La révolte est (dans) un pays étranger : lorsque la police déloge des opposants qui occupent un monument, un quartier... ils plantent un drapeau turc, signifiant que les manifestants s'étaient placés hors de la république.
(dernières modifications : 17 mars 2013)
Chacun connaît la photographie Raising the flag on Iwo Jima, de Joe Rosenthal, prise le 23 février 1945, à l’issue de la célèbre bataille. Un cliché très controversé, qui ne représente pas la scène véritable. On a même accusé Rosenthal d’avoir procédé à une mise en scène. Quoiqu’il en soit, c’est un des clichés les plus célèbres de l’histoire, à tel point qu’il a été réinterprété sous forme de monument commémoratif, le US Marine Corps War Memorial d’Arlington (Virginie) (voir les précisions sur ce thème dans "A propos de Diplopie, de Clément Chéroux).
La première photographie de la pose du drapeau, ci-dessous, a été réalisée par Louis Lowery. Elle est beaucoup moins esthétique mais rend mieux compte de la scène réelle : la guerre est bien là, avec au premier plan ce soldat qui fait le guet, doigt sur la détente ; mais à l’arrière-plan l’attitude des soldats qui plantent le drapeau est assez décontractée, attestant que la bataille est terminée. Cela n’était pas assez dramatique pour les services de propagande. [A partir de l’article de Wikipedia « Raising the flag on Iwo Jima », on trouvera une multitude de liens renvoyant au cliché et à la controverse qu’il a engendré. Je vous laisse fouiner.]
Dans la mémoire collective, le célèbre cliché se mêle à son symétrique, celui de la pose du drapeau rouge sur le Reichstag à Berlin, le 2 mai 1945. Cette photo, due à Evgueni Khaldei, est celle d'une scène également recomposée. Elle avait été précédée d’un cliché moins spectaculaire, mais elle est devenue, elle aussi, une icône.
Traditionnellement, la pose d’un drapeau est l’acte qui, à l’issue d’une bataille, marque la conquête ou la reconquête d’un lieu ; c’est un rituel de prise de possession. Les icônes d’Iwo Jima et du Reichstag étant imprimées dans toutes les mémoires, notamment par le biais des manuels scolaires, ce sont les images qu’on a en tête, auxquelles on se réfère instinctivement, en présence d’une photographie de victoire suivie de la pose d’un drapeau. Un cliché plus récent et célébrissime, celui des pompiers new-yorkais plantant en 2001 le drapeau sur les décombres du World Trade Center, s’inscrit dans cette rhétorique.
Mais ce dernier exemple montre que le fonctionnement d’une telle icône peut s’inverser. La pose d’un drapeau, et surtout l’image de la pose d’un drapeau, dans ce cas, signifie non pas une victoire réelle, mais une victoire inexistante, à l'état de souhait ou de revendication. Le 11 septembre 2011 n’était pas précisément un jour de victoire pour les Etats-Unis. Mais l’acte signifiait la victoire à venir et la détermination du pays attaqué. C’est un acte de défi, on dirait inat en turc, qui n’est d’ailleurs pas réservé aux événements guerriers ou militaires. Le Monde a publié ce printemps la photographie d’un drapeau planté sur une maison dévastée par un cyclone, dans le sud des Etats-Unis, une manière de dire « Nous faisons face ». Pour ma part, je n’ai encore jamais observé un tel rituel en France.
Affirmation d’une revendication, d'une souveraineté contestée, acte réparateur : c’est ainsi que j’interprète une photographie célèbre en Turquie, due à Aybars Atilla (Hürriyet, 29 janvier 1996). La souveraineté sur l’îlot inhabité de Kardak, à proximité des côtes turques, était controversée. En janvier 1996, un détachement militaire grec y avait planté un drapeau hellénique, acte jugé provocateur et sacrilège par la Turquie et les nationalistes turcs. Si je ne me trompe, c'est la rédaction de Hürriyet qui trouvé opportun de « créer l’événement ».
