De ces damnés de la terre, nous en avons vu bien souvent. J'ai des images en tête. A la gare routière de Van, en 1985 ou 86, des troupes de faucheurs qui partaient pour la moisson – bien souvent on entassait les faux sur le toit du bus, avec un homme là-haut pour maintenir le tout pendant le trajet – tandis qu'un agha déambulait, ventre en avant, précédé de ses gardes du corps armés de fusils d'assaut. Ou bien, au centre de la ville d'Urfa, à la même époque, des groupes d'ouvriers attendaient, avec leur bêche ou leur pelle, un employeur hypothétique.
Encore ces paysans sans terre avaient-ils une faux, une bêche, un outil à eux. Il y a toujours eu, partout, ces innombrables brassiers, manouvriers, qui n'ont rien que leur force de travail à vendre au contremaître. Familles abritées par de vagues bâches de plastique sous les pluies torrentielles du printemps, du côté de Manisa. Femmes entassées dans des bennes de camions. Le comble était un campement de saisonniers kurdes, venus pour les oranges, à Silifke. Ils vivaient dans la gadoue. Le campement jouxtait exactement le site antique de Silifke, l'ancienne Séleucie.
J'avais alors 40 ans. J'en ai vu combien qui avaient mon âge, et en paraissaient 80. D'ailleurs, ils ne voulaient pas me croire.
L'article précédent était un peu général, statistique. Voici la traduction d'un autre article, dû à Meltem Akyol et Ugur Ökdemir, paru ce même 23 juillet sur le site du quotidien de gauche Evrensel, repris par le site guvenlicalisma.org.
C'est la « nouvelle Turquie » d'Erdogan qui est là, sur les routes et dans les champs.
İzmir, Adana, Rize, Bursa, Düzce, Ordu, et des dizaines d'autres lieux qu'on ne peut pas énumérer. Ils sont peut-être un million à prendre la route, avec femme et enfants, au moment des récoltes, pour essayer de gagner leur pain.
Certains travaillent un mois, et pour d'autres cela va jusqu'à sept mois. L'itinérance peut commencer à Bursa pour la cueillette du piment, et peut s'achever sur la Méditerranée pour les agrumes, ou pour d'autres sur la mer Noire pour les noisettes...
La vie est dure pour ces saisonniers qui passent bien plus de temps sur leurs lieux de travail que sur leur lieu de résidence. « On passe notre vie sur les routes », disent-ils. « Sur les routes », c'est-à-dire dans une benne de camion ou entassés comme des sardines dans un minibus.
Yenisehir (département de Bursa) reçoit chaque année plus de cinq mille saisonniers. Ils débarquent vers le 1er mai, pour repartir neuf mois plus tard. La plupart viennent de Mardin, Urfa, Bingöl [le sud-est kurde et arabe], ils vivent sous tente, ou dans des maisons en mauvais état qui leur sont louées très cher. « C'est comme ça ! ».
Piments, petits-pois, haricots, pommes, poires, ils vont d'une culture à l'autre. Le travail varie un peu, mais dans les champs le quotidien est invariable, et surtout les salaires sont partout au plus bas !
De 60 lira par jour l'an dernier, il est passé à 65 [10 € en août 2019, alors que le taux d'inflation a atteint 20 %]. « Ça ne suffit pas pour deux personnes » disent-ils, alors ils mettent leurs enfants et toute la famille au travail. Avec cette crise économique que connaît la Turquie, il va bien falloir passer l'hiver avec ce qu'on a gagné l'été. Alors, les soucis du quotidien, les dettes, le chômage, tout les pousse sur les routes.
Ali, endetté, s'est mis en route avec sa femme et sa fille dans l'espoir de récolter un peu d'argent. Mais pour l'instant on en est à des « On verra bien... ». « En Turquie c'est comme ça », dit Ali, « C'est la vie des saisonniers, d'être tout le temps sur les routes. On arrive en pick-up, ma gamine s'installe contre la ridelle, nous en sommes malades, nous vomissons, mais bon, qu'est-ce qu'on veut ? ».
D'après les données du TÜIK [l'INSEE turc], 43 % des emplois agricoles sont occupés par des femmes, dont 90 % au moins n'ont ni assurance ni couverture sociale.
Et la vie est bien plus dure pour elles et leurs enfants. Les petits gamins ne vont pas à l'école, ils ne vont même pas jouer, ils vont aux champs, ils grandissent dans des conditions d'hygiène et de santé déplorables. Quant aux femmes, leur travail ne s'arrête pas quand elles quittent les champs. Comme si le poids des récoltes ne suffisait pas, elles supportent la charge d'entretenir toute la famille, la cuisine, le nettoyage, la lessive... Toutes les corvées sont pour elles. Alors que les hommes se reposent après le boulot, pour elles ça continue, au point que, pour une femme avec qui nous avons discuté, le travail aux champs, en plein soleil, lui paraît un temps de vacances par rapport à la maison.
Emine a 27 ans, mariée depuis huit mois, enceinte de six mois. Elle n'a jamais vu un médecin. Elle ne connaît ni le sexe de l'enfant, ni son état de santé. Il lui faudrait bien un contrôle, elle le sait mais... Car il y a un mais ! « Je ne peux pas y aller seule, je suis une étrangère, je ne connais rien ni personne ici. Il faudrait que mon mari m'accompagne mais si on y a à deux on perd deux journées de travail. Alors on n'y va pas : une journée de salaire, ça n'est pas rien ! Au champ tout le monde m'en parle, alors le bébé c'est garçon ou fille, mais nous n'y allons pas, voilà. Il faut un contrôle sanitaire mais il n'y en aura pas, et voilà. »
Emine a commencé le travail aux champs à l'âge de treize ans. Il y a eu des années sans, mais au total cela lui fait neuf ans. « Imaginez : quelqu'un qui travaille au même endroit pendant neuf ans, il finit par avoir une sécurité, il peut envisager l'avenir, son salaire augmente, mais pour nous rien de tout ça ».
Rize, Manisa, Izmir... elle en a beaucoup vu. Elle travaille dans les parages de Bursa depuis trois ans. Est-ce dur ? « On est habitués. C'est la misère qui est dure. Qu'est-ce que tu veux ? Si au moins on pouvait travailler chez nous on n'en serait pas là. On travaille l'été, l'hiver on n'a rien. On travaille six mois, ensuite c'est six mois de chômage. »
Nouvelle mariée, Emine doit payer les dettes contractées pour le mariage. Les beaux-parents sont morts, personne n'a pris les dettes en charge, et voilà, « on rembourse en travaillant ». Et ça ne se passe pas comme prévu. « On pensait qu'un seul salaire rembourserait la dette et que [mon mari] pourrait construire la maison. Mais le fric file entre les doigts. On a un loyer, l'électricité, l'eau à payer, et tous les frais... le loyer, c'est 700 lira [112 € au cours d'août 2019]. Chez nous on avait un lit, un frigo, une machine à laver... Notre oncle a tout pris : « Tu es enceinte, il faudra vendre tout ça. »
« Pour nous la vie c'est seulement ça : la route. Je travaillais avant le mariage, je travaille encore. Que des difficultés. Là où les gens prennent leurs vacances, nous on ne peut y aller que pour travailler. C'est dur la vie en Turquie. »
Recep, le mari d'Emine, est maçon, mais ces dernières années il n'a trouvé aucun travail sur les chantiers. Il est devenu chômeur à temps plein l'hiver dernier, juste quand il s'est marié, il pensait que les dettes se paieraient en prenant la route. « C'est dur mais qu'est-ce qu'on pouvait faire, c'est la vie ! Si je trouve un boulot je resterai là-bas. Le bébé va arriver ! »
Yurdagül a 47 ans et dix enfants. On lui demande pourquoi autant d'enfants ? « Mon mari était le seul mâle de la fratrie, mes belles-sœurs m'ont dit, il faut que tu fasses beaucoup d'enfants, et j'en ai fait, sans y réfléchir. Et voilà, maintenant la vie est bien dure. »
Elle fait de l'hypertension, jusqu'à vingt, un jour, au travail... « Mais qu'est-ce qu'on y peut ? Nos gamins étaient petits, tout était cher, on ne pouvait rien acheter, les salaires sont trop bas, c'est rien... ici on gagne 200 lira, il ne reste pas un sou à la fin. On paie un loyer. Je me demande toujours qu'est-ce qu'on fait là, pourquoi on n'est pas chez nous, c'est désespérant. Je ne serais pas ici si j'avais une maison. Mais y a pas de boulot chez nous là-bas... »
Aux champs, on travaille de 8 à 18 heures, mais à ce moment-là le travail ne fait que commencer à la maison ! Yurdagül : « Nous, on ne s'arrête jamais. On doit faire le pain, nettoyer le logement, faire la lessive, la cuisine, pas de repos pour nous. Le travail à la maison, c'est plus dur qu'aux champs. Même quand le soleil tape, aux champs c'est moins dur qu'à la maison ».
