[Le 8 janvier était donc l'anniversaire du meurtre de Metin Göktepe. Et le 19, on a célébré celui de l'assassinat (2007) de Hrant Dink, intellectuel, éditeur et journaliste arménien d’Istanbul, directeur du journal Agos. Le 24, c'était celui de l'attentat qui a coûté la vie à Uğur Mumcu (1993). « Mais j'aimerais comprendre ce qui se cache derrière ces assassinats, qui est derrière ? » me demande une lectrice. C'est une question que me posent souvent mes amis français qui ne connaissent pas ou peu la Turquie : une telle violence, perpétrée depuis si longtemps 1, sous des gouvernements différents, dans des contextes nationaux et internationaux si divers, a-t-elle une signification générale ? Cette violence politique est-elle un « caractère » turc ? Ce serait trop simple ; mais la réponse ne serait-elle pas dans la violence extrême qui a marqué toute l'histoire du XXe siècle turc ? Une violence qui est présente dans la mémoire de chaque famille, et d'autant plus obsessionnelle qu'elle est en partie niée, en partie masquée, en partie légitimée, mais jamais dénoncée lorsqu'elle est le fait de l'Etat ? Celui-ci peut-il garder le « monopole de la violence » lorsqu'elle est pratiquée si longtemps et à une telle échelle ? Peut-on empêcher que la violence ne devienne un habitus, une manière somme toute normale et admise de régler les problèmes même privés ? S'agit-il d'une « contamination » de la violence, de la violence des événements originels ? La violence politique qui dure depuis des décennies est-elle une conséquence de la négation du génocide et des politiques ultérieures de « purification » ethnique ? C'est un problème qui doit être appréhendé par d'autres moyens que ceux de la science politique traditionnelle. ]
1996 – 1997 : Naissance d'un grand mouvement de société civile
Au début de 1996, on aurait pu craindre que l'émotion créée par la mort de Metin Göktepe passe assez vite car l'actualité a été masquée, peu après, par l'affaire de Kardak, petit îlot disputé entre la Turquie et la Grèce, qui a mis en branle une grande vague de nationalisme, et a failli provoquer un affrontement entre les deux pays. En outre, en juin, la coalition islamiste Refahyol a pris le pouvoir, portant au premier plan l'actualité proprement politique.
Mais entre la date de la mort de Metin Göktepe et le premier anniversaire de celle-ci, un processus judiciaire s'est enclenché, de sorte qu'un scandale s'est ajouté au scandale. Le frère de Metin, Ibrahim, puis le directeur du quotidien de gauche Evrensel, Vedat Korkmaz, s'étaient rapidement portés parties civiles. Dès le 16 janvier, la Ligue turque des droits de l'Homme (IHD) avait pris en charge le dossier. Le 17, un groupe de 350 avocats avait demandé l'inculpation des policiers pour meurtre. A la fin du mois, des personnalités politiques, de gauche (Bülent Ecevit) et de droite (Mesut Yılmaz, Tansu Çiller et le président Demirel lui-même) s'étaient prononcés en faveur de l'ouverture d'une procédure, rejetant la thèse d'une mort accidentelle. C'était bien le moins, mais dans d'autres cas de telles paroles ont fait défaut : c'était peut-être une première.
En février 1996, 48 policiers sont inculpés. Mais dès le mois de juillet, Şevket Kazan, le ministre de la Justice du nouveau gouvernement Refahyol, décide de déplacer le procès à Aydın (à 750 km d'Istanbul), en Anatolie du sud-ouest, pour de prétendues raisons de sécurité. Il s'ouvre en septembre, mais aucun témoin n'y assiste, la plupart étant les collègues des meurtriers de Metin Göktepe. Le procès est donc renvoyé au mois de novembre... et ailleurs encore, à Afyon, également à une journée de route d'Istanbul. Mais, « pour la première fois, soulignait Akdemir Musa dans Libération le 25 octobre 1996, des policiers étaient directement accusés du meurtre d'un journaliste. Le procès Göktepe a donc valeur de symbole. Plus de 20 journalistes ont été tués par balle en Turquie depuis 1989, la police n'avait pu arrêter ou même identifier aucun des auteurs de ces crimes... »
Le procès, dès le début, a connu de nombreux rebondissements : faux témoignages, rétractations, menaces de mort dirigées contre ceux qui acceptaient de témoigner, et même enlèvement d'un témoin par des policiers en civil, en juillet 1996 2.
