Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Saisonnier en Turquie, damné de la terre

Publié par Serhat Yılmaz (trad. Etienne Copeaux) sur 3 Août 2019, 14:47pm

Photo Meltem Akyol / Evrensel 23 juillet 2019. Les autres photos proviennent de habersol et guvenlicalisma. Elles ne sont pas créditées.

Photo Meltem Akyol / Evrensel 23 juillet 2019. Les autres photos proviennent de habersol et guvenlicalisma. Elles ne sont pas créditées.

[J'ai découvert le site guvenlicalisma.org voici quelques années, alors que je préparais un article sur l'accident survenu sur le chantier des gratte-ciel du Torun Center, à Istanbul. La chute d'un ascenseur de chantier avait tué sur le coup 32 ouvriers. Par ailleurs, j'avais évoqué, dans un article plus ancien, un reportage sur les Kurdes migrant sur la côte de la mer Noire pour la récolte des noisettes.

« Güvenli çalısma » signifie « sécurité au travail ». C'est un site créé en 2011 par l'ISIG Meclisi, Assemblée pour la santé et la sécurité au travail. Cette organisation travaille en réseau inter-professionnel. Elle informe sur les questions de santé professionnelles et les accidents du travail, qui sont plutôt, le plus souvent, des « crimes du travail », en raison du mépris des entrepreneurs pour les règles de sécurité. Elle travaille dans un esprit anti-capitaliste pour dénoncer non seulement les accidents, mais leurs suites : invalidité, traumas psychologiques etc.

Cette Assemblée se veut « indépendante de l'Etat, du capital et de tout parti politique, et ne touche aucune subvention de la part d'entreprises, de fonds internationaux ou d'aucune institution. Elle ne fait que défendre les intérêts des travailleurs. (…) Elle entretient des relations d'égal à égal avec les syndicats et les organisations professionnelles. »

L'Assemblée se réunit une fois par mois, sur la base d'une représentation égalitaire des villes du réseau, également sur une base d'égalité entre les genres (un homme et une femme par ville représentée). Tous les membres sont volontaires et bénévoles.

L'Assemblée produit un rapport mensuel sur les « crimes du travail ». Elle soutient les luttes des travailleurs et diffuse les informations et est encouragée par de nombreux syndicats et organisations professionnelles. Son principal outil d'information est le site www.guvenlicalisma.org. L'Assemblée dispose aussi d'un compte Facebook (http://www.facebook.com/isigmeclisi/) et d'un compte Twitter ( http://twitter.com/isigmeclisi).

Par principe, l'Assemblée ne reconnaît aucune différence entre les nationalités, les ethnies, les genres, les orientations sexuelles, les croyances ou autres facteurs de discrimination.

Si vous êtes coutumiers du voyage en Anatolie en été, vous n'aurez pas manqué de remarquer ces troupes d'ouvriers, très souvent des ouvrières d'ailleurs, qui sont transportées à la diable, entassées dans des minibus ou pire, dans des bennes de camion. La vulnérabilité de ces personnes est extrême : sans couverture sociale ni protection juridique, sans contraintes horaires pour l'employeur, sans hygiène et sans protection aucune contre les conditions climatiques et les accidents.

Saisonnier en Turquie, damné de la terre

Voici ci-dessous l'article de Serhat Yılmaz.

 

« La Turquie est l'un des pays les plus meurtriers du monde pour les travailleurs.

« Au cours des six premiers mois de 2019, au moins 840 ouvriers ont été victimes de « crimes du travail ». Parmi eux, 205 étaient des ouvriers agricoles. Et la moitié de ces décès sont survenus au cours des mois de mai et juin, alors que la saison agricole commence à battre son plein.

« De même, en 2018, c'est en mai et juin que sont survenus la majorité des accidents du travail mortels parmi les saisonniers agricoles.

« Chaque année, par dizaines, des ouvriers saisonniers perdent la vie sur leur lieu de travail ou au cours du trajet, effectué dans des conditions de plus en plus dangereuses. Cette année [2019], 22 travailleurs sont morts écrasés ; 18 ont été victimes d'accident de minibus ou de camion sur le trajet ; 17 sont morts noyés ou par ingestion/exposition à des poisons ; 11 ont été foudroyés ; 7 ont sucombé à des crises cardiaques, 7 décès sont dus à des infections par des tiques, 4 par électrocution, trois par chute, 3 par coupures et les douze autres décès sont dus à des causes diverses.

 

Travail saisonnier : de nulle part à nulle part

 

« On peut distinguer trois groupes parmi les saisonniers.

« Le premier est constitué de personnes travaillant dans leur propre secteur. Le second, de personnes qui passent toute la saison dans un même secteur, distant de leur domicile.

« Le troisième groupe a connu une forte hausse depuis la crise de 2008 : ce sont les saisonniers itinérants. Ce sont eux qui vivent et travaillent dans les conditions les plus difficiles. Ce sont des paysans sans terre, de très petits producteurs ou des métayers.