Hüsniye, 41 ans, a quatre enfants. « L'une a pu faire des études, elle a préparé le concours pour être fonctionnaire (KPSS), elle veut être prof de turc. Les autres, j'ai appris qu'ils pouvaient entrer à l'université, j'ai appris ça aux champs, il y a quatre ans. J'espère qu'on apprendra d'autres bonnes nouvelles ». Mais nous n'avons jamais su. On lui a téléphoné ensuite, on n'a pas pu savoir si l'un d'entre eux était maintenant enseignant.
Hüsniye et sa famille sont arrivés tard ici. Car son mari est fonctionnaire dans l'éducation nationale, ils n'ont pu venir qu'au moment des vacances. « Nous vivons à Urfa ; avant nous étions à la campagne, pendant 25 ans ; on a acheté une maison à Urfa, en pensant qu'on pourrait bien payer des traites... et voilà, on en est là. »
Pour eux la vie est devenue sans cesse plus dure ces dernières années. « Depuis que l'AKP est là tous les prix augmentent, chaque jour. Et les deux-trois dernières années ça s'est envolé. Il y a deux-trois ans quand j'allais au marché, avec 30 lira, je remplissais mon cabas, maintenant je n'y arrive plus avec cent lira. »
Süleyman est aussi d'Urfa. Ne trouvant pas de travail il a pris la route de Bursa. Il est çuvalcı, porteur, il achemine les sacs de denrées jusqu'aux camions. C'est un dur travail, pour lequel il touche 90 lira.
Il a 26 ans, niveau d'études secondaires, et rêvait d'être préparateur en pharmacie ; mais après le service militaire, il n'a pas trouvé d'emploi, seulement des petits boulots, des contrats courts. Saisonnier, c'est l'emploi le plus régulier qu'il a trouvé. İzmir, Samsun, Malatya, Ordu, Bursa, les noisettes, le coton...
« On ne vise pas bien haut », dit Süleyman, ajoutant : « On ne viendrait pas ici si on avait la possibilité d'un bon boulot chez nous. On me dit tout le temps mais marie-toi ! Mais comment je pourrais me marier ! Personne ne peut le faire sans avoir un emploi régulier ! »
Ici, pas de vie en dehors du boulot : « Le soir on est crevés, on va directement au lit ; adieu la vie en société ! ».
Elif a 22 ans, elle est étudiante à l'université de Mardin, en langue et littérature turques. Elle est là pour payer les frais de ses études, et aussi pour aider sa famille à régler les dettes. Ce n'est pas la première fois : elle vient aux champs depuis qu'elle était en 8e [dernier niveau de lycée], avec des interruptions, mais depuis quatre ans c'est continu. Elle espère que c'est la dernière fois, elle doit bientôt passer le concours de la fonction publique.
