(dernières corrections: 10 août 2016)
J'ai souvent fait allusion aux Alévis dans mes précédents articles. Cette population musulmane hétérodoxe, que Hamit Bozarslan qualifie de « deuxième confession » de Turquie, est devenue un sujet majeur de préoccupation à la fin du XXe siècle 1. Depuis des siècles, les alévis ont formé une « minorité » très forte en Anatolie, souvent méprisée par les sunnites et ignorée par la politique 2. Pire, en 1938, le soulèvement du Dersim (aujourd'hui Tunceli), région à la fois kurde et alévie, a été réprimé avec des moyens et une férocité confondantes par la république kémaliste.
L'encadrement de la religion musulmane par la Direction des affaires religieuses créée en 1924 (DIB, désignée familièrement sous l'appellation Diyanet), qui fait de l'islam sunnite une religion officielle, n'a tenu aucun compte de l'existence de l'alévisme, qui concerne pourtant un quart à un tiers de la population turque. En outre, l'alévisme a été touché par l’interdiction générale des confréries et sectes religieuses, et les couvents (tekke), notamment celui de Hacıbektas, centre spirituel de l'alévisme, ont été fermés en 1925.
Les récits historiques produits par le courant alévi sont sujets à caution mais indiquent au moins comment cette population se représente elle-même et quels sont ses mythes fondateurs 3 ; ils font état de persécutions continues depuis le XVIe siècle mais le XXe siècle n'est pas en reste. La répression féroce de la révolte de Dersim a eu un effet de sidération et le « courant alévi » s'est fait invisible pendant quelque temps. Avant la fin du XXe siècle, de toute manière, les Alévis étaient essentiellement des ruraux ne disposant guère de moyens d'expression et de diffusion. Mustafa Kemal est bien passé à Hacıbektas en 1919, sans qu'il en résulte une alliance 4. Si cette visite manifestait un intérêt ou une considération du personnage pour l'alévisme, cela n'a pas duré puisque la vie de Mustafa Kemal s'est terminée par la répression de 1938. Par la suite, politiquement, les Alévis ont montré de la sympathie envers le courant conservateur du Parti démocrate (DP) de Menderes (1950-1960), qui a été la première importante réaction anti-kémaliste et qui avait mis en œuvre une politique de développement de l'agriculture. Vers 1970, l'alévisme est donc plutôt rural, conservateur... et pas très visible dans le paysage politique.
Les choses changent profondément à la fin du XXe siècle. Les forces politiques de l'Anatolie orientale, sous l'influence du mouvement kurde, sont pénétrées par la gauche et l'extrême-gauche. C'est pourquoi, dans la vision du courant sunnite conservateur, durant les années troubles de la décennie 1970, l'amalgame est vite fait entre « alévi » et « communiste ». Les Alévis ne bénéficient d'aucune considération dans les milieux pénétrés par l'islam politique ; ils sont désignés à la vindicte comme une altérité plus radicale encore que les gavur chrétiens : des athées immoraux. Il est vrai que les Alévis pratiquent l'islam d'une manière incompréhensible aux sunnites : ils n'ont pas de mosquées, n'observent pas le jeûne du ramadan, accordent une place importante à la musique et au chant dans les cérémonies, au cours desquelles jeunes gens et jeunes filles sont mêlés. Enfin, ils vouent à la personne d'Ali, gendre de Mahomet, un véritable culte qui en fait une figure presque christique 5.
Que beaucoup de ces prétendus « hérétiques » soient passés à gauche, dans les années 1970, a attisé la haine des « Loups gris » d'extrême droite, toujours fidèles au sunnisme le plus orthodoxe. C'est ce qui a mené au massacre de décembre 1978 à Marache (111 morts). Cet événement a créé un trauma vivace trente ans plus tard encore, et les agresseurs potentiels sont eux aussi bien vivants (sur les craintes des Alévis, voir l'article "Une vague de stigmatisation inquiétante pour les alévis de Turquie", sur le marquage des portes de maisons alévies à Erzincan et Didim en mai 2012).