« Ces travailleurs itinérants se mettent en route en mars. Ils se rendent vers Urfa ou Adana pour le coton ; en méditerranée ou en Egée pour la cueillette des légumes, des fruits, la récolte du raison, des olives, du tabac ; autour de la Marmara, pour les fruits, les légumes, les noisettes ; sur la mer Noire pour les noisettes, le thé, le tabac ; enfin en Anatolie intérieure pour les légumes.

« La plupart de ces itinérants sont des femmes, des enfants... et des Syriens.

Saisonnier en Turquie, damné de la terre

Accidents de la route ou crimes du travail ?

 

« C'est au cours de ces mois de la saison agricole que surviennent le plus d'accidents d'acheminement de la main-d'oeuvre [par minibus ou camion]. Ils sont très souvent mortels.

« Tout récemment, le vice-président du parti CHP [le parti kémaliste] Veli Ağbaba, a présenté les résultats d'une enquête selon laquelle les itinérants transportent avec eux énormément d'effets personnels pour leur nourriture, la cuisine, le couchage ; les véhicules utilisés pour leur transport en minibus ou dans les bennes de camionnettes sont bien au-dessus de leur capacité. Les transporteurs font prendre des risques très sérieux aux travailleurs et à leurs familles.

« Aussi, les informations sur les accidents de circulation concernant les travailleurs saisonniers deviennent fréquentes à partir de mars.

« En 2018 seulement, 101 saisonniers sont morts dans de tels accidents.

 

L'Assemblée de l'ISIG : les règlements restent lettre morte

 

« Selon Murat Çakır, membre de l'Assemblée pour la santé et la sécurité au travail, les conditions de travail sont réglementées par une circulaire émanant du Ministère de la Famille et du Travail, visant à l'amélioration des conditions de vie et de travail de saisonniers. Elle prévoit que le transport des itinérants doit se faire en sécurité et dans de bonnes conditions ; le contrôle des conditions de transports doit être amélioré et doit être rigoureux et fréquent ; toutes les administrations compétentes doivent prendre les mesures nécessaires.

« Le trafic ferroviaire doit être adapté aux besoins, le logement des travailleurs saisonniers doit répondre à leurs besoins, en utilisant si nécessaire et si possible les bâtiments et lieux publics, de manière à empêcher le campement des travailleurs, au hasard, dans les gares routières ou ferroviaires, dans les villes, les jardins publics etc.

« Très bien, mais cette circulaire est-elle appliquée ? Non, évidemment.

« Dans les minibus prévus pour quinze personnes, on en entasse trente ; on utilise des remorques de tracteurs, des véhicules qui ne sont jamais révisés, et c'est ainsi que des dizaines de personnes perdent la vie.

« En 2019, sur les six premiers mois, 18 saisonniers sont décédés dans des accidents de la route. En voici quelques exemples :

« À Silifke (département de Mersin), un minibus transportant des saisonniers se renverse : cinq morts.

« À Soma (département de Manisa), le 9 avril, deux morts dans un accident sembalble.

« À Nizip (département de Gaziantep), le 3 mai, un accident fait à lui seul 22 blessés.

« À Bismil (département de Diyarbakır), un minibus transportant 39 travailleurs se renverse ; le jeune Recep Arslan, 16 ans, est tué.

« À Mut (département de Mersin), la remorque de tracteur transportant des cueilleurs d'abricots se renverse : un enfant de huit ans, Arda Kaan Keskin, est tué.

 

 

Saisonnier en Turquie, damné de la terre

Risque décuplé pour les mères, quintuplé pour les enfants

 

« Les familles qui accompagnent les travailleurs saisonniers représentant 500 000 personnes.

« Parmi l'ensemble des saisonniers, un sur deux a commencé sa vie itinérante dès la naissance.

« Dans les parages des champs, les besoins essentiels manquent comme l'eau, les services de santé, le ravitaillement. Pour les mères, le risque de décès est multiplié par dix, et par cinq pour les bébés.

 

Aucun service de santé

 

« La circulaire ministérielle visée plus haut prévoit des mesures pour lutter contre les maladies contagieuses et les épidémies parmi les populations itinérantes.

« Mais cela ne correspond pas à ce qu'on peut observer dans la réalité.

« Les itinérants, durant des mois, doivent faire face au manque d'eau (potable et pour l'hygiène), à l'absence de toilettes, au ravitaillement insuffisant.

« Les maladies les plus fréquentes parmi eux sont les hépatites, les dermatites, les empoisonnements par produits chimiques, les insolations... et les cancers qui peuvent en résulter.

« Il leur est extrêmement difficile d'atteindre un dispensaire ou un hôpital, il ne bénéficie d'aucun système de protection sociale et n'ont aucune chance de bénéficier de mesures préventives contre ces maladies.

« Dans ces conditions, toutes ces maladies risquent fort de mener à leur décès.

 

Serhat Yılmaz / Sol.Org

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents