Les Stambouliotes ont imposé Taksim comme le lieu de confrontation des mémoires. L'AKM, plus encore que le monument de la république, a été prépondérant dans les récits iconiques de ces combats, en raison de sa charge symbolique, et de sa visibilité même. Les grandes affiches qui s'y sont succédé, depuis le 16 juillet 2016, servent surtout à effacer Gezi et tout ce qui en rappelle la mémoire.
La revanche: "Ceux de Gezi prétendaient 'Taksim est notre forteresse', voilà qui va les rendre fous". Photo et commentaire ensonhaber.com, nuit du 16 au 17 juillet 2016
Après le « nettoyage » de la façade du Centre Culturel Atatürk (AKM) le 11 juin 2013, puis, le 15 juin, de l'ensemble des lieux occupés à Taksim et Gezi (voir l'article précédent), le vaisseau échoué du Palais de la culture, fermé au public depuis 2008, devient un poste de police. Il se dit qu'au cours de cette période, de nombreux éléments du mobilier, de la décoration, auraient disparu...
« On a enfin trouvé comment utiliser l'AKM »
Mais l'affichage « sauvage » sur l'AKM a donné des idées. Le 26 novembre 2015, les Stambouliotes découvrent, stupéfaits, que le centre culturel est, réellement, devenu un vulgaire panneau. Dans la nuit, la façade a été entièrement recouverte d'une affiche de cinéma géante au profit du film turco-japonais Ertugrul 1890. Les réactions sont vives, notamment de la part du comité « Défense de la ville d'Istanbul » (Istanbul Kent Savunması, IKS), qui réclame l'enlèvement immédiat de cette affiche apposée sur « un des plus importants éléments de l'héritage culturel, historique et architectural » de la ville (bianet.org, 26 novembre 2015).
On avait déjà vu l'AKM comme « un nouveau résistant sur la place de Taksim » (Hürriyet, 10 juin 2013). Voici maintenant, littéralement, le plus grand panneau d'affichage d'Istanbul. Dès le lendemain, l'avocat de l'IKS dépose une plainte auprès de la municipalité de Beyoglu et du ministère de la culture et du tourisme. Soulignant les dommages visuels et symboliques engendrés par cette affiche sur le « caractère » de cette partie d'Istanbul, il en demande, au nom du comité, le retrait immédiat. En décembre, sur Skopbülten, un site de critique d'art, Evrim Hikmet Ögüt revient ironiquement sur cette utilisation du bâtiment, sept ans après la décision de fermeture : « Enfin on a décidé ce qu'on allait faire de l'AKM : un panneau publicitaire ! ».
L'affiche est restée longtemps, puis le bâtiment a retrouvé son aspect habituel avec, au moment des commémorations, la décoration « normale », portrait d'Atatürk et drapeaux.
Le putsch de juillet 2016
Mais l'épisode de Gezi et celui du film Ertugrul ont laissé des traces dans l'arsenal des moyens de communication et de propagande. Huit mois après avoir été support d'affiche de cinéma, l'AKM devient, au moment de la tentative de putsch du 15 juillet 2016, une pièce essentielle de la parole pro-gouvernementale. Si les lieux les plus emblématiques du putsch et contre-putsch sont le pont du Bosphore à Istanbul et les lieux de pouvoir d'Ankara, Taksim va retrouver promptement sa fonction de lieu de rassemblement et de manifestation, dans un sens inverse de celui de 1977 ou 2013.
Presque immédiatement, le président Erdogan désigne les coupables, les supposés ou prétendus instigateurs du putsch : le prédicateur Fethullah Gülen et son puissant mouvement, qui a été l'allié du pouvoir jusqu'en 2013. Un acronyme apparaît, « FETÖ », composé des premières lettres du prénom de Gülen et du « ö » de « örgüt » (l'organisation). Avant même que les forces fidèles à Erdogan aient repris le dessus de manière décisive, le président lance un appel à la population, lui enjoignant de ne pas laisser les putschistes se rendre maîtres de l'espace public et de sortir dans la rue, dans toutes les villes de Turquie. L'appel est entendu et ce sont des torrents humains qui coulent cette nuit-là dans les rues, des foules inquiétantes qui vocifèrent contre les putschistes et le prétendu mouvement FETÖ mais s'en prennent aussi, verbalement et physiquement, à des « ennemis » de toujours de la sphère national-islamiste : les Alévis, les Arméniens, les étrangers, en particulier les immigrés syriens ; quelques églises également sont saccagées dans le pays. C'est un torrent qui laissait craindre des pogroms. Heureusement, en cette circonstance, l'AKP a maîtrisé ses troupes.
