Au cours du débat sur l' "invention de la turcité" lors du festival de Douarnenez en août 2016, j'ai fait allusion à l' "invention d'un nouveau passé" pour les Turcs, une "thèse d'histoire" extravagante, qui faisait des Turcs le premier peuple civilisé de la Terre, apportant sa culture et ses savoirs dans tous les continents... au septième millénaire avant J.-C.
Ce "coup d'Etat en histoire" est l'un des objets de ma thèse, soutenue en 1994 et publiée par CNRS-Editions en 1997 et 2000. Ces ouvrages sont épuisés, mais j'avais publié en 1994 un résumé de ce processus de l'invention de l'histoire, dans un ouvrage collectif dirigé par Stéphane Yerasimos, Les Turcs, aux éditions Autrement.
Voici ce texte.
L’HISTORIOGRAPHIE KEMALISTE ET SA GENESE
En juillet 1932 se réunissait solennellement, à Ankara, le premier Congrès d’histoire turque, en présence des plus hautes personnalités de la République et de Mustafa Kemal lui-même, qui assista à la presque totalité des débats. S’il est ordinaire qu’un chef d’Etat inaugure un congrès, il n’est pas commun qu’il y assiste pendant toute une semaine, et ce simple fait est révélateur de l’importance qu’on accordait aux questions historiques, en Turquie, aux débuts de la république.
Ce congrès, presque entièrement consacré à la préhistoire et à l’histoire ancienne, illustre le radical changement de perspective apporté à l’historiographie turque.
Jusqu’au début du XXe siècle, un Turc se définissait par son appartenance à l’islam : « Dieu merci, je suis musulman ». Cet élément identitaire était d’autant plus fort à l’époque ottomane que le sultan était en même temps calife, chef religieux de la communauté musulmane. Le caractère multi-ethnique de l’empire ottoman ne se prêtait de toute façon aucunement à la définition d’une « nationalité » au sens actuel du mot, et le passé n’était pas perçu comme un passé des Turcs, mais comme le passé des Musulmans, c’est-à-dire, grosso modo, le passé des Arabes.
Sous le régime républicain proclamé en 1923, l’enseignement de l’histoire devait s’adapter et répondre à plusieurs nécessités. D’abord, il fallait valoriser la culture turque, dénigrée par les vainqueurs de 1918, et faire naître une fierté turque, mise à mal par l’image désastreuse de la Turquie à l’étranger. Cette image commençait à se redresser pendant les années vingt, grâce justement aux réformes de Kemal, moderniste, républicain, laïc, présenté comme un héritier de la rationalité et du positivisme européens.
Ensuite, puisqu’on qu’on construisait une nation, il n’était plus admissible de continuer à enseigner une histoire étrangère, celle de l’islam ou celle de l’Europe. Il fallait retrouver un passé national, mais lequel ? Les Turcs étaient installés en Anatolie depuis neuf siècles ; ils avaient leur histoire en tant que peuple, et vivaient sur une terre qui avait aussi son histoire. Venant d’Asie centrale, les Turcs avaient épousé l’Anatolie en s’y installant et en s’y stabilisant. Pour que les enfants de ce mariage (les Turcs actuels) soient valeureux, il fallait aussi que la belle-famille le fusse. La valorisation du passé asiatique devait donc aussi s’accompagner d’une opération similaire portant sur les anciennes civilisations d’Anatolie qu’on venait de découvrir, Ioniens, Achéens, Ourartéens et surtout Hittites.
LA « DECOUVERTE DE L’ASIE »
Ce mouvement de redécouverte historiographique est le résultat d’un extraordinaire faisceau de circonstances dans lesquelles le facteur russe est très important.
En premier lieu, la prise par les Russes des khanats d’Asie centrale (notamment celui de Khiva, au sud de la mer d’Aral, en 1873) a provoqué des appels à la solidarité inter-musulmane, adressés, au XIXe siècle, au sultan-calife de Constantinople. Des intellectuels Turcs prennent conscience de l’existence de « frères de race » au nord de la mer Noire et outre-Caspienne. C’est le point de départ du sentiment panturc, dans un sens premier de sentiment d’appartenance non plus à l’umma musulmane, mais à une ethnie dont l’aire ne coïncide pas du tout avec l’empire ottoman. L’une des premières expressions de ce sentiment paraît la même année à Paris, dans un ouvrage de l’ottoman Ali Suavi, sur la situation du khanat de Khiva1.
Toujours en 1873, au premier Congrès international des orientalistes qui se tient à Paris, un écrivain et voyageur, Léon Cahun, présente une communication intitulée Habitat et migrations des races préhistoriques dites touraniennes. Il y présente une carte où figure, au centre de l’Eurasie, une mer intérieure. De grandes flèches qui en divergent représentent les migrations des Touraniens vers la périphérie du continent. C’est l’essentiel de ce qui sera discuté, soixante ans plus tard, au congrès d’Ankara. Léon Cahun, très turcophile, se lie avec les intellectuels ottomans de Paris, grâce auxquels ses idées sur l’histoire turque vont connaître une influence extraordinairement longue : on trouve encore des avatars de cette carte dans les ouvrages scolaires actuels.
En même temps que s’achèvent les conquêtes coloniales, la turcologie russe se développe et donne une impulsion décisive à la prise de conscience de leur passé par les Turcs. C’est l’époque où se constitue un réseau qui transcende les frontières entre l’Empire russe et l’Empire ottoman (essentiellement Kazan, la Crimée et Bakou d’une part, Istanbul de l’autre). Il est constitué d’intellectuels, réfugiés politiques fuyant le régime d’Abdülhamid, ou étudiant à Saint-Pétersbourg, Berlin, Paris. Ils ont fortement intégré les découvertes archéologiques et linguistiques du XIXe siècle concernant l’aire turque, et certains sont eux-mêmes de brillants chercheurs. Ils se sont liés avec des savants russes, finnois, français, allemands… et des chercheurs ou étudiants d’autres régions du monde turc. Des rencontres fructueuses s‘opèrent entre ces Jeunes Ottomans et des turcologues souvent turcophiles, parmi lesquels Léon Cahun.
LES STELES DE L’ORKHON : LA MEMOIRE DES TURCS
Il faut connaître ce contexte pour saisir l’importance de la découverte et du déchiffrement de nombreuses inscriptions lapidaires dans la région de l’Orkhon, au sud du lac Baïkal, en Mongolie. En 1893, ces textes sont datés du début du VIIIe siècle et identifiés comme les premiers exemples connus de langue turque écrite ; ce sont des proclamations solennelles, dans une langue littéraire élaborée, de khans turcs à leur peuple, dans lesquelles beaucoup de Turcs, dans leur enthousiasme, ont voulu voir quelque chose comme un sentiment national. Le contexte de l’époque se prêtait à une diffusion et une interprétation rapides du contenu de ces stèles de l’Orkhon, dont on a vite tiré la preuve de l’ancienneté de la langue littéraire des Turcs, de leur organisation en Etat, de leur foi monothéiste et surtout de leur origine centre-asiatique. Les Turcs, brusquement, lors d’une époque cruciale de leur histoire, ont été mis en face de leur passé véritable, de leur personnalité culturelle, de leur originalité, bref, de leur identité propre.
Dès lors les choses vont aller vite : les travaux de Thomsen2 servent de base à un ouvrage historique de Cahun3 promptement traduit en turc4. La fin du XIXe siècle connait justement une éclosion historiographique en Turquie et Necib Asim, Süleyman Pacha et le célèbre sociologue Ziya Gökalp sont passionnés par le livre de Cahun. Vers 1910-1914, Gökalp publie de nombreux poèmes inspirés par ce « nouveau passé ».
Les soubresauts politiques russes (1905, 1917) provoquent justement l’arrivée à Istanbul de nouveaux exilés politiques turcophones, généralement des intellectuels tatars ou azéris qui servent de vecteur à la diffusion des connaissances turcologiques russes. Souvent ex-dirigeants des républiques éphémères d’Azerbaïdjan, de Crimée, de Kazan, de Bachkirie, du Turkestan, ils sont empreints d’un esprit moderniste réformateur pour l’islam, et porteurs d’une vigoureuse conscience nationale turque5; parmi eux, le Bachkir Sadri Maksudov [Arsal]6, le Tatar Zeki Velidov [Togan], historiens arrivés dans les années vingt, sont des acteurs des réformes culturelles kémaliennes.