Or, début novembre 1996, le scandale dit de Susurluk secoue le pays, révélant les liens serrés existant entre l'Etat, la police, la mafia, les bandes para-militaires contrôlées par les tribus (cf. mon « esquisse » n° 16). Le scandale ranime des craintes plus anciennes : la quasi guerre civile des années 1970 et les vagues d’assassinats, le coup d'Etat de 1980 et l'implacable régime militaro-policier qui a suivi, et les violences quotidiennes perpétrées dans le sud-est. Metin Göktepe apparaît alors comme la énième victime de cette même violence politique qui caractérise la Turquie de la fin du siècle.
Mais Bülent Ecevit, alors président du Parti démocratique de gauche (DSP), exprime sa honte à propos de la lenteur du processus judiciaire. Deniz Baykal (président du CHP, gauche kémaliste) et même Mesut Yılmaz (ANAP, droite) dénoncent le scandale 3. Lors du premier anniversaire du drame, l'affaire de Susurluk a permis de révéler d'autres scandales ; aussi, l'affaire Göktepe et ses développements judiciaires s’inscrivent désormais dans ce contexte général.
Ce 8 janvier 1997, les amis et soutiens du jeune journaliste se rassemblent près de sa tombe au cimetière d'Alibeyköy, où le président de l'Association des journalistes (Türkiye Gazeteciler Cemiyeti, TGC), Nail Güreli, proteste et accuse 4. D'autres manifestations ont lieu à Istanbul, Ankara, Izmir. Le 10 janvier, une foule se presse à Kadıköy pour une soirée de soutien organisée par la Ligue des droits de l'Homme. Tous protestent contre les complications judiciaires et exigent que les assassins soient jugés. La ministre de l'Intérieur Meral Akşener, qui, en décembre, avait fait réintégrer onze policiers suspendus, doit alors reculer : ces policiers sont à nouveau suspendus de leurs fonctions.
Cumhuriyet, 9 janvier 1997. Photo Hatice Tuncer
Deux semaines plus tard, le 24 janvier 1997, ce processus est amplifié par le quatrième anniversaire de l'assassinat d'Uğur Mumcu (1993). Est-ce un effet du scandale de Susurluk ? Des milliers de personnes, dont de nombreux députés, participent à la commémoration organisée par le CHP et le syndicat DISK à Istanbul. Les manifestants réclament le renforcement de la laïcité, demandent que justice soit rendue, et scandent le slogan déjà célèbre, emblématique de cette époque : « Ne te tais pas, sinon ton tour viendra ! 5 » A Beşiktaş (Istanbul), les jeunes du CHP organisent une veille près du monument qui honore la mémoire d'Uğur Mumcu. Au cours d'une petite cérémonie, ils lisent un texte de Mumcu et qualifient sa mort comme la « naissance sanglante » d'un nouveau mouvement de protestation. Sur le monument, comme en un petit autel, outre celui d'Uğur Mumcu sont disposés les portraits de Muammer Aksoy (juriste assassiné le 31 janvier 1990), de Bahriye Üçok (historienne assassinée le 6 octobre 1990), et de Metin Göktepe 6. L'anniversaire de la mort d'Abdi Ipekçi, rédacteur en chef de Milliyet, tué par balles le 1er février 1979, accroît l'effet de pelote mémorielle de cette période de l'année.