L'AKM, outil de communication du pouvoir
En effet, le mouvement a été canalisé sous le mot d'ordre « Montons la garde » (nöbete devam). La consigne de veille donnée par Erdogan est relayée par ses collaborateurs, comme le premier ministre Binali Yıldırım qui s'adresse, dans la nuit du 17 au 18 juillet, à la foule rassemblée sur la place de Kızılay, au centre d'Ankara : « Travaillez normalement la journée, et le soir maintenez la veille sur les places des villes ! Jusqu'à ce qu'on arrache toutes les racines [de la rébellion], nous n'avons pas le droit de dormir ! » L'ex-premier ministre Davutoglu ne veut pas être en reste et proclame le 22 juillet à Konya : « Nous maintenons la veille, jusqu'à ce que ces foyers de trahison soient réduits au silence, jusqu'à ce que dans ce pays on ne puisse même plus prononcer la première lettre du mot 'putsch' ».
A Istanbul, les deux grands lieux de rassemblement sont la place de Taksim et, avenue de la Patrie (Vatan caddesi), le siège de la Sécurité, lieu sinistre s'il en est. Taksim est couverte de drapeaux, rouge de drapeaux, et les jeunes gens escaladent le monument de la république, comme l'avaient fait les émeutiers de septembre 1955 mais aussi comme les çapulcu (« vandales ») de juin 2013 (voir l'article précédent). Des scènes semblables se déroulent à Izmir et dans toutes les villes de Turquie.
La façade du bâtiment du Centre Culturel Atatürk se révèle une nouvelle fois un outil commode de propagande. Selon le site du quotidien proche du pouvoir Yeni Safak, ce sont « des citoyens » qui ont à nouveau pénétré dans le Centre, pour y installer le drapeau et des portraits d'Erdogan.
« La tentative de putsch de FETÖ contre la volonté de la nation a poussé la population dans les rues. Les citoyens, de leur propre volonté, se sont retrouvés place de Taksim. Là, sur le centre culturel Atatürk, défiant ceux du mouvement de Gezi, qui le considéraient comme leur forteresse, ils ont suspendu des portraits de Recep Tayyip Erdogan, ainsi qu'un grand drapeau turc ». La rédaction du site ensonhaber.com, tout en reproduisant la photo de l'AKM, ajoute, ironique : « Ceux de Gezi disaient 'Taksim est notre forteresse'. Voilà qui va les rendre fous (Taksim kalemizdir diyen gezici çıldırmasın da n'apsın) ».
La façade de l'AKM, dans la nuit du 16 au 17 juillet 2016. Photo publiée le 17 à 0h30 par ensonhaber.com
Alors que les commentateurs des pays occidentaux s'interrogent sur l'identité de Fethullah Gülen, la nature de son mouvement et le rôle qu'on lui attribue, ce genre de détail semble leur avoir échappé. Un ennemi est désigné par le pouvoir – Gülen. Mais dès le 16 juillet, les manifestants désignent avec rage l'autre ennemi, le mouvement de révolte de « Gezi ». La tentative de putsch donne l'occasion à Erdogan, à ses partisans et à la Turquie conservatrice de prendre leur revanche prennent aussi et peut-être surtout leur revanche de juin 2013. C'est la réponse à l'affiche « Ferme-la, Tayyip ! », l'une des plus visibles sur la façade du Centre Culturel Atatürk, pendant toute une semaine... Les manifestants qui soutiennent Erdogan brandissent souvent des pancartes proclamant « Reste droit, ne plie pas (Dik dur egilme) » réponse évidente à l'autre affiche célèbre de l'AKM, la première déployée, qui enjoignait à chaque çapulcu « Ne cède pas (Boyun egme) ! » Il n'est donc pas étonnant que les purges, la répression s'abattent, depuis lors, non seulement sur les supposés gülénistes mais aussi sur tout ce que la Turquie compte de démocrates, d'anti-autoritaires, de pacifistes, sur tous ceux et celles qui se retrouvaient dans le mouvement de Gezi.