La période qui suit le coup d'Etat de 1980 voit une renaissance vigoureuse de l'alévisme dans la sphère publique, ainsi que l'affirmation d'une identité de gauche alévie, dont nous avons été souvent témoins, dans les villes et les campagnes, au cours de nos voyages en Anatolie. Aux étrangers que nous sommes, les interlocuteurs alévis revendiquaient très vite cette identité : « Nous, nous sommes alévis, nous sommes socialistes ».
Le chercheur Harald Schüler exprime assez clairement ce qui définit les Alévis en tant que « mouvement social » 6. Les alévis n'ont jamais construit un « toit » commun ni institutionnalisé leur confession. Ils ne visent aucun pouvoir, et en cela on peut assimiler ce « mouvement » à un phénomène de société civile. L'alévisme n'est pas globalement réformiste ni révolutionnaire, même si certaines associations sont proches de l'extrême-gauche comme la Pir Sultan Abdal Dernegi 7. Inversement, l'alévisme ne comporte aucune composante réactionnaire. L'adhésion de l'alévisme au nationalisme turc tel qu'il existe aujourd'hui paraît même impossible, puisque par son existence même l'alévisme remet en cause la conception de la nation, qui repose au moins implicitement sur la primauté de l'islam sunnite.
L'alévisme se représente lui-même comme un humanisme, une culture de tolérance que l'Anatolie devait forcément inventer, comme l'explique le musicien Zülfü Livaneli : « Nous représentons une culture qui abolit toutes les discriminations. Les femmes dansent avec les hommes. C’est une culture anatolienne qui a vécu une sorte de miracle au XIIIe siècle, avec Hadji Bektach et Yunus Emre, car l’Anatolie était une terre de grande diversité humaine, et la synthèse était nécessaire. L'alévisme l’a réalisée 8. » L'alévisme et l'Anatolie ne font qu'un. C'est d'ailleurs ce qui avait séduit au moins une partie du courant kémaliste. Ce caractère anatolien pouvait renforcer le sentiment national par opposition à l'islam sunnite « arabe » (Islâm-ı Arap) 9.
Or, à partir des années 1980, les Alévis veulent exister officiellement ; ils « revendiquent leur nom » (adımızı istiyoruz) ; l'alévisme n'étant reconnu ni comme religion (din), ni comme secte (mezhep) ni comme confrérie (tarikat), ils veulent une reconnaissance par la Direction des affaires religieuses (Diyanet). Ou alors, plus radicalement, ils veulent l'abolition de cette institution dont l'existence est une négation de la laïcité, revendication en principe interdite par la loi. Les Alévis voudraient également pouvoir s'organiser en tant que confession alors que la loi sur les associations de 1983 (Dernekler Kanunu, 1983) ne le permet pas.
La « revendication du nom » s'est faite en même temps qu'une transformation radicale de la population alévie. La guerre contre la rébellion du PKK, commencée en 1984, s'est étendue depuis le sud-est au centre de l'Anatolie à partir de 1996 ; cette année-là, la population des villages alévis des régions de Tunceli, Elazig, Sivas, a été prise en tenaille et sommée de choisir entre l'armée et les rebelles 10. Cette position intenable a engendré destructions, violences, assassinats et en fin de compte un exode massif vers les centres urbains : comme partout, la guerre et l'insécurité ont accéléré l'exode rural. Les alévis se sont regroupés dans les villes en quartiers homogènes, où ils ont recréé leurs organisations, plus puissantes et plus efficaces car leur population est concentrée, comme Gaziosmanpasa ou Okmeydanı à Istanbul. L'alévisme est devenu un phénomène urbain, désormais très visible, jusqu'au cœur des grandes villes.
L'une des premières manifestations du courant de renaissance fut la publication par Cumhuriyet, en 1990, d'une « déclaration alévie », qui outre les points évoqués ci-dessus dénonçait l'invisibilité des Alévis dans les médias, réclamait une reconnaissance de cette culture proprement anatolienne, l'abolition de l’enseignement religieux sunnite obligatoire, l'arrêt de la construction de mosquées et de l'envoi d'imams sunnites dans les villages alévis 11. Cette époque, selon Élise Massicard, est un tournant dans l'alévisme, qui s'affirme, revendique, s'organise.
