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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Esquisse n° 65 - Nouvel An 1995, des événements sans rapport entre eux

Publié par Etienne Copeaux sur 3 Janvier 2017, 10:18am

Catégories : #La Turquie des années 1990, #Kurdistan, #Istanbul

[Je m'apprêtais à publier ce petit article le 1er janvier 2017. Il porte sur un autre nouvel-an, celui de 1994-1995. Lors du passage d'une année à l'autre les événements se sont bousculés également, des événements de la même teneur, relevant des mêmes causes.]

30 décembre 2010. Commémoration de l'attentat de 1994, devant le salon de thé de l'hôtel Marmara, place de Taksim. Photo publiée par Toplumsal Bellek Platformu

30 décembre 2010. Commémoration de l'attentat de 1994, devant le salon de thé de l'hôtel Marmara, place de Taksim. Photo publiée par Toplumsal Bellek Platformu

Le salon de thé situé au rez-de-chaussée de l'hôtel Marmara, sur la place de Taksim, est un lieu de rendez-vous très commode où se retrouve volontiers l'intelligentsia de la ville. On l'appelle parfois « le café des écrivains ». Le 30 décembre 1994, vers 19 heures, une bombe à retardement explose. Une jeune archéologue, Yasemin Cebenoyan, décède le soir même à l'hôpital. Onat Kutlar, écrivain, critique de cinéma, scénariste, fondateur de la Cinémathèque de Turquie, est gravement blessé. L'attentat est revendiqué quelques jours plus tard par IBDA-C, une organisation terroriste islamiste.

Sans pour autant passer inaperçu, l'attentat ne fait pas les gros titres des journaux. La veille, le crash d'un avion de la compagnie nationale THY, à Van, provoquant la mort de 69 personnes, avait bien plus ému la Turquie.

Les attentats sont fréquents. Mais l'hôtel n'était pas protégé. Le lendemain, durant la nuit de Nouvel An, la place de Taksim et la rue Istiklâl, lieux festifs entre tous, tout près de l'hôtel Marmara, sont noires de monde. La foule n'a pas peur ; probablement, la majorité de ces fêtards n'est même pas au courant de l'attentat. On croit alors qu'une seule personne est décédée.

Ils ne sont pas sur la place de Taksim, ceux qui ont pris la municipalité au printemps précédent, et qui s'apprêtent à prendre le pouvoir, ceux du parti islamiste Refah ; ils font campagne contre les célébrations de fin d'année, les apparitions du Père Noël, la coutume des cadeaux... Dans les quartiers islamistes comme à Beykoz, on enjoint à ne pas fêter : « Les Rum [orthodoxes d'Istanbul et de Chypre], les Russes, les Serbes fêtent Nouvel An : ne fêtez pas ! ». Les cadres du Refah passent Nouvel An en prière pour commémorer la prise de la Mecque par les guerriers de Mahomet.

Le 1er janvier, une autre « bombe » explose dans la presse, une déclaration que Milliyet qualifie de « surprise de Çiller pour 1995 ». Tansu Çiller, première ministre depuis dix-huit mois, leader du parti conservateur DYP (Doğru Yol Partisi, Parti de la Juste Voie), est une typique représentante de la grande bourgeoisie d'affaires, passablement américanisée, dit-on. Elle est déjà connue pour ses bourdes et son inculture.

En meeting à Karabük, au nord d'Ankara, le 31 décembre 1994, elle vante les réalisations et promesses de son gouvernement, avant d'évoquer sa visite de la veille à Van, en raison du crash qui vient de survenir. Mais elle a sans doute en tête d'autres drames, des attentats, des attaques de villages, des tueries, qui sont presque quotidiennes dans le sud-est. Elle s'adresse, à la fois, « aux Turcs de Karabük et aux Kurdes de Van » : « Nous devons partager [ces difficultés], nous devons rester ensemble, solidaires. Voilà la question principale du pays. Nous l'avons dit et répété, rien ne doit être retiré de ce pays, pas le moindre caillou. Ce que nous devons protéger absolument c'est notre unité, personne ne pourra nous séparer. » L'allusion au « séparatisme », au PKK, est claire et c'est dans ce contexte qu'elle propose une solution au problème, en une sentence étonnante : « Heureux celui qui dit 'Je suis un citoyen de la république de Turquie ! Ne mutlu Türkiye'nin vatandaşıyım diyene ! ».