"Reste droit, ne plie pas!" Photos extraites de l'album publié par le journal Takvim, 27 juillet 2016, auteur non précisé takvim.com.tr. Cliquer pour agrandir
Il y a d'autres indices. Le 19 juillet, Mustafa Demir, maire du quartier de Fatih, l'un des plus religieux et plus conservateurs d'Istanbul, s'adressant à son conseil municipal, déclare : « Notre pays a connu de nombreux coups d'Etat, il a versé beaucoup de sang : le putsch militaire de 1960 [qui dans la langue de bois kémaliste est une 'révolution'], l'intervention de 1971, le putsch militaire de 1980, le coup post-moderne de 1997, le 'e-coup' de 2007 [une intervention de l'Etat-major en faveur de la laïcité, sur internet], les événements de Gezi en mai 2013, la tentative de coup du 17-25 décembre. Chaque fois, on voulait s'en prendre à notre tranquillité. (…) Il y a des putsch qui tentent de faire taire l'appel à la prière ; nous remercions ceux qui ont fait échouer le putsch par l'appel à la prière ».
C'est une liste intéressante, intégrant parmi les « coups » le mouvement de Gezi, et le désignant clairement comme une manipulation de la jeunesse par une armée désireuse d'abattre de pouvoir de l'AKP. Aussi, les manifestations de foule de l'été 2016, sur Taksim, sont la revanche. Le syndicalisme avait conquis Taksim en 1976 (voir le premier article de cette série), la réaction militaire l'en avait chassé, la « réaction religieuse » en 1997 avait tenté s'y mettre son sceau (cf. mon article "Islamiser l'espace"), la Turquie protestataire l'avait brillamment conquis en 2013 en humiliant le pouvoir. Il fallait, deux ans plus tard, laver l'affront.
Il y a une autre revanche à prendre,exprimée plus discrètement. Le premier coup d'Etat de la liste du maire de Fatih est celui de 1960, qui a mis fin au régime autoritaire d'Adnan Menderes (1950-1960), artisan d'un net recul de la laïcité et du kémalisme, condamné à mort par le tribunal militaire et exécuté. Menderes a toujours été considéré comme le grand martyr du courant politique libéral religieux. Turgut Özal, président (de 1989 à 1993) qui s'affirmait publiquement croyant, membre d'une confrérie religieuse, était de ce courant, ; il a procédé à la réhabilitation de Menderes, et il a été inhumé dans le même mémorial. Or dans la foule de Taksim, ces soirs de juillet 2016, on peut voir des banderoles avec trois portraits : Menderes, Özal, Erdogan, et la devise « Voilà les hommes de la nation ».
"Les hommes de la nation" (Menderes, Özal, Erdogan). Un manifestant place de Taksim. Photo Yeni Safak
Durant les premiers jours, les participants à la « veille », à Taksim, sont sous le regard d'Erdogan dont le portrait est sur l'AKM. La dimension des affiches et drapeaux sont de dimensions habituelles. Mais la normalité du lieu a été rompue car, pour la première fois peut-être, et si l'on excepte la parenthèse de juin 2013, ce n'est pas Atatürk mais Erdogan qui surveille la place. Et, très vite encore, ce qui restait de normalité, les dimensions des portraits, est à nouveau rompu par un nouvel affichage géant, mis en place dans la nuit du 19 au 20 juillet.
Sur son site, le 20 juillet au matin, le quotidien conformiste Sabah décrit ainsi la soirée du 19 : « Les citoyens continuent leur veille pour la démocratie, après la tentative de putsch des traîtres de l'organisation FETÖ. Par vagues successives, le mouvement s'étend, dans toutes les parties d'Istanbul et de la Turquie. Entre toutes, la place de Taksim est en pointe dans le succès du mouvement de veille pour la démocratie, dans une atmosphère de fête. Et sur le bâtiment de l'AKM, une affiche géante adresse un message aux putschistes du mouvement FETÖ et au chef des terroristes, Fethullah Gülen ». Sous la photographie de l'affiche, la légende est dans une tournure passive : « Une affiche géante a été installée », ce qui permet de faire silence sur les responsables de l'initiative : le gouvernement ? la ville ? une initiative « citoyenne » ? Le texte du « message » ne fait pas dans la nuance : « FETÖ, chiens de Satan, nous vous pendrons et tous vos autres chiens avec vos propres colliers, et avec la permission de Dieu (Sa gloire est suprême) nous ferons flotter dans les cieux le drapeau de la démocratie ». Le message est signé « Les braves de cette sainte nation ».