Plus généralement, en feuilletant les journaux turcs de ces années, je suis toujours frappé par l'extraordinaire densité des commémorations qui s'ajoutent les unes aux autres ; d'autres événements, à peu près semblables aux faits commémorés, surviennent, qui sont à leur tour commémorés dès l'année suivante. L'assassinat de Hrant Dink est venu s'ajouter à cette longue liste en 2007... C'est à se demander parfois quelle est la date de publication des textes qu'on lit. En raison de l'enchevêtrement des commémorations, en raison des renvois de celles-ci aux faits mais aussi à d'autres commémorations, je dois m'étendre sur un temps relativement long, puisque tout renvoie finalement aux années 1970, alors que je croyais initialement me consacrer à une étude sur un temps court, de quelques mois ou quelques années. C'est comme si, dans ces années-là, il n'y avait pas de « présent », ou plutôt comme le le présent durait trente ans. Et l'on sait maintenant qu'il dure encore...
Et ce phénomène, bien sûr, agit sur le présent, sur l'instant et sur le futur proche. Car au début de 1997 l'accumulation de mauvais souvenirs, ravivés par le scandale de Susurluk, a provoqué un mouvement d'opinion. Aussi ce n'est pas par hasard que le 1er février soit publié un appel émanant d'un groupe mené par l'avocat Ergin Cinmen et se dénommant « Initiative citoyenne pour établir la clarté » (Aydınlık için yurttaş girişimi) 7. Voici cet appel qui a secoué la Turquie de la fin du XXe siècle :
« Nous, citoyens de la république de Turquie, nous nous exprimons en tant que majorité restée longtemps silencieuse. (…) Mais cette fois, en tant que société, nous refusons ce rôle de majorité silencieuse qu'on voudrait nous imposer. Cette fois nous voulons parler, nous-mêmes, en lieu et place de ceux qui parlent en notre nom tout en trahissant nos valeurs que sont l'amour de la patrie, le sentiment de justice, et l'Etat de droit. Nous voulons la fin de ces scandales qui salissent nos vies ! Nous voulons des informations claires et pertinentes au lieu de ces nouvelles et reportages qui s'accumulent à la télévision, à la radio, dans les journaux ! Face à la complexité de ce qui arrive, nos exigences sont très simples. Nous voulons que les chefs de bandes et leurs donneurs d'ordres soient traduits au plus tôt devant la justice. Nous voulons que cessent les pressions sur les personnes et les autorités qui posent des questions. Nous voulons que le secret d'Etat cesse de peser sur les scandales et leurs développements. Nous voulons que l'Etat mette fin aux activités des « services » qui agissent contre ses propres citoyens. Nous voulons que notre pays cesse d'être connu, dans toutes les instances internationales, comme celui des assassinats politiques non résolus, celui des exécutions extrajudiciaires, comme la plaque tournante des trafics de drogue. Et nous voulons que tout ceci se réalise au plus tôt dans le cadre d'une vie démocratique et d'un gouvernement démocratique. Voilà, tout simplement, ce que nous voulons faire savoir, en signant [cet appel], nous artisans, travailleurs, employeurs, employés, fonctionnaires, artistes, écrivains de notre pays. »
Chaque soir, à 21 heures, tous ceux qui se sentaient d'accord avec ce texte étaient invités à éteindre les lumières pendant une minute, « Une minute d'obscurité pour faire la lumière (Sürekli aydınlık için bir dakika karanlık) ». Ce fut un mouvement inédit par ses formes, sa simplicité et surtout son étendue : sans doute des dizaines de millions de personnes y ont participé chaque soir. Dans certains quartiers, chacun se mettait à la fenêtre et frappait sur des casseroles ; dans d'autres, on défilait à la lumière des bougies... Le mouvement a duré tout le mois de février.
C'est donc dans ce contexte compliqué et agité que la procédure judiciaire concernant Metin Göktepe est ouverte : la pression de l'opinion publique turque, et bientôt internationale, est intense.
