« Un quartier, son ivresse, ses poivrots ; des étudiants, des touristes, des dealers, des indics et des flics en civil et des robocops partout, et les mères du samedi, et les vendeurs de revues communistes, tout ceux qui se font du blé en vendant n'importe quoi ; les amoureux aussi, et les esseulés ; les blablateurs et les amuseurs, et les gogos, les bouffeurs de mézés, les travestis, les gays, et tous ceux qui traversent tout ça en silence... »
Vous l'aurez remarqué, depuis quelque temps je me consacre presque uniquement à la place de Taksim, qui, de terrain vague très périphérique est devenu le centre de la ville, le centre que chaque force politique tente de contrôler, bien qu'il n'y ait là aucun lieu de pouvoir, pas même un commissariat. Et durant le mouvement de Gezi, c'était le centre de l'espoir pour la jeunesse...
Sur le dictionnaire participatif en ligne eksisozluk.com, qui me sert quelquefois de « radio-trottoir », l'entrée « Taksim » comporte trente-trois pages. Ces extraits nous donnent une idée de la perception de la place par les contributeurs, souvent jeunes.
En 1999, c'est « la place, THE place, et quelle place ! C'est le nom de l'endroit que j'ai le moins fréquenté dans ma vie, mais où j'ai ressenti le plus d'émotions ». Un lieu de plaisirs, de distractions, « un lieu unique où tu te sens secoué ». Et puis : « Pour ce qui est des filles, un paradis ! ».
Quand on dit « Taksim » on pense souvent, en fait, « Istiklâl », la rue qui débouche sur Taksim. Certes, c'est un paradis (ou un enfer que l'on évite parfois) de cinémas, boîtes, cabarets, bistrots, restaurants, gargotes, théâtres, musiques vivantes de toutes sortes, commerces, dont beaucoup installent dans la rue des baffles énormes pour attirer le chaland. Une rue où, le soir, on peine à déambuler tellement la foule est dense, où l'on a peine à se parler et même à penser tant le tintamarre est assourdissant. Là, en effet, les filles peuvent circuler en mini-jupes sans être inquiétées. Là, vous croisez sans cesse des jeunes qui ont l'air heureux d'être là, et le font savoir : « C'est là que je me sens le plus libre, libre à chaque pas, libre de chanter à tue-tête ». « Il n'y a pas d'autre endroit comme celui-là dans le monde, tu as là toutes les races, toutes les cultures, toutes les langues. C'est comme New-York mais même à New-York on a la nostalgie de cet endroit génial ». C'est « une petite république où l'énergie arrive de toute part, avec l’alcool et le tabac ».
« Bagarres, amitiés, bonheurs, déceptions... je connais Taksim mieux que mon chez-moi, c'est là que j'ai trouvé ma vraie personnalité ». « Le cœur d'Istanbul, mais un cœur qui a des problèmes de tachycardie... ». « Un quartier qui a sa propre vie, ses soirs, ses jours, ses bons et mauvais côtés, son ivresse, ses poivrots ; des étudiants, des touristes, des dealers, des indics et des flics en civil et des robocops partout, et les mères du samedi, et les vendeurs de revues communistes, tout ceux qui se font du blé en vendant n'importe quoi ; les amoureux aussi, et les esseulés ; les blablateurs et les amuseurs, et les gogos, les bouffeurs de mézés, les travestis, les gays, et tous ceux qui traversent tout ça en silence... ».
D'autres décrivent « le plaisir de marcher pas à pas jusqu'au bout des 1500 mètres de la rue, jusqu'à Tünel, se sentir heureux de fureter dans les librairies, de croiser des milliers de regards et de noter tous les détails qui font que Taksim est Taksim. C'est là qu'on sent qu'Istanbul est différente, si différente de tout le reste du pays, et du reste du monde ».
Tout est vrai. Dire que j'ai vécu tout près pendant quatre ans, sans être toujours conscient de la chance que j'avais. Il y avait des figures à Taksim, un fou qui criait sous le nez des passants et faisait rire les habitués, des vendeurs de rue, très stables, dont on reconnaissait la voix de loin, des musiciens, un autre fou ultra-nationaliste à longues moustaches, la poitrine décorée de badges turquistes. On pouvait les croiser régulièrement, n'importe quel jour de l'année.