En fait, l'émergence de l'alévisme remet en cause des fondements de l'ordre politique issu du coup d'Etat de 1980, comme la loi sur les partis politiques (un parti n'a pas le droit de réclamer l'abolition du Diyanet), la loi sur les associations, et la constitution de 1982 elle-même. Comme je l'ai déjà suggéré, elle remet en cause, plus généralement, plus radicalement, la conception de la nation et l'idée même de « culture nationale » 12.
Reconnaître officiellement l'alévisme ne serait donc pas un geste politique simple, comme peut l'être l'autorisation d'un parti, d'un courant politique ou culturel. Pour que l'alévisme soit placé au même rang que l'islam sunnite, pour que les Alévis soient admis dans la société à l'égal des autres musulmans 13, en somme pour que la société soit réellement laïque, il faudrait repenser la république, qui est, de facto et quoiqu'en dise le discours kémaliste, une république conçue pour les musulmans sunnites. C'est pourquoi on dit souvent que les Alévis sont indispensables à la construction d'une Turquie vraiment laïque. C'est pourquoi aussi, comme l'affirme Hamit Bozarslan, la question alévie est peut-être aussi explosive que la question kurde.
Il n'est pas question de faire ici une analyse approfondie de la question alévie en Turquie : je n'en ai pas la compétence 14. Je me pencherai comme d'habitude sur de petits phénomènes de surface par lesquels la presse ce cette époque a contribué à rendre l'alévisme visible, et des faits qui montrent comment le monde politique a tenté de capter à son profit ce mouvement, notamment à l'occasion de la fête annuelle de Hacıbektas – car pour un politique il serait inconcevable de négliger cet immense réservoir de voix.
Je vais donc commencer par l'apparition de quelques « clichés », images photographiques stéréotypées, qui sont rapidement devenues des icônes.
L'icône du saint
Hadji Bektach était un eren (moine) soufi venu du Khorasan, qui s'était établi dans le lieu qui porte aujourd'hui son nom 15. Il est considéré comme le fondateur du soufisme anatolien et de la mouvance alévie. Le village de Hacıbektas, en Anatolie centrale (département de Nevsehir) est le principal lieu de pèlerinage de l'alévisme. Le saint a depuis longtemps son image, visible sur le lieu de pèlerinage, devenue icône religieuse par la voie d'estampes, cartes postales, affiches, distribuées et vendues par milliers dans tous les centres alévis, près des lieux de culte (cemevi), de réunion, centres culturels, bibliothèques, librairies, festivals... L'image passe dans la presse alors qu'elle est déjà une icône au plein sens du mot, une image religieuse.
Image publiée dans Yeni Yüzyil, 16 août 1996
Le saint est assis, vêtu d'une soutane blanche partiellement recouverte d'une tunique verte ; ses épaules sont couvertes d’un châle rouge. Ces couleurs sont importantes, comme on le verra. Il est représenté barbu et coiffé d’un haut bonnet. Hadji Bektach, visage sérieux et calme, tient dans ses bras deux animaux, un cerf et un lion qui symbolise Ali. Le félin semble sourire. De ses bras, le saint enveloppe amicalement les deux animaux, sans les enserrer, sans les contraindre. Les créatures censément ennemies sont côte à côte ; le lion n’attaque pas le cerf. Le cerf ne s’enfuit pas : il tend son regard, et sa tête, vers celle du saint comme pour déposer un baiser. Tel est le message de paix de Hadji Bektach et des Alévis.
Mais l'image, qui transmet des sensations apaisantes, un message évidemment compréhensible et universel, et qui ne comporte aucun élément qui serait de nature à choquer l'islam orthodoxe (sinon, pour les rigoristes, sa nature iconique elle-même), cette image apparaît assez rarement dans la presse de l'époque, au moins à ma connaissance. Les rédactions de presse lui ont préféré trois autres types humains ou situations, et un objet.
Clichés : le dede alévi
Dès cette époque apparaissent de façon frappante, dans la presse, les « clichés » qui sont restés emblématiques de l’alévisme, et deviennent des icônes dont la présence sur une page de journal, ou en vignette de titre, suffit à annoncer le sujet.
C’est d’abord l’image du dede. Les Alévis n'ont pas d'imam, mais des sages qui connaissent et transmettent la tradition. Ces dede sont le plus souvent des hommes âgés. Ils n'ont pas de tenue particulière, et il n'existe probablement aucune prescription quant à leur aspect extérieur. Mais beaucoup portent la barbe, non pas la barbe bien taillée en collier des pieux sunnites, mais une barbe longue en broussaille ; plus rarement une grosse moustache. L'autre caractère visible de nombreux dede est le port d'un chapeau de feutre à rebords, de type européen, ce type de chapeau qui avait été imposé lors de l'interdiction du fez (sapka devrimi) en 1925. Je ne saurais dire quelle est la proportion de dede qui portent barbe blanche et chapeau de feutre ; mais telle est l'image transmise par la presse. Le dede, par son âge en quelque sorte revendiqué par la barbe blanche, par le chapeau vissé sur la tête, est une figure facilement identifiable car elle est atypique. Elle attire l'attention (des journalistes, des reporters), elle est spécifique à l'alévisme. En conséquence, elle a vite été chargée d'une connotation qui en fait une icône moderne.
Photo publiée par Zaman 17 août 1997, non créditée
En effet, ces dede ne cherchent pas à ressembler à l’image de Hadji Bektach telle qu’elle nous est parvenue et telle qu'elle figure ci-dessus. Le chapeau de feutre de type « européen » qui les coiffe renvoie directement au kémalisme, il en est l'une des métaphores. Ainsi l'image « kémaliste » du dede conforte la représentation habituelle de l'alévisme, qui serait un mouvement à connotation kémaliste et forcément laïciste. Ce n'est pas si simple, c'est probablement faux en ce qui concerne l'alévisme de la première moitié du XXe siècle ; dans la seconde moitié, on peut considérer que la réalité a rejoint cette représentation ; la représentation a peut-être même créé une réalité ou contribué à la créer, car l'alévisme est en effet devenu un puissant mouvement laïciste, et il est instrumentalisé en ce sens par les laïcistes non alévis. Enfin, en ce qui concerne la dernière décennie du XXe siècle, c'est encore différent : une part importante du mouvement alévi a rejoint la gauche radicale, souvent pro-kurde, qui elle, rejette le kémalisme.
Quoiqu'il en soit, l'image du dede est opératoire, elle agit, elle contribue à rendre le monde alévi visible et reconnaissable ; elle est opposable à celle du sunnite pieux coiffé de la petite calotte (cf. l' « esquisse » sur l'image d'Erbakan).
Photo Erhan Seven, Yeni Yüzyıl, 17 août 1996
Si tous les dede ne sont pas pourvus d'une barbe blanche, un photographe de presse préférera cadrer ce type de personnage – ou la rédaction choisira ce cliché plutôt que d'autres. La redondance des signes est toujours bienvenue, et sur le cliché ci-dessus, on remarquera que le dede de gauche porte sur le revers de sa veste la rosette d'Atatürk. Une fois que l'icône est créée par la presse, celle-ci se focalise sur ses propres icônes, comme elle le fait sur les femmes en noir (cf. l' « esquisse » n° 11), les « barbus » islamistes ou la couleur verte pour signifier l'islam politique.
Clichés : costumes « traditionnels »
La deuxième icône est l'image de la jeune femme alévie vêtue de son costume « traditionnel » pour la cérémonie du semah. Je ne suis pas certain que le qualificatif soit adéquat, mais c'est ainsi que la presse le perçoit ou le présente. Le quotidien Zaman, décrivant la fête de Hacıbektas en 1996, décrit ces « costumes traditionnels » (ce sont ses termes) comme s’il s’agissait d’un reportage en un pays exotique. Le plus remarquable est que les couleurs de ces vêtements sont celles de la tenue de Hadji Bektach sur l'effigie ancienne : les jeunes femmes sont revêtues d'une longue robe rouge et d'un voile vert qui recouvre la tête et les épaules. Le voile est tenu par un serre-tête rouge, qui enserre également le front des garçons participant à la cérémonie.
Photo Yeni Yüzyıl du 19 août 1996, non créditée, illustrant un article de Nevval Sevindi
Selon la chercheuse Erica Letailleur, aucune source ancienne ne mentionne cette tenue. Il s’agirait de l’ « invention d’une tradition », peut-être contemporaine de l’institutionnalisation de la fête de Hacıbektas et de sa folklorisation, dans les années 1960. Quoiqu’il en soit, cette figure de femme, avec ses couleurs emblématiques, est également devenue figure de l’alévisme.
Mais comme le champ notionnel alévi est désormais connoté à gauche, la tenue « traditionnelle » de ces femmes a migré dans un autre champ, celui de la révolte : sur la photographie ci-dessous publiée par Hürriyet, prise lors des obsèques d'un « terroriste » à Bahçelievler 16, la jeune femme qui a grimpé sur le corbillard et dresse le poing est en pantalon, mais elle a couvert sa tête d'un fichu entouré d'un serre-tête. Bien que l'image soit en noir et blanc, on devine que le fichu n'est pas vert mais blanc, et il y a de fortes présomptions que le serre-tête soit rouge.
Hürriyet, 12 août 1996, photo non créditée
La jeune femme est certainement kurde, peut-être aussi alévie. Elle a revêtu une tenue devenue emblématique de la protestation kurde. Mais il y a une similitude frappante malgré les différences de couleurs. Ce n'est qu'une hypothèse, mais je pense qu'il existe une osmose entre cette tenue vestimentaire des sympathisants de l'extrême-gauche et de la cause kurde d'une part, et celle des femmes alévies de l'autre, et que la similitude des apparences permet une migration des connotations d'une représentation à l'autre, elle facilite l'amalgame.
Clichés : la mixité des cérémonies
La troisième icône ne représente ni un personnage ni un type humain, ni une tenue vestimentaire ; c’est une situation, la mixité dans les cérémonies religieuses, plus précisément la photographie de la danse de semah, où garçons et filles sont ensemble. Mixité scandaleuse aux yeux des musulmans sunnites rigoristes, et qui est à l’origine des accusations d’obscénité, voire d’inceste qui alimentent la haine envers les Alévis.
Photo Cumhuriyet, 1 septembre 1996, non créditée
L'image du semah est récurrente dans la presse, par exemple pour illustrer les reportages sur la fête annuelle de Hacıbektas. Preuve qu'il s'agit d'une image « exotique » pour le public turc en général, car on rencontre assez peu de photographies prises au cours d'une cérémonie religieuse sunnite, sauf les obsèques – et en ce cas la présence d'une image est due à la personnalité du défunt et non à la représentation du rite. La cérémonie du semah, « exotique », est pour cette raison folklorisée. Lors de la visite d'un personnage officiel, le semah a lieu en sa présence comme s'il s'agissait d'un spectacle de danses « traditionnelles » ; j'en présenterai des exemples dans un prochain article, concernant les visites du président de la république et de membres du gouvernement. En 1996, en présence de ces cérémonies, un journaliste chevronné comme Ataol Berhamoglu avouait pourtant son étonnement : « Nous sommes si peu habitués à voir ensemble des hommes et de femmes dans une même cérémonie religieuse qu'[à Hacıbektas] on a l’impression de visiter un musée » 17.
Photo Milliyet, 26 octobre 1998, non créditée
Le saz
J'ai dit plus haut que la quatrième icône, formellement, est un objet, mais il est un peu inconvenant de qualifier ainsi un instrument de musique ; c'est un être vibrant qui exprime l'âme du musicien, traduit son langage, et lui rend le bonheur qu'il procure aux auditeurs par les vibrations qu'il lui communique : c'est le baglama ou saz, luth à long manche dont la caisse est taillée dans un bloc de bois de mûrier. Ses choeurs de doubles et triples cordes octaviant la mélodie dans le grave lui donnent un son puissant, charnel. C’est le son de l'Anatolie profonde. Il soutient le chant long des troubadours, l'uzun hava. Lors de la fête annuelle de Hacıbektas, les troubadours, hommes et femmes, venus de toute la Turquie, se produisent non seulement sur scène mais partout dans la ville, dans les prés environnants, dans les campements provisoires qui accueillent les pèlerins.
Même s'il est l'instrument de toute la Turquie, le saz est emblématique : instrument des cérémonies de semah, il a mué en symbole de l'alévisme. En tant que tel, il se doit d'être spécifique : le chanteur Zülfü Livaneli explique que « le saz alevi est différent, avec un accord différent. On joue sur les trois cordes alors que sur le saz que vous entendez à la radio on joue sur une seule et les autres cordes sonnent à vide. C’est anti-musical 18. »
Devenu icône, comme l'image des dede ou celle du costume « traditionnel », le saz annonce le sujet dans les journaux, car il est la revendication de l'alévisme, et au-delà, et surtout depuis 1993, revendication de la liberté de pensée et de culte face à la domination sunnite.
Photo Radikal, 27 décembre 1996, non créditée
Désormais dans la presse, l'image du saz, l'image du barde au saz (asık ou ozan) prend un effet d'annonce. Attirant l'attention du lecteur, elle lui indique le sujet de l'article, elle devient index. On la trouve par exemple dans Sabah, le 23 mars 1997, pour illustrer une interview d'Izzettin Dogan, président du Cem Vakfı, à l'occasion de l'anniversaire d'Ali ; il n'y est pas question de musique, mais le saz est là. Même procédé dans une page de Turkish Daily News : un article portant sur les cemevi, lieu de culte et de réunion des alévis, est illustré par deux « icônes », celle du dede, et celle de l'asık au saz 19.
Une grande partie du répertoire des troubadours est constitué des poèmes de Pir Sultan Abdal, poète du XVIe siècle et victime de la persécution (à ce sujet voir mon article dans CEMOTI, 1991) 20. Ses chants ont été transmis de génération en génération, et c'est pour commémorer ce prince des poètes que, depuis 1990, des festivités étaient organisées à Sivas, en juillet. De nombreux intellectuels, artistes, écrivains s'y étaient rendus le 2 juillet 1993 : 37 en sont morts. Lors des manifestations de protestation contre le drame de l'hôtel Madımak, les participants avaient souvent des saz, non pas tenus sur la poitrine comme pour en jouer, mais à bout de bras, comme un drapeau ou comme une arme, comme un emblème, comme un défi. Le drame de Sivas étant très vif dans les mémoires en ces années 1990, on trouve périodiquement dans la presse des images des obsèques des victimes, telle celle qui figure ci-dessous, publiée en 1996 par Yeni Yüzyıl 21. J'étais moi-même à Strasbourg lors des manifestations qui ont suivi le drame, et j'ai vu des scènes semblables, réitérées chaque deux juillet dans les quartiers alévis des grandes villes.
A gauche, photo prise lors des obsèques d'une des victimes de Sivas, Istanbul, juillet 1993, publiée par Yeni Yüzyil le 4 mars 1996 (non créditée)
A droite, photo Cumhuriyet non créditée, commémoration du massacre de Sivas le 2 juillet 1997, illustrant un article de Baran Uncu
Dans la plupart des circonstances de protestation, de témoignage, de commémoration, le saz est là non seulement pour se faire entendre, mais pour se faire voir et faire voir et l'alévisme et la protestation. En février 1997, diverses organisations dont le CHP, la Türk Kadınlar Birligi (Union des femmes turques) et plusieurs associations alévies 22 avaient organisé une marche de protestation contre les menaces sur le statut des femmes. Le saz est au premier rang, porté à l'épaule, comme un fusil ; pourtant le sujet de la protestation n'a rien de spécifiquement alévi. Le saz indique la participation alévie (ou l'organisation par les alévis), et la présence alévie en tant que telle dans la manifestation indique la spécificité politique et sociale du monde alévi, moderne, démocratique, féministe, de gauche. Le saz résume tout cela.
Le saz est même la métaphore d'une arme. En 1996, l’instrument avait servi de clé à une caricature publiée dans Zaman, à la suite des manifestations du premier mai, qui avaient mal tourné (cf. l' " esquisse " n° 13). Selon la police, on aurait trouvé des tenues dont s'étaient revêtus les militants du groupe d'extrême-gauche DHKP-C dans un local de la Pir Sultan Abdal Dernegi à Yenibosna (Istanbul). Sur ce dessin, le saz dit tout : le manifestant masqué, violent et communiste est forcément aussi un alévi puisqu'il a un saz en main. Et l'instrument qui chante la paix et l'amour de l'humanité sert d'arme pour frapper un homme à terre. Le caricaturiste, et Zaman, reprennent à leur compte les accusations de la police et les amalgames.