Le procès
Le procès débute le 6 février 1997 à Afyon, treize mois après le meurtre, et, une nouvelle fois, en l'absence des témoins policiers. En août toutefois, ceux-ci se présentent, mais invoquent leur droit de se taire. Sur les dizaines de policiers mis en cause, onze cas seulement sont retenus par le tribunal. La justice avance très lentement : c'est seulement le 5 janvier 1998 qu'une reconstitution est organisée sur les lieux, au stade couvert d'Eyüp. La presse n'y est pas admise, mais en revanche les policiers incriminés (qui comparaissent libres) viennent avec leur arme de service. Ainsi l'un d'eux menace un des témoins, Deniz Özcan, en pointant son pistolet sur lui. Ce témoin ne cessera d'être inquiété par la suite : le 1er novembre suivant, il est arrêté par la police et battu.
Mais malgré les coups de théâtre, les revirements et les dénégations, le 7 février 1998, le rapport de la reconstitution établit que Metin Göktepe est mort sous les coups, durant sa garde à vue. Les policiers, jusqu'au bout, continuent de clamer leur innocence et déclarent qu'ils ont la conscience tranquille. Le 19 mars 1998, plus de deux ans après la mort de Göktepe, le jugement est rendu à Afyon : cinq policiers sont condamnés pour « homicide involontaire » à sept ans et six mois de prison ; les six autres sont acquittés, n'étant reconnus coupables que d' « abus de pouvoir ».
Le procès Göktepe dans le stade couvert d'Afyon. Photos Sabah, 7 février 1997
Reporters sans frontières, dans un communiqué du 19 mars 1998, souligne le caractère « inique et inacceptable » du verdict et déplore que « des fonctionnaires de la police ou de l'armée bénéficient d'une certaine clémence devant la loi par rapport aux citoyens ordinaires ». L'organisation appelle à ce que les hauts fonctionnaires de la police mis en cause dans ce meurtre soient également traduits devant la justice. La famille a d'ores et déjà annoncé qu'elle fera appel de la décision.
Or, le 17 juillet 1998, le jugement est cassé pour vice de forme. Le procès reprend à Afyon à partir de septembre, et cette fois l'un des « témoins » policiers admet que Göktepe a été frappé jusqu'à ce que mort s'ensuive. Puis les policiers s'accusent les uns les autres, ce qui n'empêche pas qu'en décembre, les derniers qui étaient sous les verrous sont libérés ; et tous sont réintégrés dans leurs fonctions.
Enfin, le 6 mars 1999, les peines de 1998 sont confirmées pour quatre des cinq condamnés. Devant le complexe sportif d'Afyon qui héberge le tribunal, une marche en l'honneur de Metin Göktepe, conduite par sa mère Fadime (« Fadime Ana »), est réprimée par la police qui procède à une vingtaine d'interpellations. Les parties civiles annoncent qu'elles feront appel pour la requalification des faits en « homicide volontaire », et qu'elles saisiront la Cour européenne des droits de l'homme. Par la suite, les péripéties judiciaires ont continué entre la Cour d'Afyon et la Cour suprême. En avril 2000, certains policiers ont vu leur peine encore diminuée.
Le déroulement du procès, qui a été couvert par la presse étrangère, ainsi que les développements du scandale de Susurluk, sur lequel un rapport officiel a été publié en janvier 1998, font que le souvenir de Metin Göktepe est resté brûlant. Chaque anniversaire, en janvier, est un moment de mobilisation de la société civile, de cette nouvelle société civile turque qui ne doit rien au kémalisme.
Le deuxième anniversaire, 1998
Le 8 janvier 1998, le deuxième anniversaire a lieu alors que la reconstitution des faits se déroule au complexe sportif d'Eyüp, de sorte que la mobilisation est très forte. A Istanbul, les représentants de l'Emeğin Partisi, de l'ÖDP, et de différentes organisations de journalistes et de société civile, des artistes, des syndicalistes, et une foule de manifestants (10 000 personnes selon le quotidien Cumhuriyet), se rassemblent devant le domicile de la famille Göktepe, à Esenler. Parmi eux se trouvent Nadire Mater, écrivaine et représentante de Reporters sans frontières 8, Ihsan Çaralan, ex-directeur d'Evrensel, désormais interdit, le reporter Ahmet Şık (emprisonné, lui, en 2011-2012), et Işık Yurtçu, ancien rédacteur en chef du quotidien pro-kurde Özgür Gündem, emprisonné de 1994 à 1998 : c'est le journalisme indépendant, dans son ensemble, qui est là, et Metin Göktepe est son symbole 9.
