[Ce texte est la sixième et dernière partie d'un article à paraître à l'automne 2018 dans un ouvrage dirigé par Magali Boumaza, qui porte sur l'investissement de la place de Taksim par les forces politiques antagonistes, de 1955 à 2016]
Après juin 2013 [date du mouvement rebelle de Taksim/Gezi], le projet de restructuration de la place allait être partiellement réalisé. Taksim devenait une immense dalle, nue, glaciale ou torride, toujours croisement routier mais désormais souterrain, lieu de passage pour la foule s'engouffrant dans le métro et les lignes de bus. Le quartier changeait rapidement au profit des boutiques de luxe pour touristes fortunés. Erdoğan, défié, insulté en 2013, depuis 2014 président de la république, n'avait pas encore pris sa revanche. Ce fut fait en 2016, à nouveau sur la façade du centre culturel Atatürk (AKM).
La tentative de putsch du 15 juillet
Au cours de la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe d'officiers tente un putsch militaire contre Erdoğan. La nature de l'événement est controversée : réelle tentative de coup d'Etat, ou provocation organisée par le pouvoir afin de légitimer une répression de grande ampleur ? Le résultat est le même. Une chasse commence contre les supposés instigateurs du putsch, les partisans de l'imam Fethullah Gülen, les « gülenistes » désignés sous l'acronyme « FETÖ » composé des premières lettres du prénom de Gülen et du « ö » de « örgüt » (l'organisation) (28).
Très tôt, le président lance un appel à la population, lui enjoignant de sortir dans la rue, dans toutes les villes. L'appel est entendu et ce sont des torrents humains qui coulent cette nuit-là dans les rues, souvent aux cris de « Allahüekber ! ».
Le torrent est ensuite canalisé sous le mot d'ordre « Montons la garde » (nöbete devam).
Le monument de la république à Taksim investi par les partisans d'Erdoğan. Photo publiée sur le site takvim.org.tr, 31 juillet 2016
A Istanbul, Taksim a été envahie de partisans d'Erdoğan, parce qu'il y avait des militaires supposés putschistes, mais peut-être surtout parce que le rassemblement à Taksim est désormais un habitus politique. Comme en 1955, la jeunesse national-islamiste escalade le monument de la république. Des scènes semblables se déroulent dans toutes les villes de Turquie.
Le pouvoir est à Ankara, mais c'est à Taksim, là où il a été défié trois ans plus tôt, qu'est mise en place la scénographie de la revanche. Le lieu désigne l'ennemi réel : non pas le mouvement FETÖ mais le çapulcu.
Dans la nuit du 16 au 17 juillet, « les citoyens, de leur propre volonté, se sont retrouvés place de Taksim. Là, sur le Centre culturel Atatürk, défiant ceux du mouvement de Gezi, qui le considéraient comme leur forteresse, ils ont suspendu des portraits de Recep Tayyip Erdoğan, ainsi qu'un grand drapeau turc ». Le site d'information conformiste ensonhaber.com ajoute ce commentaire sur la photo : « Ceux de Gezi disaient 'Taksim est notre forteresse'. Voilà qui va les rendre fous » (29). Mis à part l'épisode de Gezi, c'est d'ailleurs la première fois qu'un autre qu'Atatürk figure en cette place.
Ainsi, le sens réel de la répression et des purges qui suivent la tentative de coup d'Etat se précise : c'est la réponse à l'affiche « Ferme-la, Tayyip ! », apposée sur la façade du Centre culturel trois ans plus tôt. 2016 sera la revanche de 2013.
D'autres signes explicites, slogans, postures, le montrent, observés sur les photographies des manifestations de foules, durant la seconde moitié de juillet 2016.
Dans le verbe : de nombreuses pancartes s'adressent à Erdoğan sans le nommer pour l'encourager : « Reste droit, ne plie pas (Dik dur egilme) ». C’est la réponse à l'affiche célèbre de 2013 sur l'AKM, qui enjoignait aux çapulcu « Ne plie pas ! ». Au soir du 23 juillet, sur la place, un manifestant brandit une pancarte sur laquelle on peut lire : « Notre hymne [national] commence par 'N'aie pas peur'. Est-ce qu'on va laisser cette place à une poignée de çapulcu ? ».
Dans la rhétorique et la vision du passé : des calicots établissent une continuité entre les « hommes de la nation » : Menderes, l'homme qui a laissé faire les émeutiers de 1955 et prôné la définition religieuse de la nation ; Özal, le président qui a réhabilité Menderes ; et Erdoğan. J'ignore si Mehmet le Conquérant a été nommé en ces journées, mais sa présence est implicite : il est là depuis que Demirel l'a invoqué, en 1978, et qu'Erbakan et Erdoğan l'ont fait passer par la place lors des commémorations de 1996. Il est omniprésent dans la capitale depuis qu'Erdoğan a magnifié les commémorations de la Fetih et réhabilité l'histoire ottomane.
Dans l'occupation des lieux : la foule investit la rue Istiklâl et des groupes posent fièrement devant l'entrée du jardin de Gezi « reconquis ».
Partisans d'Erdoğan sur la place de Taksim. A gauche: "Les hommes de la nation: Menderes, Özal, Erdogan" (Yeni Safak 31 juillet). A droite "Notre hymne national commence par 'N'aie pas peur'; est-ce qu'on va avoir peur de quelques vandales?' (Sabah, 31 juillet 2016)
Certes, les injonctions du pouvoir désignent, ouvertement, le mouvement de Fethullah Gülen ; mais de tels énoncés, de tels actes, même ponctuels, qui désignent un autre adversaire, révèlent, à nouveau, un « discours latent », le discours de la vengeance sur Gezi comme représentation symbolique du mouvement démocratique. Encore périphérique, il trouve lui aussi son « centre », mais sous la forme de la vague répressive qui s'ensuit.