Dessin de Dagistan, Zaman 17 mai 1996.
Mais la métaphore est également perçue dans un sens positif : sur ce dessin de Sevket Yalaz publié au moment de l'anniversaire du drame de Sivas, des poings fermés sortent de terre comme des arbres puissants, les poings symboles universels du combat de gauche ; dans ce type de représentation, si le poing n'est pas nu, souvent, il enserre une arme. Mais ici les poings brandissent des crayons, des livres, et des saz. Chacun de ces objets est une arme en fait, une arme pacifique pour venir à bout de ce qui a tué les 37 intellectuels à Sivas : l'obsession de la charia, l'islam politique, l'obscurantisme, la réaction. Le dessinateur, la rédaction de Radikal, et beaucoup en Turquie, estiment que l'alévisme pourrait y contribuer.
Radikal du 2 juillet 1997 : dessin de Sevket Yalaz
Lectures :
Balivet Michel, Yalçın Perihan, "Hacı Bektâs et Yunus Emre ou l'universalisme turc médiéval", in Türk Kültürü ve Hacı Bektas Veli Arastırma Dergisi, 2010, n° 55.
Version en ligne : http://www.hbvdergisi.gazi.edu.tr/ui/dergiler/55_20130107162236.pdf
Ekal Berna, « Through Differences and Commonalities: Women’s Experiences of Being Alevi », thèse de doctorat, Université de Bogaziçi, 2006, 170 f°. en ligne : http://www.belgeler.com/blg/rea/through-differences-and-commonalities-women-s-experiences-of-being-alevi-farkliliklar-ve-ortakliklar-kadinlarin-alevilik-deneyimleri
Gökalp Altan, Têtes rouges et bouches noires, Paris, Société d’ethnographie, 1980, 253 p.
Massicard Elise, L'autre Turquie, PUF, 2005. En turc : Türkiye'den Avrupa'ya Alevi Hareketinin Siyasallasması, Istanbul, Iletisim, 2007, 367 p. Une traduction en anglais sera disponible en été 2012.
Melikoff Irène, Hadji Bektach : un mythe et ses avatars. Genèse et évolution du soufisme populaire en Turquie, Leiden, Brill, 1998.
Melikoff Irène, Sur les traces du soufisme turc : recherches sur l'Islam populaire en Anatolie, Istanbul, Editions Isis, 1992.
Olsson T., Özdalga E., Raudvere C. (Eds.), Alevi identity: cultural, religious and social perspectives. Istanbul: Swedish Research Institute in Istanbul, 2003.
Schüler Harald, « Secularism and Ethnicity : Alevis and Social Democrats in Search of an Alliance », inSeufert Günter, Vorhoff Karin, Yerasimos Stefanos (dir.), Civil Society in the Grip of Nationalism, Istanbul, Orient-Institut et Institut Français d’Etudes Anatoliennes, 2000, pp. 197-250.
Vorhoff Karin, Zwischen Glaube, Nation und neuer Gemeinschaft : Alevitische Identität in der Türkei der Gegenwart, Berlin, Klaus Schwartz Verlag, 1995, 273 p. (Islamkundische Untersuchungen, Band 184).
Notes :
1Hamit Bozarslan, « L'alévisme, la méta-histoire et les mythes fondateurs de la recherche », in Isabelle Rigoni (dir.), La Turquie aux mille visage, Paris, Syllepse, 2000, pp. 77-88.
2On parle souvent d'un soutien des alévis au mouvement kémaliste des débuts. Ce point de vue est contesté et démonté par des auteurs tels que Hamit Bozarslan.
3Une « méta-histoire » selon Hamit Bozarslan, article cité ; l'un des ouvrages les plus connus, de grande influence selon Élise Massicard, est celui de Cemal Sener, Alevilik Olayı. Toplumsal bir Baskaldırının Kısa Tarihçesi [Le fait alévi. Brève histoire d’une rébellion], Istanbul, Ant Yayınları, 1990, 208 pages. Cf. Elise Massicard, L'autre Turquie, Paris, PUF, 2005, 361 p. Cet ouvrage sera bientôt disponible en anglais chez Routledge, sous le titre: The Alevis in Turkey and Europe: Identity and Managing Territorial Diversity.