Un hélicoptère les ayant dropés sur ce caillou, ils ont déposé le drapeau grec et déployé un drapeau turc. Aybars Atilla a immortalisé cet événement fabriqué. Il est possible, voire probable, que le photographe et les acteurs aient eu en tête la scène primitive de 1945. Mais la photo manque totalement d'emphase et de dramaturgie. Les deux compères rejouent la scène d’Iwo Jima ou celle du Reichstag avec une certaine bonhomie, et ressemblent bien plus à de grands scouts qui préparent leur campement. L'image, d'ailleurs, est parfaitement ambigüe. Dépourvue de légende ou de contexte, on pourrait croire qu'il s'agit de la dépose d'un drapeau turc et de la mise en place d'un drapeau grec... Le pavillon turc figurant sur la poupe de l'hélicoptère enlève le doute, mais il faut être observateur.
Cette fausse cérémonie ne scellait pas une victoire, puisque l’initiative de Hürriyet a au contraire provoqué une crise qui a mis la Turquie et la Grèce au bord du conflit. Au cours des mois suivants, la presse, l’État turc, et une grande partie de l’opinion publique ont été extrêmement sensibles au drapeau, à son image, à son usage et son supposé mésusage. C’est ce qui avait incité quelques chercheurs à se pencher sur ce phénomène, qui n’est pas particulier à la Turquie, mais très frappant pour les étrangers qui y vivent (cf. notre article et celui de Günter Seufert, « The Sacred Aura of the Turkish Flag », New Perspectives on Turkey, n° 16, 1997, pp. 53-61).
C’est dans ce contexte que je veux présenter quelques photographies illustrant deux événements de l’été 1996. Visuellement, un usage particulier du drapeau turc est l’un des éléments qui les unit.
Le 10 juillet 1996, des militants du TIKB (Türkiye Ihtilalci Komünist Birligi, Union communiste révolutionnaire de Turquie), une organisation illégale créée en 1979, et de leur organisation de jeunesse, la GK (Genç Komünarlar Birligi, Union des jeunes communards), occupent la tour de Beyazit, située dans l’enceinte de l’Université d’Istanbul, à un point culminant de la vieille ville, visible de très loin. Ils veulent attirer l’attention sur le mouvement des prisons : en mai, les prisonniers politiques de Turquie avaient commencé une grève de la faim pour protester contre les conditions de détention. Cet événement avait tourné au drame, les autorités étant inflexibles : au cours du mois de juillet, douze grévistes de la faim avaient trouvé la mort, dont trois membres du TIKP.
La tour de Beyazit n’a été occupée que durant deux heures, le temps pour les militants de déployer une banderole du TIKP-GK. Une opération de police y a mis fin promptement. Ce qui m’intéresse ici est le rituel accompli par la police, plus exactement la Section de lutte contre le terrorisme (Terörle mücadele subesi), après la « prise » de la tour : à la place de la banderole du TIKP, deux grands drapeaux turcs ont été déployés par les fonctionnaires. Hürriyet – un quotidien si sensible à ces questions – a publié le lendemain les images de la tour avant et après l'assaut de la police.
Le titre, Bayrak operasyonu, (« Opération drapeau ») ne fait pas mention de l’eylem, opération de soutien aux grévistes de la faim, mais renvoie seulement à la pose des drapeaux, qui devient l’événement principal.
Qu’est-ce à dire ? D’une part, les drapeaux théâtralement déployés signifient la victoire de l’État sur un mouvement illégal, une victoire peu glorieuse d’ailleurs, probablement sans combat aucun. Mais la pose des drapeaux va plus loin : il s’agit de marquer, comme à Iwo Jima, à Berlin… ou à Kardak, la conquête ou la reconquête d’un territoire. Cela signifie que l’État a considéré que l’occupation de la tour par une organisation illégale l’extrayait du territoire de la république de Turquie. On en revient aux fameux « territoires libérés » (Kurtarilmis bölgeler) des années 1970, expression qui désignait les quartiers entièrement contrôlés par des organisation politiques extrémistes, de droite ou de gauche, où l’État n’avait plus prise. Aussi la tour de Beyazit a-t-elle été, durant deux heures, un « territoire libéré ». Les militants du TIKP le concevaient-ils ainsi ? C’était, en tout cas, le point de vue des policiers, puisqu’il a fallu affirmer le retour de ce petit territoire au sein de la république par le déploiement des drapeaux. Il s’agit d’un rituel magique, d'un acte réparateur quasi religieux. Cumhuriyet, de son côté, a minimisé cet aspect de l’événement, en signalant seulement dans la légende de la photo : « La police a déployé un drapeau sur la tour » ; l’image montre la tour au moment où en surgit une fumée : fumigènes actionnés par les militants pour attirer l’attention, ou gaz lacrymogènes pour les déloger ?
