Pour canaliser une foule, la diriger contre un « ennemi » et aboutir à des actes tels que meurtres, viols, pillage, incendie volontaire, il faut que l' « ennemi » existe dans la conscience des individus agglomérés, voire dans un état de quasi-inconscience à l'état de réflexe conditionné. Il faut que la haine de l'ennemi ait été installée pour que la réaction violente, l'agression, soit perpétrée sans qu'il soit nécessaire de réfléchir ou de peser son acte, sans que la légitimité de l'acte soit mise en doute ; et l'accomplissement de l'acte doit même être ressenti comme une nécessité impérieuse, comme une opération urgente de sauvetage du groupe ou de la société tout entière.
[Dernières modifications : 25 juin 2017]
Durant les premiers jours de juillet 1993 devait se tenir à Sivas (à 400 km à l'est d'Ankara) un festival en mémoire du poète alévi Pir Sultan Abdal, qui a vécu au XVIe siècle mais demeure très vivant dans la culture des Alévis. Cette branche hétérodoxe et chiite de l'islam rassemble environ 20 % de la population anatolienne, principalement dans le centre du pays mais aussi dans de très importants quartiers de toutes les grandes villes. L'alévisme a toujours été persécuté par l'islam majoritaire sunnite qui considère ses tenants comme des « infidèles ». Malgré leur nombre, ils sont discriminés, n'ont pas leur place dans l'islam officiel ni dans la politique, et sont totalement ignorés dans l'histoire telle qu'elle est enseignée.
Sivas est à l'époque une préfecture d'environ 200 000 habitants, qui comporte une population alévie minoritaire, mais le département compte plusieurs centaines de villages entièrement alévis, notamment à l'est. La municipalité, comme la population de la ville, est majoritairement réactionnaire et islamiste. Les partis islamistes Refah, Fazilet, puis AKP y ont été prépondérants lors des élections municipales de 1989, 1994, 1999, 2004. En 2009, c'est même le BBP (Grand parti de l'unité), plus réactionnaire encore, qui a remporté les élections. En 2014, l'AKP et le BBP ont rassemblé 84 % des suffrages. A l'époque qui nous intéresse, le maire, Temel Karamollaoglu, est membre du Refah. Son successeur de 1996 à 2004 est Osman Seçilmis, de Millî Görüs (La Vision nationale), un groupe islamiste ultra-nationaliste.
Pourtant la ville de Sivas est emblématique de l'histoire de la république. C'est là, du 4 au 11 septembre 1919, que Mustafa Kemal a rassemblé en Congrès les forces politiques opposées à l'occupation étrangère et à la politique défaitiste du sultanat. C'est là qu'ont été prises les décisions fondatrices de la future république. Le bâtiment du Congrès, une ancienne école supérieure ottomane, est en centre-ville, non loin de la préfecture. « C'est ici que la république est née, c'est ici qu'on la renversera ! », criaient les émeutiers du 2 juillet 1993...
Les organisateurs du festival de juillet 1993, en tête desquels l'association alévie locale « Pir Sultan Abdal» (PSAD), avaient invité de nombreux artistes, poètes (Metin Altıok, Behçet Aysan, Hasret Gültekin, Ugur Kaynar), écrivains (Aziz Nesin, Asım Besirci), musiciens, troubadours alévis célèbres (Arif Sag, Nesimi Çimen, Muhlis Akarsu, Edibe Suları...). Tout était prêt: les programmes, les lieux, l'information, le logement des invités. Les festivités étaient épaulées par la préfecture et la Direction départementale de la culture.
De très nombreux jeunes, dépêchés en équipes par les PSAD de toute la Turquie, devaient participer à des séances de semah, la ronde traditionnelle alévie. Une exposition de livres avec séances de signatures, des représentations théâtrales, des conférences étaient prévues.
Une partie des artistes invités au festival de Sivas en juillet 1993. Au premier rang, cravaté, le poète Metin Altıok. A sa gauche, barbu, le poète et barde Ugur Kaynar. La photo a été vraisemblablement prise à Sivas le premier jour du festival. Extraite de Cumhuriyet, 3 juillet 1997.
