Je voudrais revenir brièvement sur la question de la culpabilité, le sentiment de culpabilité collective sur lequel je m'étais interrogé à propos de la Turquie post-génocidaire (voir les quatre articles de la série « Les masques de la violence », Hanna Arendt, Karl Jaspers, Alexander Mitscherlich, Sigmund Freud).
Le sujet est tellement important que la réflexion, à vrai dire, ne cessera jamais, ni pour moi ni pour personne.
Dans l'article que je consacrais à la perception du problème par Freud, je m'étonnais d'un probable ou possible impensé de celui-ci, qui estimait que le sentiment de culpabilité, universel, reposait sur un mythique meurtre du père survenu au sein de la « horde primitive ». Freud, en effet, ne semble pas sensible à des sources possibles de culpabilité collective qui siègent tout simplement dans l'histoire de l'humanité, l'histoire récente, et non dans un mythe.
Revenons sur celui-ci. Dans la quatrième partie de Totem et tabou, « Le retour infantile du totémisme », publié en 1913, Freud expose son mythe de la horde primitive, qu'il appuie sur sa déjà longue pratique de la psychanalyse : au début de l'humanité, les frères se seraient ligués pour tuer le père de la horde, au pouvoir abusif et maître des femmes. Ce crime originel aurait fondé, à la fois, les structures de la vie sociale et le sentiment de culpabilité, que Freud rencontre chez ses patients. La société des hommes serait donc fondée sur un crime immémorial, un acte irréversible.
Plus tard, dans l'Avenir d'une illusion (1931), Freud critique la religion, et suggère discrètement qu'on pourrait appliquer son analyse à d'autres constructions étatiques tout autant illusoires ; l'allusion au nationalisme, qu'il critique par ailleurs comme le produit d'un « narcissisme des petites différences », est claire. En extrapolant à peine la pensée de Freud, on peut estimer que le nationalisme, comme la religion, est une pensée névrotique qui fait du bien.
Si le nationalisme a quelque chose de névrotique (entre autres choses un refus de voir la réalité), il doit exister une raison : peur provoquée par certains événements, manque de confiance en soi engendré par des défaites, des insuccès, mépris manifesté par les autres, ou menace, réelle ou fantasmatique. Ou encore, un événement traumatisant ayant touché la collectivité tout entière, comme une guerre, un changement de régime brutal, des déplacements de population, etc. Il peut s'agir aussi d'un sentiment de culpabilité, découlant de ce que le groupe a fait ou s'est abstenu de faire, ou a laissé faire, vis-à-vis de l'ennemi, du voisin, de l'Autre. Car le nationalisme procède de la violence, et il engendre lui-même la violence, en même temps qu'il la légitime.
Freud en tire trois postulats :
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La permanence du sentiment de culpabilité à travers les générations (Totem et tabou, 290-292). La transmission des processus psychiques ne se fait pas forcément au moyen d'un récit, mais plutôt de manière involontaire et inconsciente, par des « phénomènes résiduels » : lapsus, conduites agressives, tensions souvent résolues (?) par un comportement ou des propos violents, ou au contraire l'enfermement dans le mutisme ; plus gravement, les conduites à risque ou suicidaires, l'auto-destruction par la drogue ou l'alcool.
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L'existence d'une psyché de masse « dans laquelle les processus psychiques se déroulent comme dans la vie psychique de l'individu ». C'est la transmission des malaises qui fait la psyché de masse, et qui fait évoluer l'humanité. Le lien tissé entre les individus et les générations, chaque fois différent, est essentiel.
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La création d'un nouvel état de fait au sein d'un groupe humain, petit ou grand, par le meurtre, parce qu'il ne permet aucun retour en arrière : le crime fonde quelque chose. La fable de la horde primitive pourrait bien n'être qu'un paradigme, un simple mode d'emploi applicable à tout crime de masse.
Le monde dans lequel Freud évolue n'en manque pas ; s'il écrit avant la grande boucherie de 1914-1918, il ne peut ignorer l'extermination des populations d'Amérique du nord et du sud, la destruction de sociétés entières en Afrique, en Asie du sud-est, les siècles d'esclavage, les massacres innombrables dans les colonies. Si l'on applique à ces meurtres de masse le raisonnement de Freud sur la culpabilité, il n'est pas possible que lui-même, même s'il l'avait lui-même refoulée, n'ait pas ressenti inconsciemment la culpabilité de l' « homme blanc », masquée (mais seulement masquée) par la bonne conscience bourgeoise et ses faux-semblants.
A cette violence séculaire s'ajoute en 1914 la boucherie paneuropéenne. Dans ses « Considérations actuelles sur la guerre et la mort » (1915), Freud s'en effraie, sachant très bien que « le remaniement pulsionnel sur lequel repose notre aptitude à la civilisation peut lui aussi être ramené en arrière de façon durable ou transitoire par les interventions de la vie »... en particulier par la guerre (« Considérations », 23).
Mais Freud, à ma connaissance, n'exprime nulle part un sentiment de culpabilité en ce qui concerne les massacres de masse perpétrés par l’Occident (massacres et violences coloniales, puis guerre mondiale) ou à ses marges (le génocide des Arméniens). Ce qui ne veut pas dire que nul ne ressente cette culpabilité générale.