Le traitement par Cumhuriyet met en valeur la victoire policière par l’image de la répression : parmi les photographies des militants arrêtés, la rédaction a choisi celle d’une jeune femme, brutalement maintenue par les cheveux, pratique courante et pas seulement en Turquie.
Une semaine plus tard, d’autres eylem de soutien à la grève de la faim des prisonniers avaient lieu dans le quartier de Gaziosmanpasa, à Istanbul, un quartier à dominante alévie et de gauche, qui avait connu en mars 1995 un événement tragique (une provocation suivie d’une répression) ayant entraîné la mort de 17 personnes. Une nouvelle provocation et, une fois encore, le 17 juillet 1996, le quartier est en proie à l’agitation, avec des barricades, des feux de pneumatiques, des manifestants aux visages masqués de foulards rouges. Les photographies de presse donnent l’impression d’une émeute. En regardant bien, on remarque que les feux sont tout petits, avec, autour, une trentaine de personnes - le feu d’un seul pneumatique est une bénédiction pour un photographe de presse car, pris sous un bon angle, avec le bon objectif, il donne l’impression d’un quartier mis à sac. Dans une première phase, la police n’intervient pas. Le 19 juillet, Sabah publie une image où l’on peut compter une vingtaine de manifestants : un non-événement. Selon le quotidien, les manifestants avaient entre 15 et 18 ans, et agitaient des banderoles d’"organisations illégales". Les images ne permettent pas de le vérifier.
Mais le 19 juillet, la police intervient et prend le contrôle de la cemevi (lieu de culte alévi) d’où sont parties les manifestations. Les banderoles des mouvements d’extrême gauche sont enlevées et, surtout, un policier casqué plante un drapeau turc sur le toit de la cemevi (Milliyet, 20 juillet 1996).
La signification est la même qu’à la tour de Beyazit : le drapeau marque la victoire de l’État sur un quartier en révolte, un quartier qui s’était – aux yeux de l’État, aux yeux des acteurs ? – érigé en « territoire libéré ». Plus que la victoire des policiers (ici aussi, un événement sans gloire sans doute mais illustré dans Milliyet par l’arrestation sans ménagement d’une jeune femme), le drapeau marque une reconquête, le retour du quartier de Gaziosmanpasa dans le giron de la république.
Dans les deux cas, le corollaire est le suivant : les vaincus (les manifestants, l’extrême gauche, et plus largement ceux que les manifestants soutiennent : les prisonniers politiques symbolisant eux-mêmes toute la gauche non parlementaire, les mouvements alévis et kurdes…), les vaincus sont considérés comme se mettant en dehors du territoire de la république, en dehors de la communauté nationale. La pose du drapeau signifie a posteriori qu’ils s’étaient mis en situation de sécessionnistes ayant extrait une parcelle de territoire de celui de la république. La mise en image de ce genre de scène, et la diffusion de telles images, souvent en première page des journaux, renforce la signification de l'acte. Ce processus est à comparer avec l’attitude inverse, qui consiste pour des groupes d’opposants (islamistes en particulier, au cours des années suivantes) à arborer le drapeau national, voire à s’en revêtir, pour signifier la légitimité de la revendication et l’appartenance d’un mouvement d’opposition à la communauté nationale. La première occurrence importante de ce phénomène étant, il me semble, la grande manifestation islamiste du 11 mai 1996 place de Sultanahmet à Istanbul.