Pour qualifier ce qui est advenu, le terme de « massacre » n'est peut-être pas vraiment approprié, car il n'est pas certain que les participants de ce mouvement de foule aient eu réellement l'intention consciente de tuer. Même s'ils criaient « A mort ! », de tels slogans ne sont pas forcément pris au mot. Le mot « pogrom » me semble plus juste. Il y a eu en effet un soulèvement massif d'une foule de plusieurs milliers de personnes, en particulier contre l'écrivain Aziz Nesin, qui revendiquait publiquement son athéisme, avait entrepris la traduction des Versets sataniques de Salman Rushdie et dont la présence à Sivas était jugée provocante. A travers cet homme, c'est la laïcité qui était visée.
Pogrom ou émeute, l'événement n'est pas spontané, même si des milliers de personnes se sont trouvées là poussées simplement par les circonstances. La violence a été alimentée par la mouvance islamiste ; ses instigateurs, et ceux qui ont laissé faire, provenaient des partis de l'islam politique sunnite et du national-islamisme en Turquie : le parti Refah qui connaissait alors ses premiers grands succès politiques (62 députés élus en 1991), le BBP (Grand Parti de l'Unité) nouvellement fondé, plus islamiste encore que le Refah, des sympathisants de l'ultra-nationaliste MHP, des membres de factions religieuses sunnites comme Nizam-i Alem, Millî Görüs, ou encore des membres de confréries (tarikat) prônant la violence contre les « infidèles » (gavur), les « communistes » et les hétérodoxes alévis.
Quelques jours avant l'émeute, des tracts anonymes circulaient dans Sivas, appelant les « musulmans » au djihad contre l' « athée Aziz Nesin », et à « rendre sa place à l'islam ». Des autobus, des convois de voitures venaient des départements voisins, notamment de la réactionnaire Elazıg, pour «accueillir» les festivaliers. Une semaine plus tôt, la municipalité islamiste avait organisé une « Course de l'Hégire» pour laquelle de nombreux sportifs et surtout militants étaient venus, logés dans des foyers des confréries, et, selon le témoignage de Rıza Aydogmus, n'avaient pas quitté la ville.
L'événement est très bien documenté ; les témoignages, photos, vidéos abondent. Il a horrifié la Turquie, en raison de sa violence, de la notoriété des victimes et de leur nombre : quatorze artistes, musiciens, chanteurs, écrivains, poètes, photographe, caricaturiste, mais aussi dix-neuf jeunes de 12 à 24 ans (dont une étudiante hollandaise), deux employés de l'hôtel... et deux émeutiers : trente-sept morts en tout. L'onde de choc a provoqué, jusqu'à nos jours, des commémorations, des pièces de théâtre, des films, des documentaires, la publication de livres, d'articles innombrables qui se renouvellent à chaque anniversaire. Les procès des instigateurs, qui se sont poursuivis de l'automne 1993 jusqu'à la date de prescription, en 2012, ont eu un grand retentissement, prolongeant sans cesse la mémoire de l'événement, et entretenant la colère car les vrais responsables n'ont jamais été punis.
L'émeute de Sivas est bien dans la lignée des pogroms, émeutes, massacres précédents de Maras (Marache) (1978, 111 morts) et Çorum (Tchoroum) (1980, au moins 57 morts) par son ampleur et surtout par leur cible, les Alévis. Toutefois à Maras et Çorum ce sont les quartiers alévis de ces villes qui étaient visés. A Sivas, la cible est un groupe de personnes connues, étrangères à la ville, et la notoriété des victimes a contribué à faire connaître l'événement hors de Turquie. Une autre différence importante est dans le mode opératoire : à Maras et Çorum, le massacre a été préparé par des organisations d'extrême-droite, et surtout, à Çorum, les autorités avaient placé des administrateurs d'extrême-droite à des postes-clés. A Maras et Çorum, il y avait intention de tuer en masse ; il n'est pas certain qu'il en soit de même à Sivas, et selon les propos ultérieurs du préfet d'alors, la grande crainte des autorités était qu' « un nouveau Maras » se produise si la gendarmerie intervenait par la force, c'est-à-dire la crainte que la foule, dans une colère décuplée, se retourne là aussi vers les quartiers et les villages alévis.
