Quand j'arrive à Istanbul, je m'imprègne de la ville par les sons de la nuit. J'ai toujours avec moi des bouchons pour les oreilles, mais je ne les mets pas. Pas la première nuit. J'aurais l'impression de manquer une partie du séjour. Les petites heures, quand les bars se sont tus, sont extraordinairement calmes. Tout commence le matin par les cris des mouettes qui en toute saison trouent le silence et le sommeil, et souvent provoquent des cauchemars peuplés de foules vociférantes ou de bébés qui crient. Cette fois, je suis dans un minibus qui grimpe une rue tellement en pente qu'il finit par se renverser en arrière, les passagers hurlent.
Puis tout se met en route. Les bateaux et leur écho. Les cargos qui s’énervent en écartant les petites barques de pêche. Les premières voix dans la rue, les ouvriers sur les chantiers. Les coups de marteau sonores sur des planches, les gravats jetés dans une benne. Il y a des sons de saison : les grands martinets alpins qui crécellent, et, quand le vent souffle du sud, les avions qui planent doucement sur la ville, presque sans bruit, à très basse altitude, en descendant sur l'aéroport.
La prière, entendue d'abord confusément dans le sommeil. Souvent belle, surtout quand elle éveille doucement, dans un silence absolu. Symphonie chaque fois différente, puisque l’ordre de déroulement, la superposition des dizaines de voix proches et lointaines, tout est aléatoire. Un muezzin proche a une voix très douce, des modulations inhabituelles. Il ornemente peu, deux fois à la fin de chaque phrase sur une seule note tenue, un ornement tout à la fin : une calligraphie.
Et c’est le jour dans l’air jaune.
Sur Istiklâl, les camions-bennes à ordures, les cris des éboueurs, le fracas des bouteilles vides qu'on rassemble, trie ou jette, et le chuintement des balais sur l'asphalte. Rares sont les passants. Istanbul se réveille lentement, Istiklâl ne s'anime guère avant dix heures. Savourons. On peut déambuler dans la rue sans dévier sans cesse sa trajectoire pour se faufiler dans la foule. La rue semble lavée, on respire, qu'on ait les pieds dans la gadoue de neige fondue ou qu'on flâne du côté soleil, pour se réveiller en douceur. Voitures de police, de livraison, convoyeurs de fonds. Comme partout. On marche au fond d'un ravin, entre deux falaises d'immeubles, qui dans la lumière du matin se présentent dans leur ancienne splendeur, ponctuées ça et là, déjà, de travaux de réfection, de restauration, de démolition. De place en place, des chantiers derrière des palissades de tôle, qui vont laisser place à des malls de béton imitation pierre.
Un chien court derrière un taxi. Son patron l’appelle autoritairement : « Reks, Reks ! » C’est un de ces chiffonniers qui traînent un gros diable chargé de leur butin ; ils ressemblent dans la pénombre à de grands escargots. Ils se mettent au travail tard, à la fermeture des magasins, des boîtes de nuit, et sont encore là au petit matin. Celui-là a un chien, pour se protéger peut-être. Les femmes sont rares dans ce petit monde.
C'est l'heure d'un brunch prolongé, puis de la tournée des libraires et bouquinistes, toujours dans le calme. Mais la rue s'anime et se remplit. Lentement jusqu'à midi. Jusqu'à la sortie des employés qui vont déjeuner, ou la sortie des coursiers, qui vont livrer les repas dans les innombrables administrations, entreprises, bureaux, commerces qui ne ferment jamais pour une pause-repas.
C'est l'heure du frichti, dans une gargote anarchiste ou dans une librairie-café, dans un salon de thé ou une des lokanta glauques qui restent nombreuses dans les petites rues : pide au fromage, ou soupe aux lentilles (qui restera longtemps sur l'estomac, à cause de la graisse rance de vieux mouton). A l'heure de midi, je n'ai fait qu'une partie de la randonnée prévue : faire Istiklâl dans toute sa longueur, d'un bout à l'autre, et prendre toute la journée et le début de la nuit pour le faire.
Je n'ai jamais tenu le pari, ayant soit parcouru un bout de la rue seulement, happé pendant des heures par une librairie, un disquaire de vinyles, les profondeurs d'un han, une ruelle que je ne connaissais pas. Et alors : le piège. On descend la ruelle, on découvre de petits trésors oubliés, on s'arrête pour observer des scènes (oh ! le chat sur la capote de la 2CV!). Si les pas m'emportent jusqu'en bas, le piège se referme, l'appel des sirènes, des sirènes de bateau. Difficile de résister. Et la randonnée d'Istiklâl sera une randonnée à Üsküdar ou Kadıköy.
Autre piège, le petit jardin de la mosquée de Cihangir. Oui, on est déjà un peu loin de la rue Istiklâl, il faut avoir risqué les brocanteurs de Çukurcuma ou dévalé des ruelles qui permettent d'éviter l'impossible rue Sıraselviler (la « rue des alignements de cyprès » : lointain souvenir). Passer près de ce petit jardin signifie pour moi y passer des heures. A ronronner au soleil, à regarder ce plan d'eau qui est le vrai centre de la ville. Pas de soleil ? Qu'importe. Je me rencoigne tout contre le mur de la mosquée, bien à l'abri du vent du nord, bonnet enfoncé, col remonté, d'ailleurs on est bien plus seul que par beau temps et c'est cela qu'on cherche à Istanbul, être seul avec ses pensées, ses souvenirs, sa nostalgie.
Scène : dans un autre petit jardin, plus bas, des gamins jouent au mariage. La fiancée, la gelin, est une grande dégingandée qui mâche du chewing-gum. Quatre ou cinq garçons tapent sur une caisse en carton, c'est leur davul. Ils arrachent les pauvres pensées du parterre et les jettent en pluie sur les danseurs. Ils dansent le halay. Si jeunes, ils ont déjà dans leurs corps tous les mouvements, les figures compliquées des pieds. Une fille un peu à l'écart joue à filmer la vidéo du mariage. Mais le massacre des pensées provoque l’intervention d’un vieux. Envol des moineaux. Qui recommencent.
Si par hasard je réussis à sortir de ma torpeur du petit jardin de Cihangir, ou si je résiste à la tentation du bateau, je remonte à Istiklâl (que faire d'autre ?) mais je suis épuisé. Par Istanbul, par le froid, par l'âge.
Reprise de la randonnée interrompue. C'est la fin de l'après-midi. La rue est bondée déjà, le soir arrive, c'est vite l'assourdissement. Après l'atmosphère calme des montagnes où je vis, après même le calme de certains lieux dans la ville, c'est une agression qu'on penserait insupportable. Que je supportais très mal quand je vivais là. Mais je n'y suis plus, je n'y viens qu'en passager et cette rue Istiklâl que j'évitais par des détours compliqués, ce bruit infernal qui m'épuisait, voilà que je l'aime aussi. Happé par un magasin de disques où on joue du jazz-rock très fort, quelque chose qui ressemble aux musiciens de Ray Charles, une compil de Blue Note. Je m'y sens bien. Clins d'oeil avec d'autres clients. La bonne musique, même fort, même trop fort, m’enveloppe, me berce elle aussi, me fait swinguer. C’est bon de vivre cette atmosphère aussi.
Parfois la musique vient d'un étage. Car ces anciens appartements de « Grecs » expulsés sont occupés par des bars, des boîtes, des clubs. Quand je reviens fatigué d'une ballade en ville, il m'arrive d'être pris au collet par une musique anatolienne, venue en ville avec la vague d'immigrants du sud-est. Ce soir-là, c'est une voix de femme, une belle voix très forte, coléreuse, qui crie sa douleur de l'exil, du gurbet. Un simple davul l'accompagne. La voix vient d'un étage, toutes fenêtres ouvertes, celui du café Otantik. Je ne résiste pas. Je reste là, longtemps, sur une banquette à boire de la bière en écoutant la musique poignante de ce couple. Les anciens appartements d'Istiklâl sont cosy, avec leurs boiseries anciennes, on s'y laisse aller, on laisse monter la fatigue, la musique, la nostalgie d'on ne sait plus quoi.