Ces braves qui apparemment ne relèvent d'aucune autorité, ont des entrées et des moyens : ils ont pu disposer du bâtiment, et ont pu faire confectionner rapidement un calicot de toile qui couvre la moitié de la façade de l'AKM. De part et d'autre, ils ont laissé les deux portraits du président.
L'armée communique, en grand
L'affiche haineuse ne reste pas longtemps en place. Une semaine s'est écoulée depuis la tentative de putsch. Entre-temps, les dirigeants ont pris soin de ne pas jeter l'opprobre sur l'armée mais seulement sur des officiers félons supposés appartenir à l' « organisation ». Lors de son message à la foule d'Ankara, dans la nuit du 17 au 18 juillet, le premier ministre Binali Yıldırım souligne à plusieurs reprises que l'armée, en tant que telle, n'est pas impliquée dans le putsch : « Ceux qui jettent des bombes sur leur propre peuple, le combattent avec des blindés, tirent dans la foule, ceux-là ne peuvent pas être des militaires turcs. Ce sont des criminels déguisés en soldats, ce sont des terroristes qui auront des comptes à rendre. (…) Je vous en conjure, ne confondez pas les membres de ces bandes qui ont fomenté ce coup avec la glorieuse armée turque. (…) Soyons gardiens de notre pays, de notre nation, et de notre armée (sahip çıkacagız). »
Quelques jours plus tard, le 22 juillet, l'agence officielle Anatolie diffuse des photographies et des vidéos du siège de l'état-major général de l'armée à Ankara. Sur la façade, un grand calicot rouge a été installé, avec un texte en blanc – ce sont les couleurs du drapeau : « L'armée et la nation, main dans la main » (Ordu millet el ele). Plus en avant, un grand panneau digital affiche, dans les mêmes teintes, la devise d'Atatürk « Le peuple est souverain » (Hakimiyet milletindir). L'initiative est due au chef d'état-major, le général Hulusi Akar. L'opération de communication répond à plusieurs besoins : l'armée réaffirme sa fidélité au régime ; elle légitime le mouvement « nöbete devam » censé représenter « le peuple » ou « la nation » (le terme millet ayant les deux significations). Le peuple sorti dans la rue, sur les places, obtient par là même l'approbation de l'armée
Le siège de l'état-major général à Ankara, au matin du 22 juillet 2016. Capture d'écran d'une vidéo AA, diffusée par yenisafak.com. Cliquer pour agrandir
C'est vers 10 heures du matin, le 22 juillet, que la dépêche concernant la communication de l'état-major est relayée par la presse. Dès le début de l'après-midi, place de Taksim, des grues viennent installer une draperie géante couvrant la totalité de l'AKM. C'est un immense drapeau, avec l'étoile et le croissant sur fond rouge, et la même devise, « Le peuple est souverain ». Il s'agit d'un acte de pouvoir complet : l'initiative est militaire, la mise à disposition du « panneau d'affichage » revient à la municipalité et au ministre de la culture, et l'approbation de la présidence en est évidemment la source, puisque le pays est sous état d'exception depuis l'avant-veille.
En début d'après-midi, 22 juillet 2016. L'installation de la grande affiche "Le peuple est souverain". Photo t24.com.tr
L'affiche géante, et la devise, permettent de résoudre un problème de taille : que faire d'Atatürk en ces circonstances ? En installant le portait du président là où normalement on suspend celui d'Atatürk, les partisans d'Erdogan ont accompli un petit blasphème, car ils ont érigé leur héros en un nouveau Père de la Turquie. Mais on ne peut se débarrasser si facilement et si rapidement de l'encombrant Protecteur, car son culte reste un puissant levier de mobilisation, de contrôle et de coercition. Ainsi, sans qu'il soit nécessaire de nommer Atatürk, sa devise, que chacun connaît, le rend présent, approbateur de ce qui survient, et doublement, puisqu'elle est apposée sur un bâtiment qui porte son nom.
