[Dernières modifications: 19 mars 2012]
Cet article est la suite de l'esquisse n°18
L’origine des vers cités par Erdoğan a suscité une controverse dans les mois suivants, qui s’est même prolongée pendant quelques années. Après Mehmet Akif, la paternité en a été attribuée à Ziya Gökalp, sociologue, théoricien nationaliste et inspirateur des kémalistes. En 2011 encore, Erdoğan continuait de présenter ces vers comme « une poésie de Ziya Gökalp ». Il est vrai que ces vers sont bien dans la veine de Gökalp, qui ne concevait la nation turque que comme une nation musulmane. L’un de ses ouvrages les plus connus n’est-il pas intitulé Turquifier, islamiser, moderniser (1918)? Les nettoyages ethniques, l’homogénéisation de la culture, puis les réformes d’Atatürk, mais la « synthèse turco-islamiste » aussi, sont contenues dans ces trois mots.
« La nation turque est musulmane » est un non-dit de la politique turque, un présupposé jamais exprimé ainsi de la part d'un officiel, mais clairement revendiqué par l’ultra-nationalisme. La nation turque est musulmane, c’est un fait, accompli entre 1915 et 1960 (voire 1974 à Chypre), qui ne dépend pas de l’exercice du pouvoir par l’islam politique.
Mais Ziya Gökalp est un auteur vénéré, il est étudié à l’école, et il semble inconcevable qu’Erdoğan puisse puiser dans les sources du nationalisme turc et kémaliste pour appuyer ses convictions islamistes. En octobre 1998, il a fallu que Sevinç Gökalp, la petite-fille de l’écrivain, entre en lice pour assurer que ces vers n’étaient pas de son grand-père 1. En 2002 encore, un journaliste de Hürriyet pensait pouvoir établir qu’Erdoğan avait fait une sorte de copié-collé à partir de « La prière du soldat », composée en 1912, car aucun poème de Gökalp, pense-t-il, ne comporte les vers incriminés. Il s'appuie sur l'édition établie par le Türk Standardlar Enstitüsü... et l'opinion du procureur Vural Savaş qui, on va le voir, n'est pas neutre dans cette affaire, et n'est pas vraiment une référence littéraire 2.
Toutefois, ce qui importe n’est pas l’origine des vers mais le scandale qu'a provoqué leur déclamation par Erdoğan, et son résultat politique.
Le jugement du 21 avril 1998
Le second temps de l’affaire du poème survient le 21 avril 1998, lorsque la Cour de sûreté de l’Etat fait connaître sa décision. C’est la stupeur : Recep Tayyip Erdoğan, maire de la métropole turque, est condamné à dix mois de prison ferme. « Il a lu un poème, sa vie est bouleversée » titre Radikal le 22 avril. La photo d’Erdoğan, dans ce journal, impressionne : le maire n’a plus sa superbe, son visage est fermé, haineux presque lorsque, debout devant les juges, il prend connaissance de la décision.
Photo Namık Durukan pour Radikal
Dans les attendus du jugement, on peut lire :
« Le prévenu prétend qu’en déclamant ces vers il aurait seulement voulu exprimer la communauté de croyance [qui existe en Turquie]. Mais lorsqu’il a lu ce poème, nous n’étions pas à la date anniversaire de la bataille de Malazgirt. La Turquie n’est pas un pays en situation de croisade. En Turquie, nous avons une armée qui est prête à faire le nécessaire en cas de besoin. Or, contre qui est dirigée l’armée dont il est question dans ce poème ? Voici ce qu'exprime [le prévenu] : il existerait une armée constituée de croyants encasernés dans les mosquées, dirigée contre la laïcité, contre le Conseil national de sécurité (MGK) qui la défend, et contre notre armée, qu’il représente ; ces propos visent à diviser la Turquie en deux camps : les croyants contre les incroyants, les laïques contre les anti-laïques. Par ailleurs, le prévenu a considéré qu’en tout temps il existerait ‘des Pharaons et des Nemrod’ censés barrer la route 'des Abraham et des Moïse’. Une route qui serait encombrée de souillures qu’il conviendrait de nettoyer. L’évocation de ces saletés, qui seraient commises par ‘les Pharaons et les Nemrod’, est une claire allusion à ceux qui – prétendument – sont incroyants et qui ne sont autres que les citoyens laïques et, derrière eux, les membres du Conseil national de sécurité (Millî Güvenlik Kurumu, MGK) et les professeurs d’universités contre qui on appelle à la haine. Ce sont des propos diffamatoires 3. »
Il y aurait beaucoup à dire sur ces quelques phrases : il existerait des circonstances où il serait licite de parler d’unité de croyance, fondement de la « nation turque » selon Gökalp et la « synthèse turco-islamique », comme l’anniversaire de la victoire de Malazgirt (1071), par laquelle les Turcs seldjoukides avaient repoussé les Byzantins d’Anatolie. Aussi les propos d’Erdoğan seraient choquants simplement parce qu’il se serait exprimé hors de certains contextes. Surtout, un amalgame est remarquable dans ces attendus, celui qui assimile en une catégorie monolithique « les citoyens laïques » et le MGK représentant lui-même l'armée, MGK qui serait en somme la quintessence de la population laïque turque – à la manière dont le Parti communiste était la quintessence du « peuple » en URSS. Cette vision de la société turque ne serait-elle pas elle-même la quintessence de l’esprit de l’époque ? Selon cette vision, il ne saurait exister de laïcité en dehors de l’armée !
Les arguments des défenseurs d'Erdoğan sont prévisibles : « Le pays est à 99,9 % musulman. Depuis des siècles, les Turcs vivent en symbiose avec l'islam. Si aucune revendication de régime politique ou juridique islamiste n'est formulée, il n'y a aucun délit. On ne peut accuser des citoyens fervents mais loyaux envers l'Etat et la nation d'être des 'partisans de la charia', des 'islamistes radicaux', des 'réactionnaires religieux'. C'est une erreur d'accuser les citoyens qui vont à la mosquée, notamment à la prière du vendredi, d'être des partisans du Refah. Il n'est d'aucun intérêt de chercher à faire un distinguo entre les citoyens laïques et anti-laïques. Le discours d'Erdoğan est à considérer dans son tout, il n'est aucunement provocateur 4. »
Le soir du jugement, de nombreux partisans du Refah se rassemblent devant la mairie d’Istanbul, veulent voir le maire, se bousculent, des vitres sont brisées. Erdoğan doit apparaître, grimper sur une chaise et s’adresser à la foule pour la calmer. Le lendemain 22, il s’exprime dans une conférence de presse aux côtés d'un groupe d'élus, notamment le maire d’Ankara, Melih Gökçek, lui aussi du Refah et lui aussi menacé, venus le soutenir, tandis que 5 000 personnes manifestent devant la mairie.
Photo Milliyet, 23 avril 1998
Erdoğan, évidement, se défend de toute intention provocatrice : « Je ne suis ni un traître, ni un voleur, je n'ai fait qu'exprimer ma pensée. Je n'ai tenu aucun propos de division, au contraire, j'ai prononcé des paroles de rasemblement. » Et, comme souvent, il fait un rapprochement entre son cas et celui de premier ministre Adnan Menderes, destitué en 1960 et exécuté par pendaison en 1961 : « Que Dieu le garde, voici trente ans Adnan Menderes a été exécuté. Depuis, ce jugement a été reconsidéré. Cet homme qui a été pendu comme 'traître à la nation' a été inhumé avec les honneurs de l'Etat à Topkapı. Ce fut une erreur que [mes accusateurs] veulent oublier 5. »
Alors que le Refah a été interdit, la décision de la Cour de sûreté de l'Etat apparaît comme le coup de grâce asséné à l’islam politique turc ; le parti qui a été fondé pour le remplacer, le Fazilet (« Parti de la Vertu »), est ainsi privé du seul personnage charismatique qui avait une très grande « visibilité » dans ce courant politique. Ce n’était pas le cas, à l’époque, d’Abdullah Gül, qui, quoique vice-président du Refah, bras droit de Necmettin Erbakan, puis ministre d’État dans le gouvernement Refahyol, était resté très discret.
Le coup porté à Erdoğan, et à travers lui au nouveau Fazilet, réjouit les kémalistes, attriste les démocrates (car ne risque-t-on pas ainsi de faire le lit d’un islamisme bien plus radical ?) et, évidemment, scandalise le courant de l’islam politique.
"Nous t'aimons, toi qui déclames des poèmes!"
Dans mon article précédent, j’évoquais ce fait sur lequel insiste Yeseren Eliçin-Arıkan dans son article : les petits commerçants, artisans et entrepreneurs (esnaf, sanaatkar) sont les catégories les mieux représentées dans les conseils municipaux, et ces groupes profitent directement de la politique municipale.
Les protestations publiées dans la presse islamiste au début du mois de mai 1998 illustrent clairement la place et la force de cette composante de la société comme soutien à la municipalité Refah et à la personne de R.T. Erdoğan.
Durant la première semaine de mai, le quotidien islamiste Akit a multiplié des annonces de soutien, parfois en pleine page. Toutes sont construites sur un même modèle : autour d'un portrait d’Erdoğan, une déclaration d’amour (« Nous t’aimons », « Nous t’aimons toi qui déclames des poèmes », « Nous sommes avec toi », « Notre amour ne cessera pas », « Tu es l’honneur d’Istanbul, tu es l’honneur de la Turquie »), un texte laudateur et la liste des signataires-annonceurs qui illustre si bien l’analyse de Y. Eliçin-Arıkan.
Annonce parue dans Akit, 5 mai 1998 (cf. ci-dessous)
Ceux qui expriment ainsi leur soutien sont des commerçants en vêtements, textiles, matériaux, meubles, des bijoutiers, des épiciers, vitriers, marchands d’électro-ménager, d’articles de bureau, de peinture, un pâtissier, des boulangers, et une multitude d’artisans et petits entrepreneurs, plombiers, électriciens, décorateurs, peintres en bâtiment, petits restaurateurs, électriciens, transporteurs. A la lecture de la liste, on croirait se promener entre le quai d’Eminönü et la place de Beyazıt. Beaucoup des signataires viennent aussi de quartiers périphériques, comme İkitelli, Sefaköy, Üsküdar, Halkalı, Ümraniye, et de villes de la mer Noire, memleket d’Erdoğan : Samsun, Rize, Of, Ordu…
Dans certaines annonces, les signataires se contentent de souhaiter courtoisement que la peine de prison soit révisée ou commuée par la Cour de cassation. D’autres, comme celle du 5 mai, signée de commerçants et artisans d’Ümraniye, font l’éloge de la politique municipale d’Erdoğan :
« Notre belle nation est fière de toi. Dans notre cœur, nous t’avons placé sur un trône, continue sur ta voie. Tu es un passionné, une Voix, un amour, nous t’aimons et t’aimerons toujours. Tu es la fierté d’Istanbul, la fierté de la Turquie.
IL est venu : l’eau qui était tarie s’est mise à couler à torrent ;
IL est venu : il a transformé les rues puantes en un jardin de roses ;
IL est venu : il a renversé les profiteurs ;
IL est venu, et Istanbul a connu le bonheur ;
IL est venu, et il a été la victime d’attaques impitoyables.
Nous t’aimons, ô toi qui lis des poèmes 6 ! »
D’autres textes encore révèlent les références des signataires. Par exemple, l’une des annonces d’Akit compare Erdoğan à İskilipli Atıf, un hoca qui avait prêché la résistance contre les Grecs et les gavur occupants d’Istanbul en 1919, puis publié un livre contre l’occidentalisation kémaliste, Le Chapeau et l’imitation des Francs (Frenk Mukallitliği ve Şapka, 1924). Ce livre lui avait valu la prison puis la peine de mort. En 1998, Erdoğan serait un nouvel İskilipli Atıf, pas encore martyr, mais victime de la même oppression, le pouvoir kémaliste. Tous deux n’ont commis que des délits d’opinion : « Le loup a besoin d’un prétexte pour manger l’agneau ». Entre İskilipli Atıf et Erdoğan existe une chaîne de « martyrs » du kémalisme qui passe aussi par Adnan Menderes.
Erdoğan n’est pas arrêté immédiatement ; la procédure judiciaire suit son cours ; le maire fait appel et l'affaire doit passer en cassation… Sa popularité ne fait que croître. En juin à Antakya, il participe à un meeting du Fazilet, avec Recai Kutan, le terne président du nouveau parti. Devant 4000 personnes et des calicots proclamant encore « Nous t’aimons… », Erdoğan déclame cette fois un poème de Mehmet Akif, Safahat : « Je n’applaudis pas l’oppression – Je n’aimerai jamais la tyrannie ». Recai Kutan n’est pas en reste, avec quelques vers d’Arif Nihat Asya et de Necip Fazıl Kısakürek 7, deux auteurs du milieu du XXe siècle, qui servent de porte-voix aux milieux « national-islamistes » car ils louent à la fois la nation et l’islam, la nation turque s’accomplissant dans l’islam.
Durant l’été, la presse et les milieux politiques spéculent sur l’avenir d’Erdoğan, et sur celui du Fazilet. Erdoğan est bien considéré comme fini : l'auteur d'une enquête sur la droite publiée dans Milliyet mentionne à peine Erdoğan, et Gül n’est même pas nommé. Il discerne en revanche un « nouvel Erbakan » qui monte, Numan Kurtulmuş, président du Fazilet pour le département d’Istanbul, adoubé par Erbakan 8. Erdoğan est enterré vivant.
La condamnation
De fait, le 23 septembre 1998, le couperet tombe. La huitième chambre d’accusation de la Cour de cassation a finalement approuvé le jugement de la Cour de sûreté de l’État de Diyarbakır (mais Erdoğan n'a accompli que quatre mois et douze jours de sa peine). Ce jugement est l’œuvre du procureur Vural Savaş ; dans son acte d’accusation de treize pages, s’appuyant sur le fameux article 312 du code pénal, il qualifie Erdoğan de « petit voyou » (küçük kabadayı), de « personnage machiavélique ». Pour sa défense, Erdoğan avait argué : « Ces paroles ne sont pas de moi, elles sont de Gökalp ». Imaginons, rétorque le procureur, « que le PKK proclame : ‘Soldats ! Notre objectif c’est la Méditerranée !’… et qu’à la suite on inculpe Atatürk [auteur de ce célèbre mot d’ordre en 1922] ! »… Ce serait la même logique, conclut Vural Savaş.
Les journaux prennent acte de la fin du maire d'Istanbul. Cumhuriyet proclame en manchette : « Erdoğan est fini en politique », et pour Sabah, « Le maire est passé à l’histoire » ; Radikal est plus ironique, et par sa manchette souligne indirectement un manquement à la démocratie : « On est en Turquie ! La carrière politique d’un maire élu régulièrement est brisée par la lecture d’un poème ! » 9. Dans Cumhuriyet, la photographie d’Erdoğan en une le représente en prière, conforme à l’image d’« imam d’Istanbul » qu’on voulait lui prêter 10.
Cliché Cumhuriyet, 24 septembre 1998
Mais Erdoğan, à cette époque, n'est pas le seul homme politique qui prie en public. J'en présenterai bientôt d'autres, supposés champions de la laïcité... [voir "esquisses" n° 20 et n° 21]
Cumhuriyet et Radikal reviennent sur les faits symboliques insupportables aux laïques : la fatiha récitée en début de conseil municipal, l’opposition d’Erdoğan aux festivités de nouvel an, son opposition à certaines formes d’art comme les ballets considérés comme un art « sous la ceinture », le changement des noms de 500 rues pour honorer des personnalités « islamistes », la prière pour la pluie, le projet de grande mosquée sur la place de Taksim, la liberté de porter le voile pour les employées municipales. Et, péché capital, l’absence de mention à Atatürk lors de la fête nationale du 30 août 1994… Plus sérieusement, Cumhuriyet et Radikal s’en prennent au cœur de la politique municipale : déclassement de certaines zone protégées pour les ouvrir aux promoteurs, attribution des marchés (comme celui de l’eau) à des entreprises islamistes (şeriatçı) ; quasi-monopole de la communication attribué à Kanal 7, une chaîne islamiste ; appui à la construction d’un troisième pont sur le Bosphore, destruction de forêts, forte augmentation des tarifs des services municipaux (eau, gaz, transports) ; retard dans la construction du métro ; et pour conclure, « direction monarchique » de la Ville.
La presse laïciste jubile. D’ailleurs, Erdoğan et ses soutiens accusent directement certains journaux, et, nommément, certains journalistes qui auraient influencé la Cour, comme Emin Çölaşan (Hürriyet) et Ahmet Taner Kışlalı (Cumhuriyet) 11.
Si Radikal est plus nuancé que les autres quotidiens laïcistes, İlnur Çevik, dans Turkish Daily News, est franchement opposé à la mesure qui frappe Erdoğan. Il dénonce une véritable chasse aux sorcières. « Il était insupportable qu’Istanbul échappe à l’establishement. (…) [Cet événement] fait suite au 28 février [le « coup d'Etat en douceur » de 1997], et à la fermeture du Refah. La punition est sévère : alors que le vieil Erbakan est interdit de vie politique pour cinq ans, le jeune Erdoğan l’est à vie, alors qu’il aurait fallu au contraire l'utiliser comme passerelle pour la réconciliation nationale entre les islamistes modérés et les laïcistes. La nouvelle cible sera Recai Kutan et le Fazilet Partisi 12. »
Comme tout anniversaire peut être l'occasion d'une réinterprétation de l’histoire, le 6 octobre, Cumhuriyet prend prétexte de celui de la libération d’Istanbul pour revenir à la charge. D’habitude il est fort peu commémoré dans la presse mais, cette année-là, c'est le 75e, prélude aux prochaines et grandioses célébrations du 75e anniversaire de la proclamation de la république. Pour Oktay Ekinci, « Le 6 octobre 1923, Istanbul n’a pas seulement été libérée des impérialistes, mais aussi des bigots (yobaz) et des Ottomans réactionnaires qui voulaient détruire Sainte-Sophie sous prétexte que les Anglais s’en servaient d’église. (…) Nous fêtons le 75e anniversaire de la libération au moment d’une nouvelle libération. (…) En 1998, c’est la seconde fois qu’Istanbul est libérée des yobaz, grâce à la destitution d’Erdoğan, qui avait prétendu la reconquérir par une nouvelle Fetih 13. » Comme on l'a vu, Erdoğan se compare volontiers à Adnan Menderes, figure vénérée par la droite religieuse, figure honnie par les kémalistes. Aussi Oktay Ekinci renvoie-t-il Erdoğan à ce passé rejeté, le gouvernement du Parti démocrate (1950-1960) qui a lui aussi bouleversé le paysage urbain d’Istanbul : « Erdoğan aussi, à sa manière, a contribué à détruire la Ville, comme l’avait fait Menderes » : ce dernier, avait rappelé Ekinci dans un précédent article (Cumhuriyet, 26 mai 1998), avait fait raser 7289 immeubles historiques entre 1950 et 1960 !
Chacun des deux camps a construit une chaîne historique qui mène des Ottomans à Erdoğan en passant par des héros secondaires comme İskilipli Atıf, et surtout par le personnage de Menderes, l'un pour se légitimer, l'autre pour blâmer. J’y reviendrai dans un autre article.
… et la chute
Le 5 novembre 1998, Recep Tayyip Erdoğan est donc destitué de sa fonction de maire d’Istanbul. La 8e chambre du conseil d’État s’est réunie et a examiné la demande du ministère de l’intérieur. La destitution a été prononcée par interprétation de l'alinéa 9 de la loi n° 2972, en vertu de laquelle Erdoğan aurait perdu son éligibilité, puisqu'il est condamné 14.
Le quotidien islamiste Akit ne croit pas à la mort politique d'Erdoğan : « Au revoir ! » proclame la manchette du journal, qui dénonce « l’oligarchie » kémaliste : « La volonté du peuple, le droit et même la poésie ont été bafoués 15 ».
Les adieux d'Erdoğan. Photo Akit, 6 novembre 1998
Quelques mois sont encore nécessaires pour aller jusqu’au bout de la procédure, et c'est le 26 mars 1999 que Recep Tayyip Erdoğan est incarcéré à la prison de Pınarhisar, près de Kırklareli, une petite prison de cinquante places qui ressemble plutôt à un pensionnat ; il en sort le 24 juillet 1999.
On a fait un mauvais procès au maire d'Istanbul. Les valeurs qu'il avait exprimées sont formulées plus ou moins ouvertement dans les manuels scolaires ; elles sont contenues dans la notion de la « culture nationale » qui figure dans la constitution de 1982 et est défendue par un organisme très officiel, la « Haute fondation Atatürk pour la culture, la langue et l'histoire ». La décision, en contradiction avec la culture politique turque réelle, désemparait ceux qui sont attachés à la « synthèse turco-islamique » et conduisait à les pousser au désir de revanche pour leur favori. Les petits commerçants sont influents. Une vaste partie de l'opinion a pris fait et cause pour Erdoğan. La grogne avait commencé, elle ne cesserait plus.
De petits faits rapportés par la presse témoignent de la rage pas toujours contenue des élus islamistes. En octobre 1998, peu après la condamnation d'Erdoğan, et alors que la Turquie connaît d'immenses manifestations de femmes voilées, lors d'une inauguration, le maire Fazilet de Selçuklu (département de Konya) avait déclaré face aux représentants du pouvoir : « Tout homme est mortel. (…) Les artistes doivent savoir rester modestes et reconnaître leurs limites. Pas seulement les artistes d'ailleurs : les présidents, les vali, les généraux aussi doivent savoir rester à leur place ». Le général commandant de la garnison s'était alors levé pour l'interrompre : « Ce n'est pas à vous de définir quelles sont les limites de mon rôle. Vous insultez les chefs des forces armées turques 16. » L'injonction du maire de Selçuklu semble répondre à Güngör Mengi qui le 9 décembre 1997 jetait à Erdoğan « Reste à ta place ! Otur yerinde ! » comme on s'adresse à un chien...
L’interdiction du Refah n'avait rien réglé, ni l'incarcération d'Erdoğan. On a vu le résultat en 2002, puis l'énorme soif de revanche sur l'establishment qui porte ses fruits jusqu'à l'été dernier, avec la démission de l'état-major.
Le 24 septembre 1998, Radikal avait titré l’une des pages consacrées à la chute d’Erdoğan : « Il ne pourra même plus être muhtar ! » (le muhtar est le maire d’un quartier ou d’un village). En octobre, Akit adressait un « Au revoir ! » au maire d'Istanbul. C’est Akit qui avait raison mais comment, à l’époque, le pressentir ? Ironie de l’histoire, tous les grands acteurs de la scène politique de l’époque ont aujourd'hui disparu : Demirel s’est retiré de la vie politique en 2000 ; Mesut Yılmaz et Tansu Çiller sont bien oubliés, alors qu’ils n’ont que la soixantaine ; Türkeş, Ecevit et Erbakan sont décédés ; Deniz Baykal a été écarté de la direction de son parti.
