L'historienne Füsun Üstel, de l'université de Galatasaray, est en prison depuis maintenant deux mois. A ce jour, elle est la première des signataires du manifeste dit des « universitaires pour la paix » (lancé en janvier 2016, intitulé « Nous ne serons pas complices de ce crime ») à être incarcérée après jugement, même si d'autres ont connu la détention provisoire, ou y sont actuellement, comme le mathématicien Tuna Altınel, universitaire lyonnais, arrêté et incarcéré lors de son arrivée en Turquie début mai 2019.
Füsun Üstel avait été condamnée à quinze mois d'emprisonnement le 4 avril 2018. Elle a fait appel, ce qui a suspendu le jugement, mais celui-ci a été confirmé par la Cour d'appel le 25 février 2019 (voir cet article).
L'historienne a lancé deux requêtes, l'une au ministère de la justice, pour pouvoir être internée dans une « prison ouverte » où la vie quotidienne, le régime disciplinaire et le régime des visites sont plus souples ; et l'autre est un recours à la Cour constitutionnelle invoquant des violations aux droits fondamentaux comme la liberté d'expression.
Pour ce qui est de l'internement en prison ouverte, la première chambre pénale de la cour d'appel avait d'abord statué (29 avril) que la « propagande pour une organisation terroriste », qui est le chef d'inculpation pour Füsun Üstel et tous les co-signataires du manifeste pour la paix, n'implique pas que l'accusé soit membre d'une organisation terroriste, et donc qu'il ou elle puisse bénéficier du régime allégé. Mais la première cour d'appel d'Eskisehir en a décidé autrement, en considérant que la propagande pour une organisation terroriste tombe sous le coup de la loi anti-terroriste (art. 7/2) et doit en conséquence être considérée comme un acte terroriste.
L'autre requête, à la Cour constitutionnelle, n'a pas abouti.
La justice a donc décidé l'emprisonnement effectif de Füsun Üstel. Le 8 mai, elle s'est présentée d'elle-même à la prison d'Eskisehir, entre Istanbul et Ankara, accompagnée par son avocat ; elle y a été accueillie par des enseignants des deux universités de la ville, l'université Anadolu et l'université Osmangazi, enseignants eux-mêmes signataires du manifeste « Nous ne serons pas complices de ce crime » et de ce fait exclus de leur université.
Les personnes qui sont sous le coup de la loi anti-terroriste doivent obligatoirement subir les trois quarts de leur peine. En principe, Füsun Üstel devra donc rester au moins onze mois en prison.
Cartes postales et objets confectionnés par l'association Birarada ("Ensemble") pour soutenir Füsun Üstel et Tuna Altınel. Photo bianet.org 2 juillet 2019
Le manifeste avait été d'abord signé par 1128 universitaires de toute la Turquie, suivis par plus de mille autres, puis 2000 intellectuels de l'étranger. Sur instruction du président de la république en personne, la justice s'est saisie de qui est pour le pouvoir un acte de propagande pour une organisation terroriste. Après une période d'instruction, la répression judiciaire a commencé en décembre 2017, avec une série de procès qui est loin d'être terminée.
En date du 18 juin 2019, 631 des signataires du manifeste ont été visés par une procédure judiciaire. Bien que les termes de l'accusation soient pratiquement identiques pour chacun d'eux, les cas sont jugés individuellement, par plusieurs dizaines de cours pénales siégeant presque toutes à Istanbul. La première phase de jugement est terminée pour 200 des signataires ; pour tous, elle s'est conclue par un verdict d'emprisonnement allant de quinze mois à trois ans de prison. La variabilité des peines selon les accusés semble arbitraire.
Le droit turc permet au tribunal de prononcer le report de l'annonce du jugement. Celui-ci n'est pas légalement prononcé, mais son exécution est une épée de Damoclès sur l'accusé, qui est tenu de ne commettre aucune infraction pendant cinq ans. L'accusé peut demander au tribunal cette mesure de report, qui est souvent conditionnée à l'expression de regrets.
Cette mesure est également conditionnée à la durée de la peine : au-delà de deux ans, le report n'est jamais prononcé. C'est le cas pour 29 des signataires condamnés à des peines allant de 25 mois à trois ans de prison. C'est notamment le cas de Noémy Lévy-Aksu, historienne, spécialiste de l'ordre et de la police à la fin de l'empire ottoman, qui a été condamnée à trente mois. C'est le cas également d'Aysegül Altınay, sociologue, politologue et anthropologue, auteure d'études sur la militarisation de la société et de l'enseignement, sur la violence contre les femmes, condamnée à 25 mois de prison.
Mais sept personnes, en outre, ont refusé de demander le report du prononcé du verdict, parce qu'elles ne voulaient pas exprimer de regrets.
C'est le cas de Füsun Üstel, première des condamnés à être effectivement emprisonnée. Les autres sont dans une situation d'attente ; c'est le cas de Büsra Ersanlı, historienne, qui avait déjà été condamnée et incarcérée pendant onze mois, d'octobre 2011 à juillet 2012, pour son soutien à la cause kurde et à la recherche d'une solution pacifique.
Voici le texte en français du manifeste « Nous ne serons pas complices de ce crime ».
Nous, enseignants-chercheurs de Turquie, nous ne serons pas complices de ce crime !
« L’État turc, en imposant depuis plusieurs semaines le couvre-feu à Sur, Silvan, Nusaybin, Cizre, Silopi et dans de nombreuses villes des provinces kurdes, condamne leurs habitants à la famine. Il bombarde avec des armes lourdes utilisées en temps de guerre. Il viole les droits fondamentaux, pourtant garantis par la Constitution et les conventions internationales dont il est signataire : le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, l’interdiction de la torture et des mauvais traitements.
« Ce massacre délibéré et planifié est une violation grave du droit international, des lois turques et des obligations qui incombent à la Turquie en vertu des traités internationaux dont elle est signataire.
« Nous exigeons que cessent les massacres et l’exil forcé qui frappent les Kurdes et les peuples de ces régions, la levée des couvre-feux, que soient identifiés et sanctionnés ceux qui se sont rendus coupables de violations des droits de l’homme, et la réparation des pertes matérielles et morales subies par les citoyens dans les régions sous couvre-feu. A cette fin, nous exigeons que des observateurs indépendants, internationaux et nationaux, puissent se rendre dans ces régions pour des missions d’observation et d’enquête.
« Nous exigeons que le gouvernement mette tout en oeuvre pour l’ouverture de négociations et établisse une feuille de route vers une paix durable qui prenne en compte les demandes du mouvement politique kurde. Nous exigeons qu’à ces négociations participent des observateurs indépendants issus de la société civile, et nous sommes volontaires pour en être. Nous nous opposons à toute mesure visant à réduire l’opposition au silence.
« En tant qu’universitaires et chercheurs, en Turquie ou à l’étranger, nous ne cautionnerons pas ce massacre par notre silence. Nous exigeons que l’Etat mette immédiatement fin aux violences envers ses citoyens. Tant que nos demandes ne seront pas satisfaites, nous ne cesserons d’intervenir auprès de l’opinion publique internationale, de l’Assemblée nationale et des partis politiques. »