Dehors, une vieille dame en haillons fouille les ordures. Et puis, une jeune fille, d'allure étudiante, guide par la main une autre vieille dame, sa grand-mère peut-être, en costume traditionnel et robe de velours, foulard coloré, en grande tenue, et lui fait voir Istiklal, qu’elle a si souvent vue a la télévision.
Les musiciens de rue sont de plus en plus nombreux, espérant profiter de la foule immense qui déambule lentement chaque soir. Depuis longtemps, presque à chaque séjour, je rencontre un vieil aveugle qui joue du saz et chante des airs alévis. Il n'a presque plus de voix. Il s'installe où il peut, si possible à l'abri du vent glacial, mais parfois en plein courant d'air. Longtemps, il était accompagné d'une jeune fille devenue femme, qui chantait d'une voix plus puissante, une figure si familière de la rue, un temps, qu'elle a figuré dans le film de Fatih Akın, De l'autre côté. Elle s'appelle Nur Ceylan. Avec eux, un petit garçon, assis sur un tabouret, fait ses devoirs dans le vent glacé, à la lumière d'une vitrine. J'ai vu ce vieux jusqu'à mon dernier séjour. La jeune femme n'est plus là. Il y a toujours un petit garçon, qu'on croirait le même qu'il y a dix ans. Celui-ci ne fait pas ses devoirs. Le vieux a un petit ampli, et le garçon doit lui tendre le micro toute la soirée. Le vieux chante Uzun ince bir yoldayım, « Je marche sur un chemin long et étroit », chant emblématique des Alévis.
Plus loin, une femme chante, elle aussi, son Long chemin étroit d'une voix à peine audible. On ne la remarquerait pas si elle n'avait pas une guitare, dont elle ne sait pas jouer, mais dont elle bat les cordes de sa main ouverte, très fort, à vide, pour attirer l'attention. Alévie elle aussi. Pourquoi tant d'Alévis ?
A chaque pas, des musiciens pathétiques, un vieil homme qui souffle dans une flûte en plastique des airs de la mer Noire, un clarinettiste qui forcément attire plus de public par le son glorieux de son instrument. Sous le passage d'Odakule, un neyzen, joueur de flûte de roseau, à casquette, grosse moustache, joues rebondies. Il est de Zonguldak et a une allure de fonctionnaire révoqué. D'autres, grâce à leur talent, savent attirer un vrai public, et c'est souvent le cas pour les Pontiques, les Karadenizli. Ils ont leur kamantché, petite viole qu'ils tiennent verticalement, très sonore, et alors on se rend compte du nombre de Pontiques qui errent dans cette ville : dès les premiers sons des gens s'arrêtent, regardent, écoutent, et dansent.
Un soir, descendant d'un minibus sur Taksim, je tombe en face d'un joueur de kamantché sur un trottoir. C’est un homme seul qui fait la manche, équipé d’un petit ampli. Je m'arrête pour l'écouter. Aussitôt, trois jeunes hommes s’arrêtent. Ils vont sans doute à une fête, car l’un d’eux porte un accoutrement d'endimanché, costume noir, chemise de satin blanche très brillante. Un autre emprunte la viole au mendiant, pour l’essayer. Il joue très brillamment. Le mendiant et le passant comparent leurs instruments, car il en a un aussi sur lui, dans une housse. Et il se met à chanter, à tue tête, très bien, de façon très humoristique. Et le mendiant lui cède sa place ! et il va jouer une heure durant, interpellant les passants, improvisant des textes pour ceux qui s’arrêtent. Un taxi nostalgique de la mer Noire s’arrête. Tous ceux qui font cercle et donnent sont aussi des Pontiques. Un groupe se forme. Un marchand ambulant de thé s’installe promptement. Le taxi m’offre un thé. Mais l’un des jeunes presse le musicien : il faut partir, il est temps. Le taxi s’interpose : continue de jouer, je vous emmènerai où vous voudrez, à l’œil. Danses. Belle soirée. J'aime ce pays.