La manchette de première page de Milliyet, 1er janvier 1995

La manchette de première page de Milliyet, 1er janvier 1995

C'est une phrase totalement iconoclaste. En 1933, Atatürk avait ainsi conclu son discours du dixième anniversaire de la république : « Heureux celui qui dit 'Je suis turc' ! (Ne mutlu 'Türk'üm diyene') ». Cette péroraison était devenue l'un des slogans les plus fréquemment proférés en toute occasion, inscrits en tout lieu, même au flanc des montagnes. De 1972 à 2013, il a été intégré dans le serment prononcé chaque jour par les écoliers (Öğrenci andı) et le discours lui-même est dans tous les manuels scolaires.

Avec la montée du mouvement kurde monte également le débat sur le sens du mot « turc » dans cette devise d'Atatürk. Avait-il en tête la « race » turque ? Le mot désigne-t-il les musulmans, comme le disent par la négative les citoyens de Turquie non musulmans qui affirment volontiers « Je ne suis pas turc » ? Ou désigne-t-il simplement tout citoyen de la république créée en 1923 ? Toujours est-il que de larges courants estiment que la devise est porteuse d'un esprit racial, noyau d'une identité ethno-linguistique et musulmane sunnite, excluant les minorités chrétiennes et juive, les Alévis chiites, et surtout les vingt millions de Kurdes.

Dès l'époque de la formation de la république, des critiques avaient été exprimées sur le nom même du pays, qui désignait une identité trop étroite. Un courant dit « anatolien » avait proposé le nom d' « Anatolie », purement géographique.

En Turquie le processus de dénomination du pays n'a pas un siècle, et le terme « Turc » est resté polémique, notamment parce que, en dépit du sens intégrateur qu'on veut donner à la devise d'Atatürk, les débuts de la république ont coïncidé avec la mise en œuvre extrêmement violente d'une « purification ethnique » anti-kurde (1925-1938), tandis que les exactions se poursuivaient envers les Arméniens rescapés du génocide. Les faits démentaient l'interprétation bienveillante de la devise d'Atatürk, comme allaient le faire, ensuite, les mesures discriminatoires touchant les « minorités », et les pogroms anti-orthodoxes de 1955. Cette longue série de violences a fini par donner, de facto, un sens ethnique au mot Turc: Est « Turc », aujourd'hui, celui qui ne craint aucune discrimination.

C'est pourquoi, au fur et à mesure que se développait le mouvement kurde, et surtout à partir des années 1990, apparaissait un mot par l'usage duquel on pouvait refuser son appartenance à la turcité tout en admettant être citoyen de la Turquie : le mot Türkiyeli (familièrement TC'li, TC étant l'acronyme de Türkiye Cumhuriyeti – République de Turquie, et le suffixe -li marquant l'appartenance) qu'on peut traduire en français par « de Turquie ». Les Kurdes ont beaucoup employé cette désignation, avant qu'ils ne finissent par se définir ouvertement comme « Kurdes ».

La devise d'Atatürk révisée par Tansu Çiller est iconoclaste parce qu'elle permet un retrait du locuteur par rapport au contenu du mot « turc ». Celui qui dit « Je suis citoyen de la Turquie » peut, dans son for intérieur, se considérer au choix comme turc ethnique, comme turc musulman, ou comme citoyen de la Turquie non turc ou non musulman, ou ni turc ni musulman. Tout est ouvert. Le plus souvent, une telle formulation exprime implicitement un rejet de l'identité turque mais Tansu Çiller, comme son vice-premier ministre Murat Karayalçın, estiment qu' « il faut reconnaître la réalité ».

D'ailleurs, au moment où Çiller s'exprime à Karabük, le débat sur la devise d'Atatürk est vif. Le président de la république, Süleyman Demirel, personnage pourtant réactionnaire, avait ouvert un espoir en proposant à plusieurs reprises la notion de « citoyenneté constitutionnelle » (anayasal vatandaşlık) qui pouvait inclure tous les ressortissants de la république, qu'ils se reconnaissent eux-mêmes comme « Turcs » ou non.

Demirel n'osait pas critiquer frontalement la conception kémalienne de la turcité. Mais un autre personnage, à la même époque, n'hésite pas à affirmer que la devise d'Atatürk « n'est plus adaptée à la Turquie d'aujourd'hui ». Il s'agit d'une étoile filante de la vie politique turque, Cem Boyner, un jeune affairiste qui se positionnait lui-même au centre gauche, prenant des distances avec le kémalisme et prônant le libéralisme économique. Une semaine avant ce Nouvel An, il avait fondé le YDH (Yeni Demokrasi Hareketi, Mouvement pour une nouvelle démocratie), qui a récolté moins de 1 % des suffrages aux élections de décembre 1995, et a promptement disparu ensuite. Mais, fin 1994, Boyner est courtisé et écouté, car, se démarquant de tous les partis institutionnels, il incarne la nouveauté.