L'émeute de Sivas, dans son déroulement, rappelle celle qui a bouleversé Istanbul et son histoire, dans la nuit du 6 au 7 septembre 1955, lorsque, à l'instigation de l'extrême-droite, une foule très dense s'est rassemblée place de Taksim et a dévasté le quartier de Pera (Beyoglu), alors peuplé essentiellement de « Rum » (citoyens de la république de Turquie mais orthodoxes et de langue grecque). Il y a eu « seulement » trois meurtres, mais peut-être 200 viols ; des milliers de boutiques, ateliers, appartements, lieux de culte ont été détruits. Ce pogrom a entraîné le « départ » puis l’expulsion de la population orthodoxe d'Istanbul entre 1955 et 1964 (voir sur cet événement les travaux d'Anna Theodoridès).
En 1955 comme en 1993, c'est une foule, essentiellement masculine, manipulée par des meneurs appartenant aux mouvances de l'extrême-droite religieuse (bien qu'en 1955 le prétexte était la défense de la mémoire d'Atatürk), qui réagit à une présence jugée intrusive voire « étrangère » - ici les Rum, là les Alévis -, ne se contente pas de slogans et agit de façon incontrôlée par destructions matérielles et/ou voies de fait pouvant aller jusqu'à l'homicide.
Les individus agglomérés en foule ne sont pas forcément des meurtriers ou des pervers. Mais comme l'ont montré Le Bon, puis Freud et plus récemment Serge Moscovici, la conscience de l'individu intégré dans une foule régresse. Pour Freud, la foule se caractérise par « l'abaissement de l'activité intellectuelle, le degré démesuré de l'affectivité, l'incapacité de se modérer et de se retenir, la tendance à dépasser, dans les manifestations affectives, toutes les limites et à donner issue à ces manifestations en agissant » (Freud 1953 : 75). L'individu y est soumis à « la force magique des mots » ; la « notion d'impossible » disparaît en lui ; il est « installé dans la certitude » avec « l'idée que l'opinion commune ne peut être que l'expression de la vérité » (Enriquez 1983 : 63-65).
Il s'agit dans tous les cas d'une foule d'individus vivant un ensemble de frustrations, car ils ne bénéficient pas du niveau supérieur de la « culture » étatique, ne partagent pas les valeurs officiellement prônées, ont été travaillés pendant des décennies par le discours national-islamiste et voient dans le kémalisme une longue oppression de leurs propres valeurs. Ce sont des gens le plus souvent modestes, vivant dans des villes ou des bourgades qui n'ont pas encore été touchées par la prospérité économique, souffrent de l'inflation et sont souvent sans travail. Leur « idéal du moi », pour reprendre Freud, est un ensemble confus mêlant la nation, l'islam sunnite, le sentiment de solidarité éprouvé « épaule contre épaule » dans les mosquées ; il est symbolisé à la fois par l'ezan (l'appel à la prière) et le drapeau.
Toutes ces frustrations ont été temporairement abolies durant l'émeute du 2 juillet 1993. Pendant quelques heures, la coïncidence entre l'idéal et le moi, en ces individus retrouvant « le contentement d'eux-mêmes », équivalait « à une fête magnifique », « un sentiment de triomphe (…) libre de toute entrave, à l'abri de tout reproche, de tout remords » (Freud : 1953, pp. 96-98).
« Construire des ennemis »
Il existe, à propos des drames de Maras, de Çorum et de Sivas des théories du complot : la CIA aurait joué un rôle dans le déclenchement de Çorum ; ou bien, les pogroms de Çorum ou de Sivas auraient été le résultat d'une manipulation des services secrets ou de l' « Etat profond » pour provoquer un coup d'Etat militaire, ce qui eut lieu effectivement quelques mois après Çorum (12 septembre 1980).
