'extrême-droite raciste, et il est teinté de chamanisme ; il ne sort guère des cercles de Loups gris.

Pourquoi ne pas profiter de ce qui existe ? Le mythe historique de la bataille des Dardanelles, celui de la Guerre de Libération, permettent d'adopter Mustafa Kemal comme le vainqueur des gavur. Il permet d'exploiter le culte des martyrs, le culte de l'unité (Turcs, Kurdes, etc., « ont mêlé leur sang dans la bataille »), le culte du sang « qui a donné sa couleur au drapeau » et qui « a pétri le sol » de l'Anatolie en le sanctifiant. J'ai souvent insisté sur cette trilogie du sang, du drapeau et du sol (qu'Erdoğan appelle « notre géographie ») qui est prégnante dans les manuels scolaires. Il suffit d'y rajouter l'islam, puisqu'il s'agit chaque fois d'expulser des gavur, et que ces combats ont tous été menés avec l'aide des religieux qui ont appelé à la mobilisation contre ceux-ci.

En outre, la captation de l'héritage kémaliste reviendrait également à confisquer le mythe politique kémaliste proprement dit, c'est-à-dire les « principes d'Atatürk », la république, le régime parlementaire (« la démocratie », dans le vocabulaire d'Erdoğan) et même, pourquoi pas, l'égalité des sexes, car l'islamisme turc ne prétendra jamais qu'il ne veut pas le bien des femmes...

Le dernier point est que le kémalisme détient la clé de l'armoire à secrets. Erdoğan, dans le passé, avait fait des avancées dans certains domaines tabous comme le génocide des Arméniens, puis avait présenté les excuses de l'Etat pour le massacre des Kurdes alévis de Dersim en 1938 (sous Atatürk donc). Mais nous sommes bien loin de cet esprit. La tendance serait plutôt à la poursuite des massacres de Kurdes, à la négation du génocide, et à l'apposition d'un voile pudique sur les massacres d'Alévis (1978, 1993). Les expulsions massives d'orthodoxes de 1923 et de 1955-1964 ont contribué à faire de la Turquie un pays « à 99 %musulman ». Ce n'est pas l'intégration du CHP, ni d'ailleurs du MHP, dans une alliance avec l'AKP, qui remettrait en cause ces secrets de famille ; au contraire, l'armoire serait désormais bien gardée.

 

 

L'Occident comme ennemi de toujours

 

Hors de la nouvelle alliance, il reste le HDP, formation de gauche et pro-kurde. Ce printemps, le pouvoir a décidé la levée de l'immunité parlementaire de ses députés. Ils peuvent être arrêtés à tout moment pour collaboration avec un « mouvement terroriste ». Déjà, le 11 août, le siège du parti à Istanbul a été perquisitionné et dévasté par la police. L'ennemi politique principal, désormais, est son président Selahattin Demirtaş. Si le HDP est affaibli ou proscrit, Erdoğan n'aura plus en face de lui que le PKK. Dans un entretien accordé au Monde, le samedi 6 août, il a nié avoir entamé un processus de négociation entre 2013 et 2015, et a réaffirmé avec force sa volonté de continuer la lutte contre « le terrorisme ». La guerre n'est pas finie. Elle lui permettra de disposer de moyens de gouvernement et de répression, comme c'est le cas depuis les années 1990.

Dans son discours du 7 août, Erdoğan a réitéré ses attaques contre l'Allemagne et l'Occident, accusés de « soutenir le terrorisme ». Il l'avait déjà fait dans une allocution prononcée le 2 août à Ankara devant des hommes d'affaires, provoquant une petite émotion en Europe. Mais l'accusation en elle-même n'est pas nouvelle, elle est aussi ancienne que la guerre contre le PKK. La Turquie a toujours nourri un ressentiment contre l'Occident, « monstre édenté » comme le qualifie l'hymne national, accusé d'avoir détruit l'empire ottoman en soutenant les mouvements nationalistes des populations minoritaires. Dans la caricature des médias de droite, le « terroriste » du PKK est souvent représenté avec son soutien allégué, un Grec lui-même poussé par divers Européens.

La nouveauté, dans les propos d'Erdoğan, est qu'ils sont tenus non par un éditorialiste d'extrême-droite, mais par un président de la république. Avec le discours du 7 août, des thèmes jusque-là réservés au domaine du pamphlet, du libelle extrémiste, de la littérature politique polémique, ont accédé à la sphère de la parole officielle.

Note du 16 août 2016:

Des lecteurs s'étonnent de ma connaissance intime du discours des manuels scolaires turcs. En fait les manuels, l'idéologie qu'ils transmettent et plus généralement l'instrumentalisation de l'histoire par le nationalisme sont le sujet de ma thèse, soutenue en 1994 à l'Université de Paris-VIII, sous la direction de Stéphane Yerasimos. J'y ai analysé le contenu des manuels d'histoire en usage entre 1931 et 1993. J'aurais souhaité que ce travail soit poursuivi par d'autres chercheurs pour les décennies ultérieures mais à ma connaissance, et jusqu'à présent, personne n'a été tenté par ce travail.

Titre de la thèse: "De l'Adriatique à la mer de Chine. Les représentations turques du monde turc à travers les manuels scolaires d'histoire, 1931-1993", thèse de doctorat, décembre 1994, Paris-VIII, département de géopolitique.

Ma thèse a été publiée en deux livres séparés aux éditions du CNRS.

Espaces et temps de la nation turque. Analyse d'une historiographie nationaliste 1931-1993, CNRS-Editions, 1997

et

Une Vision turque du monde à travers les cartes, CNRS-Editions, 2000

Ces deux ouvrages sont épuisés depuis longtemps (la Turquie n'intéresse pas les éditeurs) mais vous pouvez consulter ma thèse qui se trouve in-extenso sur le site independant.academia:

https://independent.academia.edu/EtienneCopeaux/Th%C3%A8se-de-doctorat-1994-(in-extenso)

Vous y trouverez également plusieurs articles publiés dans diverses revues scientifiques, sur le même sujet: https://independent.academia.edu/EtienneCopeaux/Articles-Papers

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