Les jours suivant le putsch, « par vagues successives, le mouvement s'étend, dans toutes les parties d'Istanbul et de la Turquie. Entre toutes, la place de Taksim est en pointe dans le succès du mouvement de veille pour la démocratie, dans une atmosphère de fête. » (Sabah, 20 juillet). La façade de l'AKM se confirme comme puissant instrument de communication par la dimension du « panneau » et surtout sa situation. Le 19 juillet, une affiche géante est installée : « FETÖ, chiens de Satan, nous vous pendrons et tous vos autres chiens avec vos propres colliers, et avec la permission de Dieu (Sa gloire est suprême) nous ferons flotter dans les cieux le drapeau de la démocratie . [signé :] Les braves de cette sainte nation » (30).
L'affiche haineuse ne reste pas longtemps en place, mais ce rôle d'affichage, primant sur tous les autres lieux, se renforce encore quelques jours plus tard.
Le 22 juillet, place de Taksim, des grues viennent installer une draperie géante couvrant la totalité de l'AKM. C'est un immense drapeau, avec l'étoile et le croissant sur fond rouge, et la devise d'Atatürk, « Le peuple est souverain ». La même affiche avait été apposée quelques heures plus tôt devant le siège de l'état-major général de l'armée à Ankara (31). Mais il fallait que cet acte soit amplifié à Istanbul, place de Taksim. Nous avons là l'illustration parfaite du rôle de loupe, de caisse de résonance du lieu. Bien que le nom du Guide ne figure pas sous la devise, la manœuvre permet de l'associer discrètement à l'ordre nouveau. L'heure n'est pas encore à une dé-kémalisation ouverte.
Manifestants sur la place de Taksim, le 17 juillet 2016, posant à l'entrée du jardin de Gezi "reconquis" (Yeni Safak, 18 juillet 2016)
Le meeting du CHP, pauvre copie des Premier Mai du passé
Erdogan, qui se targue d'avoir le soutien de l'opposition, a autorisé la tenue, le dimanche 24 juillet, d'un grand « Meeting de la république et de la démocratie » du parti kémaliste CHP, à Taksim. On croit alors renouer avec la grande tradition des années 1976-1978 ou du meeting de 2011 ; la tribune est installée à l'emplacement habituel, sur les marches qui mènent au parc ; l'AKM est à nouveau décoré d'une affiche géante... mais c'est la grande affiche rouge déployée par le pouvoir et l'armée. Le CHP fait un exercice d'équilibre : la manœuvre du pouvoir contraint à ne dire aucun mal d'Erdoğan et de l'AKP, qui prétendent défendre une « démocratie » bafouée pourtant depuis des années. Le vieux parti kémaliste est désormais redevable à l'AKP.
Car ce n'est qu'une parenthèse de quelques heures. Taksim, la place de la gauche, la place du Premier Mai, est aux partisans du pouvoir qui la reprennent le soir même. Les jours suivants, la place est le lieu de grandes fêtes où l'on vient en famille célébrer la « démocratie », soutenir Erdoğan, le « Reis » et conspuer ses adversaires. Selon l'inimitable Sabah, « on a vu le 30 juillet, lors du 16e jour de 'veille pour la démocratie', des scènes très colorées de foules de citoyens de 7 à 70 ans, agitant leurs drapeaux, lançant des slogans, chantant. La foule a pu suivre sur écran géant une allocution de Recep Tayyip Erdoğan. Les enfants venus avec leur famille étaient accueillis dans des ateliers où ils ont pu faire par centaines des dessins sur le thème 'La patrie et le drapeau'. La foule n'a quitté la place que tard dans la nuit » (32).
« Taksim est partout » [le slogan du mouvement rebelle de juin 2013] prend un autre sens : sur toutes les places de Turquie, les partisans d'Erdogan tiennent le haut du pavé. Jusqu'au prochain mouvement de balancier ?
Le Centre Culturel Atatürk, un panneau d'affichage (1) - Susam-Sokak
La place de Taksim, à Istanbul, est un lieu bizarre, une sorte d'anomalie urbanistique. Elle a longtemps été un lieu vague, marquant la fin de la ville vers le nord, ouvrant sur des zones de jar...
http://www.susam-sokak.fr/2016/11/centre-culturel-ataturk-un-panneau-d-affichage-1.html
Le Centre Culturel Atatürk, un panneau d'affichage (2) - Susam-Sokak
2013, " désordre " sur l'AKM [article précédent : cliquer ici] Les grandes manifestations des années 1970, si elles avaient utilisé la façade de l'AKM comme support ou comme fond de scène, n...
http://www.susam-sokak.fr/2016/11/le-centre-culturel-ataturk-un-panneau-d-affichage-2.html
Le Centre Culturel Atatürk, un panneau d'affichage (3) - Susam-Sokak
Les Stambouliotes ont imposé Taksim comme le lieu de confrontation des mémoires. L'AKM, plus encore que le monument de la république, a été prépondérant dans les récits iconiques de ces com...
http://www.susam-sokak.fr/2016/12/le-centre-culturel-ataturk-un-panneau-d-affichage-3.html