Mais l'intervention d'une main secrète, de forces obscures, de comploteurs, ne suffit pas à expliquer le « succès » d'un pogrom. Pour que des individus se rassemblent, obéissent à des consignes et agissent par milliers comme des automates, il faut des mécanismes agissant profondément et sur une longue durée dans la société.
Pour canaliser une foule, la diriger contre un « ennemi » et aboutir à des actes tels que meurtres, viols, pillage, incendie volontaire, il faut que l' « ennemi » existe dans la conscience des individus agglomérés, voire dans un état de quasi-inconscience à l'état de réflexe conditionné. Il faut que la haine de l'ennemi ait été installée pour que la réaction violente, l'agression, soit perpétrée sans qu'il soit nécessaire de réfléchir ou de peser son acte, sans que la légitimité de l'acte soit mise en doute ; et l'accomplissement de l'acte doit même être ressenti comme une nécessité impérieuse, comme une opération urgente de sauvetage du groupe ou de la société tout entière, au sein d' « un champ de guerre généralisé », écrit Eugène Enriquez. Car ceux qui ne bénéficient pas des bienfaits de la « culture », tout en bas de la société, sont « consolés » par la conviction d'être meilleurs, supérieurs aux autres, comme le fait remarquer Freud dans L'Avenir d'une illusion. Cela a toujours été la fonction de l'intolérance religieuse et dans le monde moderne, c'est la fonction du nationalisme. Dans de nombreux pays, notamment dans l'aire post-ottomane, la fusion entre l'idée religieuse et l'idée nationale donne beaucoup plus de force à la « consolation » et dirige efficacement la frustration vers les différentes altérités.
Le narcissisme rend haïssables tous les « différents ». A Sivas, le 2 juillet 1993, ce sont ces intellectuels, musiciens, poètes, troupes de théâtre, venus dans une ville de province influencée par l'islam politique, qui se comportent comme s'ils étaient à Istanbul ou Ankara, du moins sont-ils perçus ainsi. Les gens des deux sexes déambulent, discutent, plaisantent librement, côte-à-côte, ils n'interrompent pas leurs activités pour faire la prière, ils ont un autre langage, d'autres attitudes. Ils prônent la liberté d'expression, de conscience, d'opinion. La liberté de pouvoir dire en public : « Je suis athée ». Mais aussi, comme le font les Alévis, la liberté de pratiquer un rituel religieux au cours desquels hommes et femmes se mêlent, où la musique et la danse sont de grande importance ; la liberté de s'affranchir du jeûne, celle de boire de l'alcool. En somme, ils font tout ce que les musulmans rigoristes s'interdisent à eux-mêmes. Aussi, ceux qui fréquentent le centre de Sivas en ce début de juillet 1993 et « ne sont pas à leur place » provoquent dans le milieu religieux et réactionnaire qui les entoure une « angoisse d'infection ».
Car l'un des facteurs décisifs de l'événement est la proximité. Avant 1993, les célébrations du poète mystique alévi se faisaient à Banaz, son village natal, à quelques dizaines de kilomètres. Mais le festival de 1993 se tient en ville, au Centre culturel situé rue de la Gare, il est vrai un peu à l'écart, mais aussi dans une ancienne médersa historique, la Buruciye, en plein centre. Le hasard fait que ces deux lieux du festival jouxtent une mosquée en fonction : la Kale Camii près de l'ancienne médersa, la Selim Aga Camii près du Centre culturel ; et la grande mosquée n'est pas loin.
La distance entre tous les lieux sensibles (les lieux de festival, la grande mosquée, la préfecture, l'hôtel Madımak où sont logés les invités) ne dépasse jamais quelques centaines de mètres. C'est peut-être cette proximité des différences, à l'heure de la grande prière du vendredi 2 juillet, qui a mis le feu aux poudres. Mais là encore, ni cela, ni aucun des éléments que divers médias et autorités ont qualifiés ensuite de « provocations » ne suffit. La « construction de l'ennemi » doit précéder et doit être bien ancrée.