La révolution Jeune-Turque de 1908 a renforcé la conscience turque. L’humiliation de la défaite de 1918 va provoquer, comme en Allemagne, un sursaut de fierté. Quelques années plus tard, après l’extraordinaire sursaut militaire et la fondation de la République, Mustafa Kemal a l’ambition de donner à la Turquie une nouvelle histoire, une histoire turque, et une nouvelle langue, débarrassée des apports arabes et persans. La suppression du califat, la laïcisation de la République entraîne d’ailleurs, comme ce sera le cas plus tard dans les pays arabes de type baathiste puis nassérien7, l’adoption d’un discours identitaire national et non plus musulman.
Un processus culturel un peu comparable se déroule en Russie ; peut-être en partie à cause de l’attitude de rejet de l’Europe occidentale, on assiste à un repli sur les valeurs asiatiques: c’est la (re)naissance du mouvement dit « eurasien » 8 qui assume, dans son discours, le poids du passé asiatique dans l’histoire russe. Ce mouvement rejoint d’ailleurs les préoccupations purement historiographiques des décennies précédentes, et l’ « eurasisme » tire sa force de la « découverte de l’Asie ». Tous ces mouvements sont donc convergents, mais une rivalité s’instaure entre Bakou et Ankara.
ANKARA OU BAKOU ?
En janvier 1926, Ayaz Ishaki, un réfugié tatar vivant en Turquie, préconisait une culture commune pour les peuples turco-tatars, la nécessité d’unifier la langue, et « la nécessité de transférer le centre intellectuel du turkisme à Angora, Sivas ou Erzerum »9. Mais en mars 1926, l’intérêt pour le passé asiatique se concrétise dans la tenue du premier Congrès de turcologie de Bakou10. L’enjeu est de faire de Bakou la capitale intellectuelle du monde turcophone, et la réunion de ce congrès à Bakou est un échec pour les turcologues turcs, et pour les Tatars de Kazan, influents à Istanbul : le centre intellectuel du turkisme se trouve désormais hors d’Anatolie. On débat à Bakou de ce qui sera l’ordre du jour des réformes culturelles kémalistes des années trente. Une exposition est consacrée aux stèles de l’Orkhon. On propose de publier en une langue aisément compréhensible les sources de l’histoire turque ancienne, et Bakou doit devenir un grand centre de turcologie et d’ethnologie, que concrétisera un musée d’études. Certes, les participants portent des toasts à Mustafa Kemal, mais celui-ci s’est fait très nettement devancer par Staline : à Bakou, on met au point un système de transcription de toutes les langues turques. En Turquie, le retour des délégués turcs (Fuat Köprülü et Hüseyinzade Ali) ayant pris part au Congrès est vivement attendu, et l’on pressent que les rapports qu’ils vont présenter auront un poids dans les décisions du gouvernement.
A Bakou règnent une ferveur culturelle turquiste, un enthousiasme de retrouver le passé, une volonté de « retour au peuple » pour retrouver la « vraie » langue turque, toutes choses qu’Ankara vivra de 1928 à 1932 ; les mêmes questions se posent : quel alphabet adopter ? Quelles en seront les conséquences culturelles11? C’est en Azerbaïdjan et non en Turquie que la question de l’alphabet a été soulevée pour la première fois, dès 1863, et à Bakou fonctionne, dès avant le Congrès, un comité pour la propagation de l’alphabet latin. L’alphabet proposé par le congrès est un exemple concret de l’avance de Bakou sur Ankara, qui n’adoptera l’alphabet latin qu’en 1928.
Le kémalisme, ultérieurement, a réussi à faire croire que la Turquie fut la première république musulmane laïque. Mais les intellectuels de Kazan, de Bakou, de Crimée ont été très en avance, et ce sont eux qui ont importé ces idées en Turquie. L’Azerbaïdjan n’était d’ailleurs pas seul dans ce rôle de pionnier : la constitution de l’éphémère république tatare de Crimée (1918) prévoyait l’égalité de suffrages entre hommes et femmes12. Le congrès de Bakou est donc une sorte de défi à la Turquie, et l’Etat soviétique est en avance sur le plan du soutien qu’il accorde à la turcologie.
ADAM ETAIT-IL TURC ?
Les Turcs de l’époque kémaliste auraient pu prendre simplement le relais des savants occidentaux, faire avancer les recherches et donner à la turcologie une tournure « nationale », ce qui, dans cette période de recherche d’une nouvelle - et réelle - identité, aurait été parfaitement compréhensible. Est-ce le résultat de la rivalité avec Bakou ? Y a-y-il eu surenchère de la part des Turcs ? Les kémalistes n’ont pas su se contenter des résultats et des promesses de l’archéologie et de l’histoire. On assiste dans les années qui suivent le congrès de Bakou d’une part à une organisation étatique de la recherche historique en Turquie, d’autre part, à un regain d’influence des rêveries romantiques de Gökalp, alimentées par les livres de Cahun.
L’historiographie turque ne va plus se contenter d’exploiter les découvertes, le connu (comme les stèles de l’Orkhon). Elle va exploiter habilement l’inconnu, les incertitudes de l’archéologie et de l’histoire. L’origine de certaines civilisations, comme Sumer, les Etrusques, les Crétois, les Hittites qu’on découvre tout juste, pose problème. Plus généralement, on s’explique mal comment s’est faite la « révolution néolithique », les progrès décisifs réalisés par l’homme en Inde, en Mésopotamie, en Egypte et en Europe vers 4000 avant J.-C.
On se passionne, dans les sociétés scientifiques, pour les sujets à la frontière entre géologie et préhistoire, comme le montrent les romans vulgarisateurs de Rosny aîné. A la suite de Léon Cahun, on cherche à reconstituer les contours d’une vaste mer intérieure qui aurait recouvert l’Asie centrale après la dernière glaciation. Divers vulgarisateurs en proposent des cartes, et le célèbre H.G. Wells en fait état dans son Esquisse de l’histoire universelle (1925). Cet ouvrage est traduit en turc dès 1927, par le Ministère de l’Education.
En effet, les turcologues turcs imaginent sur les rives de cette mer une civilisation proto-turque florissante, très en avance sur toutes les autres. Son dessèchement, il y a des millénaires, expliquerait des migrations à très large échelle de ces peuples turcs. Les historiens kémalistes se mettent donc à rêver à une sorte d’Atlantide des sables. L’enthousiasme national porte leurs fantasmes hors des limites du raisonnable. Les idées de Léon Cahun, émises en 1873, vont être réutilisées: les Turcs - de race brachycéphale - sont allés porter leur langue et leur civilisation très loin, jusqu’aux limites du continent. Par ces thèses d’histoire, on pense du même coup résoudre le problème de l’origine des Sumériens, et on croit fournir l’explication des progrès réalisés par les Chinois, les Indiens, les Egyptiens et tous les Européens au néolithique.
Cahun, déjà, croyait apporter à cela des preuves linguistiques. Les Turcs reprennent ses idées et veulent aller plus loin : il faudra donc prouver que les langues turques et indo-européennes font partie d’un tronc commun, et expliquer à partir du turc l’origine de toutes les langues du monde : c’est la théorie de la langue-soleil, formulée au milieu des années trente. Thèses d’histoire et théorie de la langue-soleil mobilisent les intellectuels kémalistes de cette époque ; préhistoire, histoire ancienne, linguistique, anthropologie deviennent les sciences dominantes.
L’explication du monde par une origine turque résout aussi le problème de l’histoire de l’Anatolie, la « belle-famille ». Les Turcs vivent en Anatolie depuis neuf siècles, mais elle était aussi peuplée d’Arméniens et de Grecs. la question des Arméniens avait été réglée avec la brutalité que l’on sait. Mais la Grèce revendiquait des territoires et prit l’initiative d’une occupation militaire de l’ouest en 1919. La victoire militaire de 1922, puis les échanges de population, ne suffisaient pas à Atatürk ; il fallait, après avoir vaincu, repoussé et expulsé l’ennemi héréditaire, ôter aux Grecs toute assise historique à leurs revendications nationales, prouver que l’Anatolie avait été turque bien avant l’arrivée des Grecs.
Le nationalisme turc va tirer parti de l’archéologie : en 1930, les Hittites commencent à être bien connus (début des fouilles de Bogazköy en 1906). Mais la langue reste encore obscure, et les savants de l'époque ne trouvent aucune correspondance avec les langues anciennes connues. Les linguistes turcs vont s’engouffrer dans cette brèche : il est tentant de proclamer que les Hittites sont des anciens Turcs, justement arrivés d’Asie centrale par migration. Peu importe, après tout, si la linguistique est sur le point de prouver que les Hittites sont des indo-européens, puisque en 1936-1937 la théorie de la langue-soleil « prouvera » que toutes les langues procèdent du turc !
En utilisant à la fois les avancées et les points d’ombre du savoir scientifique, les historiens kémalistes forgent un « nouveau passé », répondant à cette nécessité impérieuse pour eux de restituer un passé glorieux aux Turcs - et non plus aux Ottomans. La rupture avec le passé islamique est décidément consommée.
UN COUP D’ETAT EN HISTOIRE
Pour prouver les migrations du néolithique, les kémalistes vont faire appel au concept de race qui est l’un des paradigmes essentiels de l’époque. L’anthropologie raciale, très à la mode en Europe avec les conséquences que l’on sait, fascine les intellectuels turcs. La Société Turque (Türk Dernegi, 1908), puis les Foyers Turcs (1912) dont le but est de « faire avancer l’éducation nationale et le niveau social, scientifique des Turcs, qui sont le peuple le plus avancé de l’Islam, et à œuvrer à l’amélioration de la race et de la langue turques », vont propager ces idées « turquistes ». On peut les lire en français, dans un petit opuscule de Réchit Saffet [Atabinen] (Les Türk-Odjaghis). Elles rappellent fortement Cahun et sont centrées sur la conscience ethnique turque : orgueil des origines, orgueil de race, perfection de la langue qui préserve de la perte d’identité. Le théoricien du mouvement, Ziya Gökalp, meurt en 1924, mais les hommes des foyers Turcs vont assurer la continuité de ces idées, par-delà la guerre et l’effondrement de l’empire, jusqu’à l’époque kémaliste. Tous ont entre quanrante et soixante ans en 1930, et sont relayés par une génération de jeunes kémalistes, nés autour de 1900. Une jeune historienne, Afet Inan (1908-1985), va jouer un rôle capital : fille adoptive d’Atatürk, elle est le prototype de la femme intellectuelle émancipée, et est une véritable incarnation de la nouvelle Turquie.
En 1930, Afet Inan, qu’on peut considérer comme la porte-parole d’Atatürk en matière historique, obtient la création d’une Commission des Foyers Turcs pour les Recherches Historiques. Elle est fortement contrôlée par la Présidence de la République et on y trouve toute l’intelligentsia kémaliste, en particulier les « Russes » Yusuf Akçura - qui présidera le congrès d’histoire de 1932 - et Sadri Maksudi [Arsal]. Cette équipe va rédiger en un temps record un ouvrage peu banal, les Lignes Générales de l’histoire turque, qui, sur 600 pages, sont un exposé des thèses d’histoire.
Mais ces idées sont déjà partagées par l’intelligentsia kémaliste ; la grande tâche est maintenant d’en imprégner les couches les plus larges de la population : il faut passer par l’enseignement. Une partie des Lignes générales est éditée en une mince brochure à l’intention des enseignants. Sa lecture a dû provoquer un petit choc, car pour la première fois il n’est plus du tout question de l’islam dans le passé turc... On y trouve aussi la traduction d’une conférence prononcée par Léon Cahun en 1873, sur l’antériorité des langues touraniennes en Europe.
En avril 1931, un pas de plus est fait dans le contrôle de l’histoire : les Foyers Turcs, nés hors du kémalisme et avant lui, sont supprimés et remplacés par la Société de recherches historiques turques (Türk Tarih Tetkik Cemiyeti), qui, en tant que création kémalienne, est plus aisément manipulable. Sa première entreprise est la rédaction, toujours dans la plus grande hâte, de quatre volumineux manuels d’histoire pour les lycées, présentés dès juillet 1931 à Atatürk qui retouche personnellement certains passages. La collection est mise en service en automne 1931.
Ces volumes paraissent donc presque un an avant la tenue du premier Congrès d’histoire turque (juillet 1932). Les participants sont mis devant le fait accompli : le « coup d’Etat en histoire » est achevé.
L’HISTOIRE MONDIALE VUE PAR LES TURCS EN 1931-1934.
Ces manuels kémalistes, longtemps en usage, vont transmettre ces idées à la génération qui, ayant quinze à vingt ans entre 1931 et 1945, constitue l’intelligentsia turque des années soixante à quatre-vingt. Si l’on veut bien admettre que la formation scolaire et universitaire joue un rôle important dans le développement de la personnalité, nous avons là une des clés de la culture politique et historique dominante de la Turquie d’aujourd’hui.
Ces manuels représentent une coupure radicale : les chapitres sur la préhistoire et l’histoire ancienne, presque identiques aux Lignes générales, y occupent une place de choix ; le rôle des Turcs dans l’histoire de l'islam est amplifié, en même temps que le discours est sensiblement laïcisé. Tout, en général, y est fait pour glorifier la vieille culture turque, et, plus subtilement, pour présenter le kémalisme comme l’héritier naturel de la vraie civilisation turque. Leur discours est la résultante de toutes les influences examinées ci-dessus. Un accent très fort est mis sur la personnalité turque, comme le faisaient auparavant Cahun, Gökalp, Atabinen :
« La race turque, créatrice des plus grands courants de l’Histoire, est celle qui a le plus conservé sa personnalité (…). Elle s’est beaucoup diffusée et s’est mélangée avec des races voisines dans d’autres pays ou à ses frontières. Néanmoins, (…) la race turque n’a pas perdu ses particularités. Au cours de la Préhistoire et de l’Histoire, les enfants de cette grande race qui a fondé des sociétés, des civilisations, des Etats, ont toujours maintenu efficacement leur union avec la langue et la culture commune 13. »
Ce texte aurait pu aussi bien être écrit dans un manuel scolaire de 1980, si l’on excepte le mot race qui n’est plus en usage. Le thème de la conservation des caractères de la turcité au cours des siècles traverse les décennies. On le retrouve largement à l’extérieur du monde scolaire, dans le discours politique et la presse nationalistes, et même dans les mosquées.
Le second thème fort est l’origine centre-asiatique et les migrations ; le chapitre exposant les thèses d’histoire s’ouvre sur une photo d’Atatürk accompagné de deux autres personnes et d’un enfant qui regardent ensemble une carte du monde ; les regards sont visiblement tournés sur l’Asie centrale : Türk Anayurdu, la mère-patrie des Turcs. Dans les pages suivantes, l’existence de la mer d’Asie centrale, d’une brillante civilisation turque préhistorique, des migrations qui vont civiliser le monde entier, sont admis comme une vérité historique indiscutable. Une carte sur pleine page représente le continent eurasiatique, la mère-patrie au centre, et un complexe réseau de flèches figurant les migrations des Turcs, vers la Chine, l’Inde, le Proche-Orient, l’Egypte, et l’Europe jusqu’à l’Irlande. Cette carte, dont on trouve l’origine chez Cahun, a encore une postérité importante.
Les chapitres concernant les civilisations anciennes sont très répétitifs : on y décrit l’existence misérable et arriérée des peuples autochtones (Chinois, Indiens, Égyptiens, Européens…) ; l’arrivée de migrants turcs porteurs de techniques civilisatrices (irrigation, agriculture, domestication des animaux, vie urbaine) et d’une culture avancée (idée de système étatique organisé, écriture, littérature…). Grâce au ferment turc, les peuples indigènes pénètrent dans la civilisation.