Erdoğan seul, contre toute attente, est encore là.
Lectures :
ELICIN-ARIKAN Yeseren, « Municipalités métropolitaines et municipalités d'arrondissement en Turquie », Cahiers d'Etudes sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien[En ligne], 24/1997, mis en ligne le 28 février 2005. URL : http://cemoti.revues.org/1463
HEPER Metin, TOKTAŞ Sule, « Islam, Modernity, and Democracy in Contemporary Turkey: The Case of Recep Tayyip Erdoğan », The Muslim World, vol. 93, n° 2, pp. 157–185, avril 2003.
KENTEL Ferhat, « L’Islam, carrefour des identités sociales et culturelles en Turquie : le cas de la prospérité », Cahiers d'Etudes sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien[En ligne], 19 | 1995, mis en ligne le 14 mai 2006. URL : http://cemoti.revues.org/1700
Notes :
1 « Şiir Ziya Gökalp’ın değil », Radikal, 8 octobre 1998.
2 Murat Bardakçı, « Şiiri böyle montajlamışlar », Hürriyet, 22 avril 2002 ; http://webarsiv.hurriyet.com.tr/2002/09/22/183992.asp.
4 Milliyet, 22 avril 1998.
5 Milliyet, 23 avril 1998.
6 Gurur duyuyor seninle yüce millet - Taht kurdun gönlümüzde sen yoluna devam et - Bir sevgi, bir hoş seda, bir tutkusun sen.- Seni seviyoruz ve seveceğiz daim - Sen Istanbul’un gururu, Türkiye’nin onurusun - O geldi ; akmayan sular sel oldu. - O geldi ; çöpten kokan sokaklar gülistan oldu. - O geldi ; rantçılar mahvoldu. - O geldi ; İstanbul şad oldu. - O geldi ; onu hayırsızca saldıranlar oldu. - Seni seviyoruz şiir okuyan adam ! » Akit, 5 mai 1998.
7 Yeni Yüzyıl, 8 juin 1998.
8 Ruşen Çakır, « Istanbul’da sağ’ın nabzı - Fazilet temkini gidiyor », Milliyet, 2 septembre 1998.
9 « Erdoğan’ın siyasi yaşamı sona eriyor » (Cumhuriyet) ; « Başkan tarih oldu » (Sabah) ; « Burası Türkiye. Seçilmiş Belediye Başkanı siyasi hayatı, Şiir okuduğu için sona erdirildi » (Radikal), 24 septembre 1998.
10 Les rédacteurs de Cumhuriyet ne semblent pas avoir remarqué que la presse de l’époque présente sans cesse des photographies de généraux en prière : l’armée, de son côté, « communique » par l’image et tente de prouver qu ‘elle n’est pas du côté des « incroyants ».
11 Ce dernier a été assassiné à Ankara le 21 octobre 1999.
12 İlnur Çevik, « The establishment continues to hit back », Turkish Daily News, 24 septembre 1998.
13 Oktay Ekinci, « 6 Ekim 1923, hem siyasal tarihin hem de uygarlık tarihinin bir kurtuluş günüdür - I stanbul ‘yobazlardan’ da kurtarılmıştı », Cumhuriyet, 6 octobre 1998.
14 Mahalli Idareler ve Ihtiyar Heyetleri Seçimi Hakkında Kanunu. 9e alinéa : « Seçilme Yeterliği » (conditions d’éligibilité).
15 Akit, 6 novembre 1998.
16 L'affaire avait fait la une de Milliyet, 11 octobre 1998.