Il y a plus : Erdogan se targue d'avoir l'approbation de l' « opposition ». Il a déjà à ses côtés le parti ultra-nationaliste MHP, dont on voit de nombreux sympathisants dans les foules de « veilleurs ». Les autres partis ont évidemment condamné le putsch, mais seul le MHP et le CHP (le parti kémaliste historique), sont reconnus par Erdogan comme l' « opposition », à l'exclusion du principal parti de gauche, le Parti démocratique des peuples (HDP). Le MHP, d'extrême-droite, et le CHP, de centre-gauche, sont kémalistes. Il importe à Erdogan de feindre au moins d'endosser l'héritage de Mustafa Kemal.
Le meeting du CHP, pauvre copie des Premier-Mai du passé
Il a donc autorisé la tenue, le dimanche 24 juillet, d'un grand « meeting de la république et de la démocratie » du CHP, sur la place de Taksim. On croit alors renouer avec la grande tradition des années 1976-1978 ou du meeting de 2011 ; la tribune est installée à l'emplacement habituel, sur les marches qui mènent au parc ; l'AKM est à gauche des orateurs, à nouveau décoré d'une affiche géante... mais c'est la grande affiche rouge voulue par le pouvoir et l'armée. Le CHP fait un exercice d'équilibre : la manœuvre du pouvoir l'oblige, pour dénoncer les putschistes, à ne dire aucun mal d'Erdogan et de l'AKP, qui prétendent défendre une « démocratie » qu'ils bafouent pourtant depuis des années. L'autorisation de manifester, alors que l'état d'exception est en vigueur, « oblige » le CHP, au sens ancien du terme : le parti kémaliste est désormais redevable à l'AKP qui d'ailleurs participe au meeting.
Il est étrange d'observer les photographies de ce meeting, après celles des manifestations de partisans d'Erdogan. La sémiologie est presque identique : la place est rouge de drapeaux (nationaux) ; beaucoup des devises et slogans sont communs : « Nous défendrons la démocratie et la république », « Le peuple est souverain, sans condition », « Non aux coups d'Etat » : les défenseurs de l'AKP le proclament aussi. Les différences tiennent à certaines absences (évidemment, pas de slogans vengeurs contre le mouvement de Gezi) et à l'apparence des manifestants (pas ou peu de foulards sur la tête des femmes, pas ou très peu de barbes). Et Mustafa Kemal reste peu visible: un grand portrait avait été suspendu, aux premières heures, devant l'AKM, mais où est-il passé? On ne le voit plus sur les photos prises durant le meeting.
Certes, après l'hymne national, la foule crie « La Turquie est laïque, elle le restera ! ». Et dans les discours, on trouve des piques contre le pouvoir, des demandes pressantes à respecter la démocratie et le droit au cours de la répression du putsch.
On entend toutefois des propos plus nets, comme la déclaration de la Coordination pour le travail et la démocratie (İstanbul Emek ve Demokrasi Koordinasyonu) qui inclut notamment la Chambre des médecins d'Istanbul, et se prononce fermement tant contre l'état d'exception que contre les putsch (« Nous n'oublions pas Deniz Gezmis ») ; elle estime que c'est l'AKP qui « depuis 14 ans, en a préparé les conditions », dénonce « la dictature d'un seul homme » et l' « invasion de nos rues par le fascisme ».
Le meeting du CHP le 24 juillet 2016, sur la place de Taksim. En toile de fond, la façade de l'AKM. Photo bianet.org
Le 24 juillet, le CHP, en fait, s'est incliné devant le pouvoir, là même où, en 2013, une autre affiche donnait pour consigne « Boyun egme, Ne t'incline pas ! ». Mais la société civile reste debout, ose accuser l'AKP et le président, et invoque, elle, une autre affiche de 2013, la figure iconique du révolutionnaire Deniz Gezmis exécuté à la suite du coup de 1971. Mais cette fois le meeting est dominé par l'affiche géante sur l'AKM avec sa devise kémaliste, posée deux jours plus tôt. Par sa taille, elle abolit les perspectives et le bâtiment ressemble, vu de loin, à un vulgaire panneau d'affichage.