Cumhuriyet, 9 janvier 1998. A gauche du cliché, Fadime, la mère de Metin. Photo Hatice Tuncer
La mère et le frère de Metin en tête, les manifestants ont ensuite accompli une marche d'une heure et demie, jusqu'au cimetière de Kemer, souvent acclamés par les passants ou les gens à leur balcon, en clamant notamment : « Grâce à notre mobilisation, les meurtriers seront jugés ! », « C'est le fascisme qui a tué Metin ! », « Justice indépendante, Turquie démocratique ! », « Les assassins rendront des comptes au peuple ! », « Où que se déroule le procès, nous y serons ! ».
Un autre groupe, à l'appel de l'Association des journalistes de Turquie (TGC) s'est rassemblé devant le complexe sportif, lieu de son décès ; ils se sont ensuite rendus à la préfecture d'Istanbul en brandissant des portraits de Metin Göketpe, d'Uğur Mumcu, et de Çetin Emeç 10, et en clamant : « On ne peut museler la presse libre ! » 11. Deux jours plus tard, la mère et les frères et sœurs de Metin se rendent à Eyüp pour y déposer des œillets rouges, malgré une très forte présence policière.
Le 28 janvier, soit trois semaines après l'anniversaire de la mort de Metin Göktepe, et quelques jours après celui d'Uğur Mumcu, le rapport sur l'affaire de Susurluk est publié ; c'est un volume de 120 pages, élaboré par Kutlu Savaş, président de la commission d'inspection de la présidence du conseil, dont un résumé de quinze pages est remis à la presse et publié par Cumhuriyet à partir du 28 janvier, tandis que Radikal offre le rapport complet en supplément à ses lecteurs 12. Selon l'analyse qu'en fait Radikal, le rapport est une « photographie en couleurs du monde des bandes mafieuses » ; il établit clairement leurs liens avec l'Etat, l'étendue de cette immense corruption, dresse des tableaux montrant l'étendue des réseaux, qui s'étendent jusque dans les banques d'Etat, les services de renseignements officiels, et sont liés aux réseaux de trafic de drogue et aux bandes para-militaires engagées dans la guerre contre le PKK. Toute l'affaire jette une lumière sombre sur les événements qui se sont enchaînés en Turquie depuis le coup d'Etat de 1980.
Par rapport à la période du Refahyol (1996-1997), il règne tout de même en Turquie une atmosphère plus libre ; même si beaucoup de choses ne changent pas, la présence au sein du gouvernement de personnalités plus à gauche comme Bülent Ecevit ou Ismail Cem est de nature à donner confiance. Aussi, après les commémorations de janvier-février (Göktepe, Mumcu, Ipekçi, Aksoy), la mobilisation reprend à l'occasion de l'anniversaire de Metin Göktepe, qui aurait eu trente ans le 10 avril 1998. Ce jour-là, une affiche a été placardée sur la place de Taksim : un quotidien imaginaire, Gazete, affiche simplement sur sa une le portrait et le nom de « Metin Göktepe, journaliste, né le 10 avril 1968 » 13.