Parmi les "ennemis" des émeutiers de Sivas, décédés le 2 juillet 1993: Asuman et Yasemin Sivri, 18 et 20 ans; Carina Cuanna Thuys, leur amie, étudiante hollandaise; Koray Kaya (12 ans) et Menekse Kaya (14 ans), sur les portraits présentés par leur mère
Or la Turquie s'est construite sur une série d'événements violents qui ont contribué, pas à pas, à la création d'une nation « à 99 % musulmane » grâce à l'élimination, par étapes, des non-musulmans d'Anatolie : expulsions d'orthodoxes de la mer Noire avant la Grande Guerre ; génocide des Arméniens en 1915 ; expulsion des orthodoxes d'Anatolie en 1923 ; pogroms anti-juifs en 1934 ; massacre et déportation des Kurdes alévis de Dersim (1938) ; mesures discriminatoires et confiscation des biens des non-musulmans en 1942 ; pogroms et expulsion des orthodoxes d'Istanbul (1955-1964) ; expulsion des orthodoxes du nord de Chypre (1974) ; massacre des Alévis de Maras (1978) ; pogrom de Çorum (1980) ; pogrom de Sivas (1993).
Cette longue liste n'explique rien, car ces événements ne sont que l'effet de la fabrication de l'ennemi. Toutefois, dès lors qu'ils restent le plus souvent impunis, que leurs motivations ni leurs effets ne sont pas remises en question en profondeur par les autorités, chacun de ces événements renforce un sentiment de légitimité pour leurs acteurs, acquiert un caractère exemplaire pour les suivants, raffermit l'impression d'impunité et la certitude d'avoir raison, car le résultat de ces événements n'est rien d'autre que la Turquie telle qu'elle existe. Ce sentiment de légitimité, éprouvé lorsque la cohésion du groupe est assurée, n'empêche certes pas un sentiment de culpabilité chez l'individu en son for intérieur. Mais le groupe, l'esprit de corps, la communauté religieuse, le nationalisme l'en protègent, à tout instant lui disent : « Tu as raison et tu as bien fait » et c'est pour cela qu'il est si difficile de s'en affranchir.
De quoi est donc faite « la poudre » qui a embrasé à tant de reprises la Turquie ? C'est justement la conception turque du nationalisme qui ne conçoit pas la nation sans la religion musulmane sunnite. « La nation turque est musulmane » est l'énoncé d'un dogme qui exclut non seulement les chrétiens et les juifs mais aussi les Alévis, hétérodoxes chiites, qui forment quelque 20 % de la population de la Turquie. Si la république est officiellement laïque, elle est, de facto et suite aux expulsions, massacres et génocide, un pays musulman « à 99 % ». Les partis les plus nationalistes, comme le MHP diffusent cette conception religieuse de la nation. Mais l'Etat également, par l'entremise de l'école et même de l'armée : à l'école, depuis les années 1970, les enfants sont incités à s'identifier à une société musulmane. La communauté, le « nous » est l'islam, même si pendant ces mêmes décennies, le culte d'Atatürk et l'affirmation de la laïcité étaient également forts dans les manuels scolaires.
Les religieux, les confréries, par les sermons, livres, libelles, pamphlets sans cesse diffusés à la porte des mosquées, par leur presse, ont entretenu la haine tout à la fois du gavur et du « communiste ». La république, malgré une répression impitoyable à ses débuts, n'a pas pu éteindre l'opposition à Mustafa Kemal et à ses réformes. L'anti-kémalisme religieux est réapparu au pouvoir lors du gouvernement de Menderes et son Parti démocrate (1950-1960) puis avec la coalition menée par le Refah (1996-1997), enfin avec l'AKP d'Erdogan depuis 2002. La chaîne d'événements violents de Maras, de Çorum et de Sivas en sont les prurits. Le pogrom de 1955 à Pera/Beyoglu, motivé en principe par l'amour d'Atatürk, en réalité par la haine de l'Autre, prouve que le kémalisme et l'attachement au Chef sont basés sur des sentiments troubles et ont également participé à la « fabrication de l'ennemi », car celui-ci a toujours été non-musulman. Et dès que les altérités non-musulmanes ont été éliminées de l'Anatolie, les forces national-islamistes se sont tournées vers l'islam hétérodoxe, les Alévis.