4Elise Massicard, o.c. ; la pagination de mes références correspond à la version turque de cet ouvrage : Türkiye'den Avrupa'ya Alevi Hareketinin Siyasallasması, Istanbul, Iletisim, 2007, p. 47.
5 5Melikoff Irène, Sur les traces du soufisme turc : recherches sur l'Islam populaire en Anatolie, Istanbul, Editions Isis, 1992 ; Melikoff Irène, Hadji Bektach : un mythe et ses avatars. Genèse et évolution du soufisme populaire en Turquie, Leiden, Brill, 1998.
6Harald Schüler, « Secularism and Ethnicity : Alevis and Social Democrats in Search of an Alliance », in Seufert Günter, Vorhoff Karin, Yerasimos Stefanos (dir.), Civil Society in the Grip of Nationalism, Istanbul, Orient-Institut et Institut Français d’Etudes Anatoliennes, 2000, pp. 197-250.
7Mouvement fondé en 1988 à Ankara, qui a pris une dimension politique à la suite de l’événement de Sivas en 1993 ; cf. Elise Massicard, Türkiye'den Avrupa'ya..., pp. 89 sq.
8Özcan Ercan, « Dönemecin esiginde Aleviler », Milliyet, 27 octobre 1997.
9Elise Massicard, o.c., p. 43, évoque un article de Baha Sait qui va dans ce sens : « Türkiye'de Alevi Zümreleri », Türk Yurdu, n° 21, septembre 1926, pp. 204-207.
10Une enquête de Cumhuriyet présente la photo d'un intérieur alévi, dans un village, où le portrait d'Atatürk voisine avec celui d'Ali. La légende rapporte des paroles alléguées des personnes photographiées : « Si nous étions du PKK, Atatürk le serait aussi ! ». Le reportage a été effectué en février 1996, lorsque le danger d'extension de la guerre autour de Sivas était très fort (Cumhuriyet, « Sivas, ikinci bir Tunceli’ye dönüsmesin », 18 février 1996.)
11H. Schüler, article cité. « Alevi Bildirgesi », Cumhuriyet, 15 mai 1990.
12Sur le contenu de la notion de nation en Turquie, et l'idée de « culture nationale », voir mon livre Espaces et temps de la nation turque, 1997.
13Dans les faits, il existe de véritables interdictions professionnelles (administration et armée notamment).
14 Outre les ouvrages déjà cités de Massicard et Schüler, et l'article de Bozarslan, déjà cités, voir Karin Vorhoff, Zwischen Glaube, Nation und neuer Gemeinschaft : Alevitische Identität in der Türkei der Gegenwart, Berlin, Klaus Schwartz Verlag, 1995, 273 p. (Islamkundische Untersuchungen, Band 184).
15J'emprunte l'orthographe francisée à Irène Melikoff, Hadji Bektach: Un Mythe et ses avatars : Genèse et évolution du soufisme populaire en Turquie, Brill, 1998, 368 p. Pour éviter la confusion, je réserve cette graphie au nom du saint, et la graphie turque moderne, Hacıbektas, au nom du lieu.
16Banlieue ouest d'Istanbul, près de l'aéroport.
17 Ataol Berhamoglu, « Hacıbektas’te devlet ve halk », Cumhuriyet, 18 août 1996.
18Özcan Ercan, article cité, Milliyet, 27 octobre 1997.
19« A single type of cemevi for the Alewites ! », Turkish Daily News, 13 janvier 1998.
20 Voir ce blog intéressant, de Paul Koerbin, en anglais : « Pir Sultan and me », http://koerbin.wordpress.com/
21Illustrant une enquête de Sevinç Yavuz et Murat Inceoglu, « Aleviler ne istiyor ? », Yeni Yüzyıl, 4 mars 1996.
22Hacıbektas-ı Veli Anadolu Kültür Vakfı, Pir Sultan Abdal Dernegi, Hacıbektas-ı Veli Kadın Vakfı selon Zaman, 16 février 1997.