Milliyet, 10 avril 1998. Photo Bahadır Beyarslan
Après un instant de recueillement devant l'affiche, la famille et les amis se sont rendus dans un restaurant de la rue Sıraselviler pour « fêter » l'anniversaire par la remise du premier Prix Göktepe attribué à Nail Güreli, président de l'Association des journalistes de Turquie (TGC). Cérémonie émouvante : « Le bar était plein comme un œuf, tout comme l'est le tribunal d'Afyon à chaque audience 14 ». On notait la présence de journalistes connus comme Celal Başlangıç (Radikal), Ilhan Selçuk (Cumhuriyet), Hasan Pulur (Milliyet), Işık Yurtçu, et bien sûr Nail Güreli, récompensé pour sa persévérance à défendre l'affaire. Tous les responsables de la TGC étaient d'ailleurs associés dans l'attribution du prix.
Nail Güreli et Fadime Ana. Cumhuriyet, 12 avril 1998. Photo Hatice Tuncer
Fadime Ana
« La tristesse était interdite », comme le voulait la famille elle-même. Nail Güreli a rappelé que, malgré la tristesse de la mort de Metin, il fallait se réjouir que sa mort ait servi à quelque chose : c'était la première fois qu'une procédure judiciaire avait commencé dans un cas semblable. « Au prix de sa vie, c'est Metin qui a permis cette avancée ». « Fadime Ana » avait du mal à retenir ses larmes, et dans une brève allocution a remercié les journalistes qui couvrent le procès : « Vous êtes tous mes 'Metin' ». Puis, avec Nail, elle a découpé le gâteau d'anniversaire. Un petit concert avait rassemblé quelques artistes dont Ferhat Tunç. Meryem et Ihsan, sœur et frère de Metin, ont chanté sa chanson préférée, « Kırmızı gül demet demet » 15. Et des journalistes ont saisi le micro pour chanter les chansons et dire les poèmes qui, comme c'était devenu traditionnel, accompagnaient leur voyage d'Afyon.
Depuis la mort de son fils, « Fadime Ana », a fait l'admiration de la Turquie. Nuriye Akman, journaliste à Sabah, a fait avec elle, sa fille Meryem et son fils Ibrahim, un bel entretien 16. Fadime, 61 ans en 1998, est originaire de la région de Gümüşhane , et n'est jamais allée à l'école. Elle a été mariée à 15 ans, et a donné le jour à huit enfants. Alors qu'elle avait trente ans la famille a migré à Istanbul, où son mari tient une épicerie avant de mourir d'un cancer en 1990. En 1996, paradoxalement, la mort de Metin a été pour elle une milad, une renaissance 17 . Elle parle de lui comme d'un bon garçon, que ses parents avaient appelé Mehdi (« le messie »), et qui a été désigné comme Metin (« le courageux ») par son instituteur. Meryem, qui était sur les bancs de l'école avec lui, précise : « Il était chef de classe, il faisait répétiteur pour les plus jeunes. Et il refusait de cafarder ses copains quand le maître le lui demandait. » Nuriye Akman interroge Meryem sur l'attitude de sa mère « après la milad » : « Fadime a été très courageuse. Avant, elle était une femme du peuple, typiquement. Maintenant c'est une femme combattante. A Afyon elle s'est mise à parler en public ! 'L'Etat tient debout en prenant les impôts de nos enfants. Et le même Etat tue nos enfants. Il faut que cela cesse !' a-t-elle clamé. Nous nous sommes regardés, incrédules ! » Au stade d'Eyüp, lors de la reconstitution, « Je me demandais comment ma mère se comporterait. Moi je pleurais. Elle m'a consolé en me disant : 'Tu as pleuré, ma fille. Ne te laisse pas aller. Nous devons rester droits en souvenir de Metin'. Et c'est grâce à Metin qu'elle tient. »
« Vous êtes devenue une femme médiatique... Quel effet cela vous fait-il ? », a demandé Nuriye Akman. « Il n'y a aucune pression psychologique des médias sur moi. Je veux rester moi-même. C'est un devoir envers Metin. Metin m'a redonné la vie. Metin m'a fait don de la parole », répond Fadime.