Un processus d'émeute a certes besoin d'un terreau longuement travaillé. Il faut des étincelles pour que l'événement explose. Mais il existe aussi un contexte plus précis, celui des jours qui précèdent. La guerre entre l'Etat turc et le PKK est dans sa neuvième année, et le 30 juin, l'ensemble du sud-est est secoué par une série d'attaques du mouvement rebelle qui entraîne la mort de 25 personnes dont quatorze soldats et policiers. Le lendemain, onze autres soldats ou miliciens gouvernementaux trouvent la mort à Palu et Eruh.
L'islam politique inquiète. L'élection de 62 députés du Refah en 1991 est le premier gros succès d'un parti ouvertement islamiste sous la république. Depuis 1994, le parti de Necmettin Erbakan contrôlait déjà les municipalités d'Istanbul et Ankara, et imposait une réaction sur le plan culturel : ainsi à Bakırköy (Istanbul), en mai 1993, le théâtre qui porte le nom d'Aziz Nesin est fermé. Des événements violents alimentent la crainte : le 30 juin, un hôtel qui abritait des prostituées russes est incendié à Van et onze personnes perdent la vie ; le Hezbollah est soupçonné.
En quelques jours paraissent plusieurs nouvelles, venues de l'étranger, qui confortent l'éternelle thèse de la malveillance des puissances envers la Turquie et les régions musulmanes de l'ancienne Yougoslavie, dont l'islam turc se considère comme le protecteur.
Tout d'abord, le 1er juillet, la presse publie les conclusions inquiétantes d'un rapport de Morton Abramowitz, ancien ambassadeur des Etats-Unis à Ankara, qui estime qu'au cours des dix prochaines années, la Turquie pourrait bien perdre son unité territoriale en raison du problème kurde. Le même jour, Helena Bonner, veuve d'Andreï Sakharov, défenseure des droits de l'homme en Russie, proteste contre la politique américaine en Irak et demande, ironiquement, pourquoi on ne bombarde pas aussi Ankara, vu la politique répressive de la Turquie sur sa population kurde... C'est exactement le genre de déclaration prisée par l'islam politique et l'extrême-droite turcs, toujours relayée par les médias, pour alimenter le complexe d'encerclement et la défiance vis-à-vis de l'étranger.
Les guerres en Irak et en Yougoslavie alimentent puissamment l'islam politique turc, et la décision du Conseil de sécurité de l'ONU, le 30 juin, de maintenir l'embargo des armes sur toute l'ancienne Yougoslavie, y compris la Bosnie musulmane assiégée par les Serbes, scandalise la Turquie et les milieux d'extrême-droite et islamistes, raffermissant l'image de « l'hypocrite Occident chrétien ». L'islam politique est d'ailleurs dénoncé comme le second très grand danger par le rapport Abramowitz, car cette force nouvelle est alimentée par les inégalités et le chômage : la Turquie, dit-il, entre dans une période incertaine. Le feu couve.
Références:
Enriquez, Eugène, De la horde à l'Etat. Essai de psychanalyse du lien social, Paris, Gallimard, 1983
Freud, Sigmund, Psychologie collective et analyse du moi, Paris, Payot, 1953
Freud, Sigmund, L'Avenir d'une illusion, Paris, PUF, 1971
Moscovici, Serge, L'Âge des foules : un traité historique de psychologie des masses, Paris, Fayard, 1981
Sur Sivas:
Coskun, Zeki, Aleviler, Sünniler ve... öteki Sivas, Istanbul, |letisim Yayınları, 1995, 408 p.
Massicard, Elise, « Sıvas, une province turque entre local et global », Les Études du CERI n° 79, octobre 2001, 51 p.
Massicard, Elise, L’Autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, PUF (Proche Orient), 2005, 361 p.,
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