Au palais de justice de Caglayan (Istanbul) - photo E.C.
Dans ce palais de justice qui tient de l'aéroport, du centre commercial et de la prison, nous avons vécu une rude journée hier 22 novembre. L'affaire Pinar Selek repart à zéro. L'acquittement est cassé, elle risque d'être une nouvelle fois condamnée à la prison à perpétuité.
Nous étions peu nombreux : une vingtaine de personnes dont deux « étrangers ». Aucun représentant de la presse européenne, pas de reporters de la télévision. A la différence d'autres audiences, comme celle du 9 février 2011, aucune personnalité en vue, écrivains, journalistes de premier plan, acteurs de la société civile...
S'il y avait peu de monde, c'est sans doute parce que beaucoup – dont moi – pensaient qu'il s'agirait d'une audience de pure formalité, qui serait courte et renverrait la décision à plus tard, comme les audiences précédentes. Or ce fut une audience capitale. Ainsi la tactique du pouvoir judiciaire a été payante : par ces épisodes à répétition, il lasse les accusés, le public et les soutiens, et peut prendre les décisions importantes en toute tranquillité ou presque.
En outre, le programme quotidien de la Cour comporte une douzaine de jugements. Tous sont annoncés pour la même heure, 10h30, et on ne peut savoir à l'avance dans quel ordre seront traitées les affaires. L'affaire Selek étant la cinquième, il a fallu patienter cinq heures.
Au cours de l'audience, il ne m'a pas été facile de comprendre ce qui se passait, ni, après coup, les explications des avocats : le langage juridique n'est déjà pas facile dans sa propre langue ; mais en turc, je n'ai pas la formation nécessaire. En bref, la 12e cour pénale d'Istanbul avait refusé, précédemment, le jugement de la cour de Cassation qui annulait l'acquittement du 9 février. On pouvait difficilement s'attendre à ce que cette même cour, quelques mois plus tard, revienne sur cette attitude et renonce, cette fois, à s'opposer au jugement de la Cour de Cassation.
Ce revirement ahurissant s'est bien produit hier : une cour qui revient sur son propre jugement... Pour obtenir cela, le pouvoir judiciaire (qui, paraît-il est indépendant du gouvernement) avait remplacé les juges et le président du tribunal le jour même du procès. Ces juges, de leur propre aveu, ne connaissaient pas le dossier.
Il n'était même pas nécessaire de comprendre le langage judiciaire turc pour percevoir le caractère scandaleux de cette audience. Le président et les juges sont au fond de la salle. Le public, bien que peu nombreux, est compressé dans un espace très restreint, près de la porte d'entrée, qui laisse passer les bruits et les conversations venant du couloir. Il n'y a aucun système de sonorisation dans ce tribunal ultra-moderne. Le président Mehmet Hamzaçebi s'exprime d'une voix à peine audible, le public ne peut comprendre, même les avocats doivent tendre l'oreille. C'est beaucoup dire qu'il s'exprime ; il a l'air de s'ennuyer profondément, il parle sur un ton méprisant et répond aux avocats, souvent en les coupant, sur un air de « cause toujours ». Surtout, le président est seul à s'exprimer ; les deux juges n'ont pas ouvert la bouche.
Le président n'a donc aucunement joué son rôle de président, il a été un accusateur d'un bout à l'autre de l'audience. De la sorte, les avocats se sont adressés à lui en tant qu'adversaire et non en tant que modérateur, ce qui aurait dû être son rôle. Dès le début, j'ai trouvé cette situation dangereuse, car un ton très polémique s'est installé entre la défense et le « président », avec des mises en cause directes de celui-ci – chose inévitable puisque, sortant de son rôle, il prêtait lui-même le flanc aux attaques. Il devenait évident que le président ne pouvait perdre la face en se déjugeant et en abandonnant ses positions. Il a pratiquement fait la sourde oreille aux propos des avocats. La 12e Cour pénale, qui avait résisté, précédemment, à la Cour de Cassation, s'est donc cette fois pliée à cette dernière.
Il s'agissait de questions de procédure. Le procès lui-même, qui doit reprendre puisque l'acquittement est annulé, a été fixé au 13 décembre à 14 heures. Après l'audience, le procureur Nuri Ahmet Saraç lui-même s'est déclaré choqué par cette décision, jugeant que « la situation est nouvelle ». Etrange revirement, qui coïncide avec un changement de personnel de dernière minute. Comment ne pas voir une intervention directe du pouvoir ? Le communiqué de la Plate-forme « Nous sommes tous témoins » (pinarselek.com) parle d'une décision scandaleuse, « du jamais vu dans l'histoire du droit turc et même dans le droit mondial » : une cour qui annule sa propre décision. En présence du public, ce tribunal a piétiné le code de procédure pénale et a fait comme si la décision d'acquittement n'était qu'une décision passagère et non un jugement. « Cela fait partie d'une stratégie consciente », poursuit le communiqué.
Comment interpréter ce jeu du chat et de la souris ? Certains estiment que Pinar Selek serait victime d'un conflit très dur entre plusieurs factions du pouvoir. Reste que la torture psychologique envers Pinar se renforce. Que se passera-t-il le 13 décembre ? Etant donné la gravité de ce qui s'est passé hier, gravité qui dépasse même le cas de Pinar et touche au fondement du droit, à la fois dans la décision et dans le comportement du « président », il est à prévoir que la mobilisation sera forte cette fois.
Note du 28 novembre 2012: la situation juridique provoquée par cette audience est tellement confuse qu'il a fallu quelques jours pour qu'on puisse disposer, en français, d'une lumineuse analyse du politologue Baskin Oran, traduite par Samim Akgönül et François Skvor. Elle est sur turquieeuropeenne.eu.