A une question de Nuriye Akman sur son rapport avec les policiers, Fadime dit son amertume. A ce jour (février 1998), pas un policier, pas une organisation policière ne l'a approchée, ni elle ni ses enfants, pour partager un peu leurs souffrances. « Un jour un policier m'a présenté ses condoléances. Je n'ai pas répondu. Il y a peut-être des policiers bien. Mais moi je ne le ressens pas comme ça. Pas pour moi. Lors du procès, je n'ai jamais été face à face avec les accusés. Je ne pourrais pas, je m'évanouirais. Je ne peux m'empêcher de me demander s'ils sont vraiment en prison ! S'ils y sont, quelles sont leurs conditions de détention ? Sont-ils vraiment traités comme les autres prisonniers ? ».
C'est que la colère froide envers les policiers exprimée par Fadime est un doigt accusateur pointé vers le bourreau tant que celui-ci n'est pas sanctionné à hauteur du crime commis, et tant que le crime n'est pas considéré comme tel. Si tuer un homme à coups de matraque et de brodequins n'est qu'un abus de pouvoir ou même un homicide « involontaire », comment attendre des proches des victimes autre chose que rage et ressentiment ? Comment empêcher de nuire des fous qui se prennent pour le bras de l'Etat ? Et comment pacifier la société, dans ce cas 18 ? Car les attaques contre Fadime et ses enfants ne leur ont pas été épargnées, comme l'odieuse destruction de la pierre tombale de Metin, le 29 mai 1998. Les vandales avaient laissé un message au cimetière : « Si dimanche ce monument n'est pas enlevé, nous le ferons nous-mêmes » ; et ils l'ont fait. « 'Ils' ne supportent pas mon frère, même mort », dit Ihsan ; « La menace n'est pas dirigée contre la famille, dit Meryem ; à mon avis c'est une menace dirigée contre toute la société » 19.
Milliyet, 30 mai 1998. Photo Ümran Avcı
Mais Fadime Ana n'a jamais cessé, par la suite, d'être une « femme de combat ». « Désormais je ne peux plus rester un seul jour à la maison. » Elle est toujours debout, de toutes les mobilisations, avec les mères de disparus, le samedi, devant le lycée de Galatasaray, avec les journalistes poursuivis, emprisonnés, assassinés. Aujourd'hui, elle soutient Nedim Şener et Ahmet Şık, emprisonnés pour avoir enquêté sur la confrérie Gülen.
Metin Göktepe restera dans les mémoires justement parce qu'il était un quasi inconnu, un sans-grade assassiné par des sans-grade. C'est pourquoi il est emblématique. On ne lui a pas laissé le temps de devenir un grand journaliste d'investigation comme Uğur Mumcu, ou un responsable de presse comme Abdi Ipekçi. Il n'a pas procédé à des enquêtes approfondies sur des sujets brûlants ; il l'aurait peut-être fait si on l'avait laissé vivre. Il n'a donc pas été une cible des extrémistes, mais simplement la victime du travail d'information quotidien, qu'on traite à coups de pieds. Les policiers ont frappé pour deux raisons : les circonstances d'abord, puisqu'il s'agissait pour la presse de couvrir un événement malgré le bouclage, informer envers et contre tout ; l'événement était les obsèques scandaleuses d'hommes tués de façon scandaleuse. L'autre raison est qu'un policier se sent protégé, que la police se sent protégée, partout et depuis toujours ; le sentiment d'impunité est constitutif de la condition policière. C'est pourquoi le procès d'Afyon, malgré la légèreté des peines prononcées, a été un début important.
L'affaire a coïncidé aussi avec la magnifique naissance d'un vaste mouvement de société civile, elle y a contribué aussi. Et des « acteurs » sont apparus qui étaient jusqu'alors invisibles dans le champ politique, comme Fadime Ana mais aussi toutes les « mères du samedi » ; et d'autres acteurs comme Nail Güreli et les associations comme la TGC qui, indépendamment des partis et des cercles de pouvoir, ont réussi par leur travail et la justesse de leur combat à faire prévaloir leur cause.