Pour parfaire l'hommage au moins apparent au kémalisme, le parti d'Erdogan fait installer, le 26 juillet, un portrait géant d'Atatürk sur la façade de son siège central à Ankara. Et le 7 août, lors de l'immense meeting de soutien à Yenikapı, la tribune est ornée d'un portrait d'Atatürk et d'un portrait d'Erdogan de mêmes dimensions... et le CHP est là, avec le MHP. L'opération de récupération du kémalisme semble accomplie.
Taksim, la place de la gauche, la place du Premier-Mai, a été envahie, conquise par les partisans d'Erdogan. Le meeting du CHP n'est qu'une concession du pouvoir. Sa tenue permet à Erdogan de prétendre qu'il est démocrate et respecte l'opposition. Avant le meeting, le samedi 23 juillet, et ensuite, le 27, le dimanche 31, la place a été le lieu de gigantesques fêtes où l'on est venu en famille célébrer la « démocratie », soutenir Erdogan, le « reis » et maudire ses opposants. Selon l'inimitable Sabah, « on a vu le 30 juillet, lors du 16e jour de 'veille pour la démocratie', des scènes très colorées de foules de citoyens de 7 à 70 ans, agitant leurs drapeaux, lançant des slogans, chantant. La foule a pu suivre sur écran géant, grâce à ATV et aHaber, une allocution de Recep Tayyip Erdogan. Les enfants venus avec leur famille étaient accueillis dans des ateliers où ils ont pu faire par centaines des dessins sur le thème 'La patrie et le drapeau'. La foule n'a quitté la place que tard dans la nuit » (sabah.com.tr, 1er août 2016).
Les « chiens » du FETÖ sont la principale cible des manifestants, mais nous sommes à Taksim, devant la façade de l'AKM, et les « veilleurs » n'oublient pas de maudire et de moquer les çapulcu de 2013. Au soir du 23 par exemple, un manifestant brandit une pancarte sur laquelle on peut lire : « Notre hymne [national] commence par 'N'aie pas peur'. Est-ce qu'on va laisser cette place à une poignée de çapulcu ? ».
***
Au cours décennies écoulées, la place a été le carrefour et le miroir des aspirations contraires de la Turquie : successivement, le nationalisme islamiste xénophobe (1955), l'anti-impérialisme (1969), le syndicalisme (1976-1978), l'esprit de conquête religieuse de la ville (1996), encore le syndicalisme et l'opposition de gauche (2010-2012), le mouvement anti-autoritaire et écologiste (2013), enfin à nouveau le national-islamisme de l'AKP.
Les Stambouliotes ont imposé Taksim comme le lieu central de la mémoire. Plus qu'un lieu de mémoire : un lieu de confrontation des mémoires. L'AKM, plus encore que le monument de la république, a été prépondérant dans les récits iconiques de ces combats, en raison de sa charge symbolique, et de sa visibilité même : successivement palais de la culture, premier opéra de Turquie, théâtre prestigieux, social board des résistants de Gezi, panneau d'affichage commercial, et outil de communication du pouvoir et de ses soutiens.
Décembre 2016. L'affiche rouge rappelant chaque jour à des millions de passants que « le peuple est souverain » est là maintenant depuis quatre mois. Qui va oser la déposer ? Pour la remplacer par quoi ? Des affiches de cinéma ? Revenir aux portrait d'Atatürk ? Oser suspendre durablement un grand portrait d'Erdogan ? Ou un drapeau géant, commun dénominateur des les courants politiques conformistes ?
Ou encore, la solution, pour le pouvoir, sera-t-elle dans la démolition pure et simple ?
Car, effacer le mouvement de Gezi et tout ce qui en rappelle la mémoire, tel est certainement le principal souci du pouvoir actuel.
Les lieux du mouvement de Gezi réoccupés par les partisans d'Erdogan: à gauche, à l'entrée du parc de Gezi; à droite, au débouché de la rue Istiklal vers Taksim (on reconnaît le portail du consulat de France). Photos Yeni Safak, 18 juillet 2016. Cliquer pour agrandir
Le Centre Culturel Atatürk, un panneau d'affichage (1) - Susam-Sokak
La place de Taksim, à Istanbul, est un lieu bizarre, une sorte d'anomalie urbanistique. Elle a longtemps été un lieu vague, marquant la fin de la ville vers le nord, ouvrant sur des zones de jar...