On ne peut s'échapper. Un jour que j'ai raccompagné à l'aéroport ma très chère, que je me retrouve seul et triste, je rentre en métro. Le quai de la station baigne dans une musique déchirante, qui convient à mon âme. C'est un vieil asık, un troubadour, qui joue d'un saz électrique. Un pilier me sépare de lui, je ne le vois pas mais je vois le regard des badauds sur lui, comme un miroir. Les gens l’écoutent, ceux qui attendent sur le quai comme ceux qui passent dans les rames. A côté de moi, un flic des forces spéciales, gros pistolet à la hanche, ouvre un sachet, en sort un livre : et se plonge dans Hamlet. C'est la musique, sûrement, qui produit ce miracle.
Mon petit monde intérieur. Que de visages, que d'images, de sons...
Des jeunes, encore des Alévis, font la manche en chantant accompagnés d'une guitare. Il est question du martyre d'Ali à Kerbela. Leurs yeux brillent dans l'obscurité. D'autres jeunes, des habitués, jouent de la musique iranienne, ils attirent toujours une petite foule. Guitare, santour, contrebasse.
Et la musique reflète la ville-monde. Ville de transit pour les migrants. Je revois le Guinéen, échoué là, qui attire la curiosité avec son balafon. Trois jeunes vauriens sont fascinés par son jeu.
Ville de tourisme. Un jeune couple de Japonais en tour du monde. Un autre, des Sud-Américains, et puis un Américain, bon joueur de fiddle, que j'écoute un long moment en haut de la rue Galip Dede. Des talents mais sans l'émotion.
Nouvelle figure dans les années dix, un Roumain, à qui, je ne sais pourquoi, je trouve une gueule de marin. Il s'accompagne d'un accordéon, sa voix porte loin, dans des chants également poignants, nostalgiques, balkaniques. Lui aussi, je l'écoute longuement. Je l'ai revu plusieurs fois, d'année en année. Visage toujours sévère, sourcils froncés, sans jamais cesser de chanter il a l'oeil partout, surveille la rue, et si un flic s'approche il prévient ses voisins avant de s'enfuir, leste, sur son unique jambe.
Si j'ai du courage, je termine la randonnée à Karaköy pour m'installer au bord de l'eau, et regarder l'eau, seulement l'eau, qui miroite les lumières d'en face.
Rentré « chez moi », fatigué. En fait j'aurais dû avoir le courage de ne pas sortir, lire, regarder la télé. Toujours cette frénésie de voir Istanbul, de sentir la ville, même sans quitter les rues proches.
Du dernier étage, je regarde la nuit, toute emplie de sons très doux. Sirènes des bateaux, cris de mouettes qui, taches blanches, planent au-dessus des rues et des toits. On les voit comme une fulgurance blanche, une comète, apparaître brièvement dans le ciel, un éclair. Les voisins francs-maçons arrivent pour leur soirée, discutant bruyamment de leurs Mercedes.
Enfin c'est la prière de yatsı. La beauté vient de la variation fine sur un modèle fixe. Quelques phrases, la même montée au début, la dramatisation sur le deuxième echchadou, « je crois », et la coupure descendante du dernier lâ ilâ, « il n'y a pas d'autre dieu », avec longues modulations sur le lâ, le « non », la négation qui, paradoxe, affirme l’existence du dernier mot, Allah.
Là-dessus, chacun fait ce qu’il peut. Formes plates, sans ornement, du vite-fait par des muezzin pressés. Sans souffle, sans « air long », sans uzun hava. Mais d'autres, talentueux, vont au bout du souffle à chaque phrase, l’ornent d’arabesques vertigineuses. Les tonalités varient mais le mode est le même, les tessitures égales. Variété de voix, de timbres, de tempo, durée des silences : c'est le plus beau de cet appel peut-être, ces silences qui sont le vrai refrain du chant. Existe-t-il de tels silences dans la musique occidentale ? Variété des combinaisons entre les voix, solos, duos, quatuors sur fond de chœur lointain qui, très effacés, fait un effet de bourdon. L'écho qui bute sur les falaises d'immeubles lisse l’ensemble, juste ce qu’il faut, sans brouiller comme le feraient les murs d’une église trop sonore.
Il est temps de se reposer.
C'était en fin de nuit... - Susam-Sokak
En début de nuit, dans le silence, mêlée au chant des grillons, une voix de femme s'élève depuis le bourg, en bas. C'est un concert en plein air. La voix, belle, a capella, tantôt effacée pa...
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