Et les manifestations le long de la rue Istiklâl : longues processions, longues clameurs de toutes sortes, qui passaient dans l'indifférence des passants, et qui ne changeaient pas grand-chose à l'aspect de la rue, tant celle-ci, par sa foule, ressemble chaque soir à une manif.
Istiklâl aspire la foule qui déboule sur l'immense place de Taksim, par les bus, les dolmus puis le métro et le funiculaire, car sur la place, que pourrait-on faire ? Il n'y a rien ou presque. En 2013, un contributeur d'eksisozluk écrivait : « C'est un endroit qui peu à peu devient impersonnel ». La rue également : c'était la « Grande rue de Pera » avant que d'autres fous, par milliers, ne la saccagent dans la nuit du 6 au 7 septembre 1955, provoquant le départ de la population autochtone d'Istanbul, les « Polites », « ceux de la Ville », les Rum, c'est-à-dire les orthodoxes de langue grecque. Cette rue de magasins de luxe est devenue un trou noir, un immense squat rapidement envahi par des profiteurs, affairistes ou petits malfrats. De beaux bâtiments solennels, faute d'entretien, devenaient des quasi taudis. La rue était vivante, trop vivante, mais au rez-de chaussée seulement ; vous leviez les yeux, le soir, et vous ne voyiez que des façades noires, inhabitées.
Malgré le grand pogrom de 1955, la rue restait longtemps ponctuée de rares commerces historiques, comme les pâtisseries Inci, Lebon, Markiz, également des cinémas (Alkazar, Alhamra, Emek), et partout des traboules, des passages compliqués dont les noms fleurent bon la multi-ethnicité passée, Hazzopoulos, Timoni, Kallavi, Aznavur, Tokatliyan, menant à des endroits étonnants, des cours grouillantes de chats, des han commerciaux sur deux voire trois étages souterrains, des allées de bouquinistes, et quatorze églises, catholiques, orthodoxes, arméniennes... dont certaines sont presque insoupçonnables de l'extérieur (voir le site Istanbulguide de Rinaldo Tomaselli).
Tout cela disparaît peu à peu, c'est la correction d'une double anomalie.
La première était l'existence d'un quartier « non turc » au centre d'Istanbul, peuplé d'orthodoxes, d'Arméniens, de juifs, un quartier bourgeois et commerçant de belle apparence. L' « anomalie » a été réglée par les émeutes de septembre 1955, et la population orthodoxe est passée de plus de 100 000 personnes, rien qu'à Istanbul, à moins de 10 000 pour toute la Turquie. En septembre 1955, la nation turque a triomphé, et l'islam a complété la Fetih de 1453. Merci, Anna, d'avoir restitué cette histoire dramatique et révoltante, d'avoir donné la parole à ses victimes, pour la première fois en français.
La seconde anomalie avait été causée par le règlement de la première : le « départ » des orthodoxes avait laissé des hectares de biens « vacants » qui sont allés à vau-l'eau, se sont dégradés, ont laissé la place au trafic et au commerce informel, en plein hypercentre d'une ville qui devenait mondiale. Cette anomalie capitalistique est en cours de « correction » : destruction d'immeubles entiers dont on garde parfois la façade, remplacement d'anciens commerces (souvent chassés par des patentes ou loyers devenus trop élevés) par des magasins franchisés : Benetton, Starbucks, c'est la « modernisation » de Beyoglu qui avance.
Affichettes et gribouillis partout, bolchéviques, lycéens révolutionnaires, soldats de Mustafa Kemal, et fête de la bière, et le programme de ce soir dans les boîtes (photos E.C.)
Istiklâl, lieu d'expression. Un vieux se déclarant "terroriste par écrit" (harf terörist) gribouille des sentences vengeresses. Un homme immobile comme une statue dénonce les injustices faites aux Alévis (photos E.C.)
les mères de disparus ("les mères du samedi" qui sont là chaque semaine, devant le lycée de Galatasaray, et qui tiennent le coup depuis 1995... et des profs qui protestent, au même endroit (E.C.)