"Heureux celui qui dit 'Je suis citoyen de la Turquie!'" - "Sécessionniste!" Caricature de Haslet Soyöz, Milliyet, 3 janvier 1995

"Heureux celui qui dit 'Je suis citoyen de la Turquie!'" - "Sécessionniste!" Caricature de Haslet Soyöz, Milliyet, 3 janvier 1995

Après la « sortie » de Çiller, Boyner se révèle comme son seul soutien, estimant que sa formule « remet les choses à leur place en Turquie » ; il s'agit, dit-il, d' « un pas vers la démocratie », se disant prêt à soutenir toute initiative dans ce sens, d'où qu'elle vienne. Mais c'est un bien faible soutien. Le 2 janvier, une pluie de critiques s'abat sur Çiller.

Toutes les autres réactions sont franchement hostiles, à gauche comme à droite. Pour Bülent Ecevit, président à l'époque du Parti démocratique de gauche (DSP), la présence de Çiller à la tête du gouvernement est un malheur pour la Turquie : « Elle n'est pas à sa place. Elle interprète la devise d'Atatürk de façon absurde, elle n'y a rien compris ». La polémique enfle au cours des premiers jours de janvier 1995. Fikret Bila, chroniqueur de Milliyet, interroge le président Demirel sur sa conception de « citoyenneté constitutionnelle » : « Cela n'a rien à voir, répond Demirel. Je voulais dire que tous les citoyens sont égaux, jouissent des mêmes droits, ont les mêmes devoirs. Notre nation est la nation des Turcs ». Pour Mesut Yılmaz, leader du parti rival l'ANAP, « Çiller n'a rien compris à Atatürk ». Le 4 janvier, Kenan Evren, le général putschiste de 1980 devenu président de la république (1982-1989), intervient : « Çiller veut des voix dans le sud-est. Elle a peur de Boyner en qui elle voit un rival, elle veut lui voler ses idées. » Milliyet convoque même d'éminents universitaires pour avoir leur avis sur la différence entre la devise d'Atatürk et son pastiche par Çiller. Selon Ahmet Kocaman, de l'université de Hacettepe (Ankara), « Çiller ne connaît pas la langue turque. Entre les deux formulations [la sienne et celle d'Atatürk], je ne vois aucune différence... Atatürk exprimait l'indivisibilité de la nation, l'humanisme ». Tahsin Yücel, célèbre sémiologue et romancier, estime qu' « elle ne dit rien d'autre qu'Atatürk. C'est une écervelée ».

Tansu Çiller, sur son yacht: "Heureuse celle qui a des biens en Amérique, heureuse celle qui ne paie pas d'impôts, heureuse celle qui fait couler les banques, heureuse celle qui pistonne son fils pour qu'il fasse son service militaire comme planton devant sa porte" Caricature de Haslet Soyöz, Milliyet, 4 janvier 1995

Tansu Çiller, sur son yacht: "Heureuse celle qui a des biens en Amérique, heureuse celle qui ne paie pas d'impôts, heureuse celle qui fait couler les banques, heureuse celle qui pistonne son fils pour qu'il fasse son service militaire comme planton devant sa porte" Caricature de Haslet Soyöz, Milliyet, 4 janvier 1995

Le débat sur la citoyenneté n'aura pas lieu. Les rivalités personnelles, le poids de cet establishment qui ne contestera jamais l'armée, et l'inertie de la pensée l'emportent sur la réflexion politique. Il est plus facile de mettre en cause la personnalité de l' « écervelée ». Personne n'ose de réflexion sexiste, mais on sous-entend que ses capacités sont limitées. Perçue comme semi-américaine, on doute de sa maîtrise de la langue turque. Dès le 5 janvier, des pressions s'exercent pour la pousser à la démission au profit du vieux routier de la politique Erdal Inönü, certifié sérieux.