Sur les circonstances de la mort de Metin Göktepe, voir l'article de Nazım Alpman paru dans Milliyet en février 1998, traduit sur ce blog]
Lectures :
Uğur Hüküm, Defne Gürsoy, Istanbul : Emergence d'une société civile, Paris, Autrement, 2006, 248 p. Photographies d'Erzade Ertem, préface de Semih Vaner. Collection "Villes en mouvement".
Günter Seufert, Karin Vorhoff, Stefanos Yerasimos (dir.), Civil Society in the Grip of Nationalism, Istanbul, Orient-Institut et Institut Français d’Etudes Anatoliennes, 2000, 576 p.
Notes
1 Rien que dans la profession journalistique, 49 tués de 1974 à 2007. Voir la liste sur le site metingoktepe.com.
2 Selon le site de l’association « Article 19 », http://www.unesco.org/bpi/fre/3mai99/3.htm.
3 Leurs déclarations sont sur http://www.metingoktepe.com/davahakkinda.php.
4 Nail Güreli a été président de la TGC de 1994 à 2001. Il a fait partie des rédactions de Hürriyet et Milliyet, et a été désigné comme « journaliste de l'année » en 1959.
5 « Susma sustukça sıra sana gelecek ! ». Cumhuriyet, 24 janvier 1997. La première occurrence de ce slogan que j'ai personnellement observée se situe à Hacıbektas-ı Veli, lors des célébrations alevi du 18 août 1996, pour protester contre la venue du ministre de la culture Ismail Kahraman.
6 Cumhuriyet, 25 janvier 1997.
7 Cf. Hasan Pulur, « Sürekli aydınlık için bir dakika karanlık », Milliyet, 1 février 1997.
8 Egalement auteure d'une des premières enquêtes sur la guerre au Kurdistan turc, Mehmedin Kitabı. Güneydoğu’da Savaşmış Askerler Anlatıyor, Istanbul, Metis, 1999.
9 Affaire relativement encourageante que celle d'Işık Yurtçu, car il avait été condamné en décembre 1994 à 15 ans de prison ; mais il a été libéré le 15 août 1997, preuve que la mobilisation, parfois, porte ses fruits : Yurtçu avait reçu le prix Reporters Sans Frontières en prison en décembre 1996.
10 Journaliste, membre du Comité directeur de Hürriyet, assassiné le 7 mars 1990.
11 Sabah, 8 janvier 1998 ; Cumhuriyet, 9 janvier 1998.
12 Cumhuriyet, « Susurluk raporu'nun tam metni », du 28 janvier au 7 février 1998 ; et Kutlu Savaş’ın hazırladığı Susurluk Raporu, Istanbul, Supplément au quotidien Radikal, s.d. [1998], 95 p. Egalement en ligne sur Internet : http://www.kovan.ceng.metu.edu.tr/~erol/ses/susurluk/Susurluk__Kutlu_Savas'in_Raporu.html.
13 Milliyet, 10 avril 1998.
14 Nazım Alpman, « Göktepe ödülü hepimizin ! », Milliyet, 12 avril 1998, et Cumhuriyet, même date.
15 On trouvera sur You Tube de nombreuses interprétations de cette chanson de Muharrem Akkuş, et les paroles sur http://www.turkudostlari.net/soz.asp?turku=689.
16 Nuriye Akman, « Metin'den önce Metin'den sonra », Sabah, 8 février 1998.
17 Ce terme désigne la naissance d'un prophète, comme Mahomet ou Jésus. En turc, « avant le milad » ou « après le milad » (Milattan önce, milattan sonra) signifie « avant ou après J.C. ».
18 Sur le ressentiment éprouvé par les victimes ou proches de victimes, lire Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l'insurmontable, traduit de l'allemand par Françoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995 (première édition allemande, 1966).
19 Milliyet, Yeni Yüzyıl, 30 mai 1998. La destruction de sépulture est un mode d'expression tristement banal chez les ultra-nationalistes et les islamistes, comme le montre le saccage systématique des cimetières orthodoxes de Chypre, dans la partie occupée par l'armée turque.