« Lorsque les Turcs arrivèrent en Mésopotamie, les rives [des fleuves] étaient complètement marécageuses ; (…) ce sont eux qui fondèrent une brillante civilisation en développant l’irrigation par petits canaux. Ils avaient rapporté ces techniques de la mère-patrie. » (…)
« Les Turcs qui arrivèrent en Egypte peuplèrent le delta du Nil, alors vide. Les indigènes vivant sur les bords du Nil en étaient à peine à l’âge de la pierre taillée. Après l’arrivée des Turcs on constate que la vie en Egypte passe d’un seul coup à la civilisation de l’âge du fer. » (…)
« La ressemblance entre les plus vieux vestiges de la Crête et de Troie et ceux des peuples Turcs de l’est de la Caspienne suffit à faire reconnaître les sources qui ont fondé la civilisation égéenne. » (…)
« [Les Turcs] apprirent aux Européens l’agriculture, la domestication des animaux sauvages, la poterie. Les envahisseurs, très supérieurs aux Européens dans les domaines de la pensée, des arts, des connaissances, les tirèrent de l’âge des cavernes et les mirent sur la voie de la civilisation. »
L’objet de ce discours historique n’est pas seulement de rendre leur fierté aux Turcs ; il est aussi de légitimer la révolution kémaliste. En effet, si celle-ci s’inspire largement des idées positivistes européennes du XIXe siècle, il faut la présenter comme une expression du génie turc. La laïcité, l’égalité des sexes, le régime républicain parlementaire, doivent, dans ce discours, trouver leurs origines dans les civilisations centre-asiatique et hittite. Aussi ces peuples sont-ils parés, par raisonnement récurrent, des vertus proclamées des Turcs actuels, et leur organisation sociale est idéalisée. Ceci est particulièrement vrai pour la situation de la femme : il faut, dans ce discours sur les Hittites, que la femme y soit l’égale de l’homme. Car l’égalité des sexes, en 1934, doit être présentée comme le retour à une vieille tradition turque :
« Le peuple hittite (…) est un peuple turc. Les Hittites, comme les Sumériens et le peuple d’Elam, ont pour langue d’origine le turc et sont brachycéphales. » (…)
« Hommes et femmes sont égaux. Les femmes ont accès aux choses du gouvernement, elles vont à la guerre comme les hommes (…). Parmi les oeuvres qui nous sont restées des Hittites se trouve la statue d’une commandante. » 14
Toutes ces exagérations semblent bien inoffensives en raison de leur grossièreté même. Mais n’oublions pas que ce discours s’adresse à de jeunes esprits malléables, soumis par ailleurs, en dehors de l’école, à une intense propagande du même genre. Les exemples ci-dessus donnent la mesure de la fierté nationale voulue par Atatürk. Cette curieuse interprétation de l’histoire a été abandonnée par la suite, mais il en reste des traces très importantes dans certains ouvrages actuels : la plus visible est la carte des migrations préhistoriques des Turcs qu’on trouve dans certains ouvrages (manuels et atlas historiques) en usage actuellement.
"Le foyer primitif des Turcs et les migrations". Carte extraite du manuel d'histoire pour première année de lycée, édité par la Société turque de recherches historiques (TTTC) en 1931
Une version plus récente et simplifiée de la carte des migrations alléguées des Turcs à l'époque néolithique, extraite d'un manuel des années 1990
Notes :
Citoyenneté turque, territoire anatolien (2008) - Susam-Sokak
" Citoyenneté turque, territoire anatolien " [dernières corrections: 25 janvier 2013] Ce texte a été présenté à l'ENS de Paris en 2008 et révisé en mars 2011. On y trouvera des idées expo...
http://www.susam-sokak.fr/pages/Citoyennete_turque_territoire_anatolien_2008-2893654.html
Histoire d'une carte (2) - L'Asie (1998) - Susam-Sokak
Histoire d'une carte (2) Texte inédit en français, publié en turc en 1998, sous la référence : Etienne Copeaux, " Bir Haritanın Tarihi (2) " [Histoire d'une carte (2)], Defter, 33, printemps ...
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Ma thèse de doctorat, "De l'Adriatique à la Mer de Chine. Les représentations turques du monde turc à travers les manuels scolaires d'histoire" (1994) se trouve intégralement sur le site independant.academia.edu