Elle aimerait bien qu'une pluie de bouquins tombe sur elle. Lire, étudier, apprendre. « On peut rêver... mais la vraie vie est dans les champs ». Nous rions.
Elle hésite entre continuer les études ou faire institutrice. Inquiète pour son avenir, elle se verrait bien à l'étranger, si elle en avait la chance elle quitterait tout de suite la Turquie. « J'aime la Turquie mais l'enseignement est mauvais, trop mauvais pour apprendre vraiment. Ça ne va pas, ici, l'enseignement. J'aimerais bien faire institutrice mais j'en vois tellement qui ont le diplôme et restent sans affectation. Il y a des suicides. Comment être optimiste dans ces conditions ? C'est pour ça que beaucoup quittent le pays. Ils sont en rage mais si rien ne change ici que faire, les jeunes perdent courage et rêvent de l'étranger. »
Rahime vient de Ceylanpınar (département d'Urfa). Elle a 18 ans, et fait ce travail depuis sept ans déjà. Elle a passé les examens d'entrée à l'université mais ça ne s'est pas bien passé. « J'essaierai encore. Mais d'année en année c'est plus difficile d'étudier. Les examens changent chaque année, et les droits n'arrêtent pas d'augmenter. Est-ce que c'est une fatalité que tout devienne sans cesse plus difficile ? »
Comme Elif, elle ira à l'étranger si l'occasion se présente. « Ici, pas de justice, pas d'égalité. Si j'avais le choix, si c'était possible, je ne serais pas ici. Il n'y a pas d'avenir ici. »
D'après une enquête de la TÜIK sur le travail des enfants (2012), près de la moitié (44,7 %) des enfants de 6 à 17 ans qui travaillent sont dans les champs. La TÜIK a fait une autre enquête en 2018 et n'a pas diffusé les résultats. Mais l'Assemblée de l'ISIG l'a fait... La part des enfants qui travaillent en Turquie a augmenté de 21 %...
Or en 2018, c'était officiellement l'année de « lutte contre le travail des enfants » en Turquie. Car le travail des enfants, c'est un problème chronique. Les enfants qui travaillent n'ont pas d'éducation, souffrent de malnutrition et de divers problèmes de santé. Beaucoup quittent l'école, même ceux qui rêvaient d'être instituteurs, médecins...
Adem Rodi Biçer a quinze ans, il travaille aux champs depuis deux ans. Ses parents travaillent dans un élevage de volailles. Il a quitté l'école et a fait avec son frère le voyage de Bingöl à Bursa. Il regrette l'école. « On récolte, on pioche, on plante les poivrons. Entretemps on récolte les petits pois. Maintenant ça continue avec les haricots, ça va continuer jusqu'à l'automne. Souvent j'ai des souvenirs d'école en tête, ici c'est trop dur. »
Halim va rentrer en 10e classe d'un lycée professionnel. Sa famille vit à Bursa. Dès la fin des cours ils vont tous aux champs ; ça dure depuis trois ans. Son rêve d'être médecin s'est envolé dans les champs de haricots.
D'innombrables Syriens ont fui leur pays depuis 2011. Naturellement dans ces champs, il y a leurs enfants.
Nous demandons à Muhammet Mıstık, 12 ans, ce qu'il aimerait faire. D'abord il répond : « Rien ». Puis, après réflexion : « J'aimerais bien partir en vacances. »
Ayşan est venue de Kobanê il y a six ans, avec sa famille. Elle était en 6e classe, son rêve de bonne vie s'est éteint pour elle aussi, dans les champs. Nous lui demandons ce qu'elle entend par « bonne vie ». « Une vie sans guerre, une vie sans discriminations ».
(1) Teker üstünde geçen mevsimlik hayatlar
İzmir, Adana, Rize, Bursa, Düzce, Ordu ve daha adını sayamayacağımız onlarca şehir... Hasat zamanında aileleriyle birlikte ekmek paraları için yollara düşen milyonu aşkın tarım iş...
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