Elle a même été exprimée, en particulier par Romain Rolland. Alors qu'il est en Suisse, « au-dessus de la mêlée », il écrit sa rage face à la guerre et aux crimes de l'Occident dans un court texte, « Aux peuples assassinés », daté du 2 novembre 1916, publié dans le numéro de novembre-décembre de la revue genevoise Demain, puis dans le recueil Les Précurseurs, publié en 1923 : « Ces iniquités qui nous révoltent, parce que nous en sommes victimes, voici cinquante ans – cinquante ans seulement ? - que la civilisation d'Europe les accomplit ou les laisse accomplir autour d'elle ». Et de citer en exemples l'empoisonnement de la Chine par le trafic organisé de l'opium par la Grande-Bretagne ; les massacres d'Arméniens perpétrés par le « Sultan Rouge » en 1894-1896 ; « les peuples livrés en proie aux rapines des expéditions coloniales. Qui (…) a pu en supporter la vision sans horreur ? (…) La civilisation d'Europe, conclut-il, sent le cadavre ».
Révolté par la guerre et la colonisation, Romain Rolland trouve un appui en Rabindranath Tagore, qui s'est exprimé ainsi au cours d'une conférence donnée à Tokyo le 18 juin 1916 : « La civilisation d'Europe est une machine à broyer. Elle consume les peuples qu'elle envahit, elle extermine ou anéantit les races qui gênent sa marche conquérante, c'est une civilisation de cannibale (…). Nous prophétisons sans aucune hésitation que cela ne durera pas toujours ». Il s'agit là du « visage nocturne » de la démocratie (Achille Mbembe), du « péché originel du XXe siècle » (Domenico Losurdo).
Colère chez Tagore et les victimes de l'Europe ; honte et culpabilité chez Romain Rolland : « Dans les fléaux d'aujourd'hui nous avons tous notre part : les uns par volonté, les autres par faiblesse ; et ce n'est pas la faiblesse qui est la moins coupable. (…) Qui de nous n'est coupable ? Qui de nous a le droit de se laver les mains du sang de l'Europe assassinée ? Que chacun voie sa faute et tâche de la réparer ! »
Tandis que Tagore dénonce, Rolland exprime sa honte et la culpabilité de chacun ; Freud l'avait identifiée, il en avait cherché une origine mythique, mais il n'avait pas dénoncé son origine historique bien réelle. Jaspers à son tour, après avoir louvoyé au cours des années vingt et trente dans les eaux de la Kriegsideologie allemande, ouvre les yeux en 1945-1946 et égrène lui aussi les quatre sortes de culpabilités qui pèsent sur ceux qui ont commis des crimes et les ont laissé commettre.
Romain Rolland, dans ce court texte, ne va pas jusqu'à analyser les conséquences, sur les individus et les collectivités, du refoulement de la culpabilité. Dans mes articles antérieurs, j'ai cherché avec l'aide de Freud, Jaspers, Mitscherlich, comment ce sentiment trop lourd pour être supporté sans un profond travail sur soi, peut être canalisé et sublimé (au moins temporairement) par la collectivité qui le transforme en sentiment narcissique visant à légitimer les crimes accomplis dans le cadre de la nation et du nationalisme : un nationalisme que Romain Rolland qualifie d' « érections mystiques de l'âme ivre de l'infini et cherchant l'épanouissement maladif de la joie par la souffrance, par la souffrance de soi, par la souffrance des autres ».
Si je reviens sur cette question, c'est pour souligner le fait que le sentiment de culpabilité existe bien, en Europe, en 1916, et qu'il a été exprimé. J'ignore si Romain Rolland était au courant du génocide des Arméniens ; il était en tout cas informé des massacres antérieurs. Mais ses propos, si on les met en rapport avec les écrits de Freud de cette époque, renforcent la conviction qu'un sentiment de culpabilité général a forcément éclos dans l'âme turque du XXe siècle en raison du génocide et des autres crimes de masse, et qu'une attitude passive durant l'accomplissement de ces crimes ne pouvait protéger l'individu de la culpabilité.
Comme l'affirme vigoureusement Freud dans Totem et tabou, le sentiment de culpabilité se transmet de génération en génération, même si ce processus n'atteint pas la conscience. Enfin, l'individu, pour éviter le travail de deuil et pensant pouvoir refouler la culpabilité, cherche des évitements, des « mensonges de la conscience » (Jaspers), des « issues de secours » (Mitscherlich), qu'il trouve aisément dans le narcissisme prodigué par le nationalisme.
[Cette réflexion se poursuit avec l'évocation d'un film de Lucrecia Martel, La Mujer sin cabeza - La femme sans tête, 2008) et du livre dirigé par Yigit Bener, Içimizdeki Ermeni - L'Arménien qui est en nous (en turc), 2015 - cliquer sur ce lien]
Outre les écrits de Freud, Jaspers et Mitscherlich dont on trouvera la liste dans les articles précédents, je m'appuie sur :
Rolland (Romain), « Aux peuples assassinés », in Les Précurseurs, Paris, Albin Michel, 1923, pp. 12-21 [La citation de Rabindranath Tagore se trouve dans ce texte].
Mbembe (Achille), Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016.
Losurdo (Domenico), Le Péché originel du XXe siècle, Bruxelles, éditions Aden, 2007.
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