L'occasion est ratée pour mettre en débat la définition de la citoyenneté. Ou plutôt, le débat a lieu, animé par des universitaires, sociologues, chercheurs, mais il reste hors du monde politique qui l'ignore superbement et pour qui rien ne doit bouger. Tous les vieux professionnels de la politique se dérobent. La dénomination Türkiyeli reste empreinte de séparatisme, elle garde un parfum de déloyauté envers la nation, voire de trahison. On va laisser le règlement du problème à l'armée seule. Première ministre jusqu'au début de 1995, puis vice-première ministre en 1996-1997, Tansu Çiller abandonne vite sa petite velléité de redéfinition de la turcité et, comme tous les autres, mène une guerre impitoyable aux Kurdes. On le sait, le problème, vingt ans plus tard, reste entier, il a même empiré.

D'ailleurs, pendant que Çiller se fait traiter d'écervelée, les violences se succèdent. Le 2 janvier, la presse relate l'attaque par le PKK d'un village tenu par des « protecteurs », dans la région de Kulp (département de Diyarbakır), au cours de laquelle cinq femmes et quatre enfants auraient été tués. Ce genre de nouvelle survient souvent, et atteint peu les Stambouliotes qui ne vivent pas dans les quartiers où vivent les migrants du sud-est, de plus en plus nombreux.

Pourtant, le PKK a frappé en plein cœur d'Istanbul, le 30 décembre, mais on ne le sait pas et chacun reste persuadé pendant des années que l'attentat du Marmara a été perpétré par des islamistes. Le 11 janvier, Onat Kutlar meurt des suites de ses blessures. Ses obsèques, suivies par de nombreuses personnalités des lettres et du cinéma, sont une véritable manifestation anti-islamiste. Certes, le mouvement terroriste IBDA-C avait revendiqué l'attentat, mais c'était pour faire parler de lui, et il n'y était pour rien.

En réalité de fortes suspicions pèsent sur le PKK depuis 2009. En 2010, lors d'une cérémonie anniversaire devant le Marmara, la Plateforme pour la mémoire collective (Toplumsal Bellek Platformu), par la voix de Cüneyt, frère de Yasemin Cebenoyan, et celle de Filiz, la veuve d'Onat Kutlar, demandait au PKK soit de se justifier, soit de demander pardon. Mais pour le PKK, « le temps des excuses n'est pas venu ». On ne sait pas qui était réellement visé par l'attentat du 30 décembre 1994, mais l' « organisation » a assassiné deux sympathisants de sa cause. Les proches des victimes, qui réclament simplement une parole de regret, sont victimes de pressions, voire de menaces, mais ont juré de ne pas oublier, et de ne pas permettre que cet attentat soit oublié.

Un attentat, des morts dans le sud-est, des problèmes cruciaux qui mènent le pays à une guerre intérieure ; et un débat impossible sur l'identité « turque ». Telle fut l'aube de l'année 1995.

Les deux victimes de l'attentat du 30 décembre 1994, l'archéologue Yasemin Cebenoyan et l'écrivain/scénariste Onat KutlarLes deux victimes de l'attentat du 30 décembre 1994, l'archéologue Yasemin Cebenoyan et l'écrivain/scénariste Onat Kutlar

Les deux victimes de l'attentat du 30 décembre 1994, l'archéologue Yasemin Cebenoyan et l'écrivain/scénariste Onat Kutlar

Sources :

Sur les événements se déroulant autour du Nouvel An 1995, archives en ligne du quotidien Milliyet.

Sur l'attentat de l'hôtel Marmara et la suspicion d'implication du PKK, voir :

Ceneboyan (Cüneyt), « Onat Kutlar cinayeti ve PKK », Birgün, 26 janvier 2010 http://www.birgun.net/haber-detay/onat-kutlar-cinayeti-ve-pkk-6408.html

Öz Isıl, « O bir lodosçuydu : Yasemin Ceneboyan », t24, 30 décembre 2012 https://t24.com.tr/haber/o-bir-lodoscuydu-yasemin-cebenoyan,220739.

Tapan (Berivan), « Kutlar ve Cebenoyan Aileleri PKK'den Özür Bekliyor », Bianet, 30 décembre 2010 http://web.archive.org/web/20160311030242/http://bianet.org/bianet/ifade-ozgurlugu/126909-kutlar-ve-cebenoyan-aileleri-pkk-den-ozur-bekliyor

Toplumsal Bellek Platformu, « Karayılan Açıklamarına Ilişkin Basın Açıklaması », 30 décembre 2010, http://toplumsalbellekplatformu.org/default1.asp?l=tr&kid=5&lid=2&id=19

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