http://www.susam-sokak.fr/2016/11/centre-culturel-ataturk-un-panneau-d-affichage-1.html
Le Centre Culturel Atatürk, un panneau d'affichage (2) - Susam-Sokak
2013, " désordre " sur l'AKM [article précédent : cliquer ici] Les grandes manifestations des années 1970, si elles avaient utilisé la façade de l'AKM comme support ou comme fond de scène, n...
http://www.susam-sokak.fr/2016/11/le-centre-culturel-ataturk-un-panneau-d-affichage-2.html
Sources (par ordre chronologique de publication)
26 novembre 2015, « AKM'yi reklam tabelası yaptılar », bianet.org http://bianet.org/bianet/toplum/169584-akm-yi-reklam-tabelasi-yaptilar
27 novembre 2015, « AKM'ye reklam panosu muamelesi », Derya Mürsel, Arkitera http://www.arkitera.com/haber/25774/akmye-reklam-panosu-muamelesi
17 décembre 2015, « AKM’nin Bir Reklam Panosu Olarak Portresi », Evrim Hikmet Ögüt, Skopbülten http://www.e-skop.com/skopbulten/akmnin-bir-reklam-panosu-olarak-portresi/2743
17 juillet 2016, «Yıldırım: Meydanlarda nöbete devam », aljazeera.com http://www.aljazeera.com.tr/haber/yildirim-meydanlarda-nobete-devam
17 juillet 2016, « AKM'ye Türk bayragı asıldı », ensonhaber.com http://www.ensonhaber.com/akmye-turk-bayragi-asildi-2016-07-17.html)
18 juillet 2016, « Nöbete devam », Yeni Safak, http://www.yenisafak.com/gundem/nobete-devam-2495482
20 juillet 2016, « Fatih darbeye karsı tek ses, tek yürek », site officiel de la municipalité de Fatih (Istanbul) http://www.fatih.bel.tr/icerik/12892/fatih-darbeye-karsi-tek-ses-tek-yurek-oldu/)
20 juillet 2016, « AKM'ye dev pankart », Sabah, http://www.sabah.com.tr/gundem/2016/07/20/akmye-dev-pankart
22 juillet 2016, « Genelkurmay'dan mesaj : 'hakimiyet milletindir' », Yeni Safak (dépêche AA), http://www.yenisafak.com/video-galeri/gundem/genelkurmaydan-mesaj-hakimiyet-milletindir-2102857
22 juillet 2016, « AKM'yi hakimiyet milletindir bayragıyla giydirdiler », t24.com.tr http://t24.com.tr/haber/akmyi-hakimiyet-milletindir-bayragiyla-giydirdiler,351351
22 juillet 2016, « Nöbete devam edecegiz », trthaber.com http://www.trthaber.com/haber/gundem/nobete-devam-edecegiz-262444.html
24 juillet 2016, « Türkiye demokrasi nöbetine devam ediyor » (album photos), Sabah, http://www.sabah.com.tr/galeri/turkiye/turkiye-demokrasi-nobetine-devam-ediyor
24 juillet 2016, « Taksim'de cumhuriyet ve demokrasi mitingi », bianet.org http://bianet.org/bianet/toplum/177113-taksim-de-cumhuriyet-ve-demokrasi-mitingi
26 juillet 2016 « AKP genel merkezine ilk kez Atatürk posteri asıldı », Cumhuriyet http://www.cumhuriyet.com.tr/haber/siyaset/574686/AKP_Genel_Merkezi_ne_ilk_kez_Ataturk_posteri_asildi.html
27 juillet 2016, « Türk milleti demokrasi nöbetinde » (album photos), takvim.com.tr http://www.takvim.com.tr/multimedya/galeri/turkiye/turk-milleti-demokrasi-nobetinde
27 juillet 2016, « Nöbete devam » (vidéo de l'agence IHA) http://www.f5haber.com/gundem/nobete-devam--haberi-816755/ et http://www.f5haber.com/newsFiles/galeri/2016/7/27/13100/13100_420540.mp4
1 août 2016, « Taksim'de nöbete devam », Sabah, http://www.sabah.com.tr/yasam/2016/08/01/taksimde-nobete-devam
7 août 2016, « Çarsambaya kadar nöbete devam », sabah.com.tr http://www.sabah.com.tr/ankara-baskent/2016/08/07/carsambaya-kadar-nobete-devam